Sélectionner une page

24 heures

VIDANGE – 24 heures d’écriture non-stop

20 juillet 2001 – 11H31 – terrasse de café devant le château de Vincennes

1 – Cela commencerait sur une page blanche. Cela serait écrit à la main. Au début, j’écrirais avec soin, en essayant de former des mots lisibles, en essayant d’espacer mes lignes et de les faire bien rectilignes, bien horizontales sur la feuille.

Cela durerait 24 heures. 24 heures durant lesquelles, seul devant ma feuille, j’écrirais. Un compte à rebours : 24 heures exactement d’écriture, les 24 heures du texte.

Une durée arbitraire, symbolique, suffisante.

Suffisante pour quoi ? Pour réussir cette opération, pour atteindre le but que je me suis fixé, d’opérer une VIDANGE. Il me semble que mon esprit est plein, rempli d’un trop-plein à la fois vital et nuisible. Un trop-plein fait d’idées disparates, d’informations glanées sans ordre, d’années passées à vivre sans pouvoir probablement exprimer tout ce que je contiens. Un trop-plein dont je suis résolu à me débarrasser, que je vais laisser s’écouler, là, sur la feuille blanche qui se présentera.

Pourquoi 24 heures? Parce que c’est long, assez long peut-être pour que la vidange soit réellement complète et que, peut-être, il me reste même du temps pour devoir écrire quelque chose d’autre, quelque chose qui viendrait après l’épuisement.

Le but de cette opération est de me mettre en état d’écrire. Or, pour pouvoir écrire quelque chose de neuf, je ressens le besoin de me vider au préalable. Je vais donc, là, sur cette feuille, vider mon sac pendant 24 heures, sans plan, sans idée préconçue, au fil du stylo.

L’idéal aurait été de réaliser cette opération en une seule session, une session-marathon de 24 heures. Mais j’ai des choses à faire, mais je ne dispose pas de ces 24 heures avant plusieurs jours, et je veux commencer tout de suite. Et puis je ne souhaite pas être de nouveau victime d’un perfectionnisme idiot : « Puisque je n’ai pas 24 heures d’affilée, je renonce au projet ». Cela, c’est terminé.

2 – Entrons dans le vif du sujet. Quel sujet ? Il n’y en a pas. Ni sujet, ni thème, ni thèse, ni intrigue. Y a-t-il un suspense ? Pour moi, certainement puisque je vais probablement, au cours de ces 24 heures, rencontrer des idées que je n’attendais pas. Pour le lecteur, peut-être un peu de curiosité, de savoir où se dirigera le flot.

3 – Un lecteur ? Pourquoi pas ? Un texte est fait pour être lu. Et même s’il est vrai que j’écris pour mon plaisir (de quelle sorte de plaisir s’agit-il ? Il faudra bien en parler), je n’écris pas pour moi. J’écris pour dire quelque chose, et si quelqu’un vient m’écouter, j’en serai forcément touché; Un lecteur improbable, puisqu’il faudrait avoir beaucoup de temps à perdre pour lire le résultat de 24 heures d’écriture ininterrompue. Mais un lecteur possible, un lecteur qui, même s’il ne vient jamais, pourrait exister, si bien que ce texte est un objet conçu en vue d’une sorte de partage.

4 – Plaisir d’écrire ? Pas réellement, même si cela arrive parfois, souvent. Le plaisir d’écrire, chez moi, a été vraiment gâché par la vie professionnelle. La rédaction de rapports, de cahiers des charges, de projets, de compte-rendus, mais aussi la rédaction d’articles et de livres de style pratique, m’ont progressivement fait perdre la dimension inventive de la rédaction. Et avant cela, plus grave encore, le travail universitaire a éteint en moi toute capacité à écrire un texte personnel. C’est peut-être la raison pour laquelle je ressens le besoin d’effectuer un tel marathon : pour écrire, écrire encore, jusqu’à ce que mes réflexes d’écriture professionnelle ou convenue, acquis pendant ces longues années, s’épuisent et disparaissent, laissent la place à quelque chose de nouveau, ou peut-être à quelque chose d’ancien et oublié : la fraîcheur, la sensation d’écrire juste, d’écrire ce qui vient de moi.

5 – Mais quelle importance, au fond ? Pourquoi vouloir écrire ? Probablement en partie à cause du souvenir, du lointain souvenir, qui me rappelle le plaisir que j’ai éprouvé il y a longtemps, lorsque j’écrivais. Certainement, aussi, parce que je devine l’importance et le sérieux de cette activité, parce que j’y soupçonne des enjeux incalculables, la possibilité de franchir quelque chose, de créer, de penser, de formuler quelque chose de juste. Pas quelque chose de nouveau, puisque, on le sait bien, tout est déjà écrit, mais quelque chose de juste. Je vois là un sens musical : tous les guitaristes du monde nouent les mêmes accords, seuls quelques-uns uns jouent vraiment juste, seuls quelques-uns nous apportent quelque chose de plus, qu’on a envie d’écouter et d’écouter encore, des disques qu’on se passe des journées entières, parce que ce sont des disques pour nous, qui font vibrer en nous quelque chose qui ne vibrait pas auparavant. Eh bien un texte doit pouvoir susciter la même chose : il doit créer une vibration, faire prendre conscience au lecteur d’un besoin qu’il a de lire le mot suivant, la ligne suivante, le paragraphe, la page et le chapitre suivants, parce que la vibration mise en place éveille en lui cette sensation.

Et puis il y a un besoin en moi. Un besoin de fraîcheur, un besoin de vide, de simplicité, d’évidence, que, me semble-t-il, seul un texte peut susciter. Écrire un texte, c’est donc mettre en place un dispositif qui corresponde à ce besoin d’évidence.

Enfin, une sorte de frustration, une question lancinante : j’écris depuis toujours, j’écris beaucoup, et je commence de nombreux cahiers de toutes sortes : journaux, notes, essais, récits. J’en tire beaucoup de plaisir, j’y exprime des vibrations qui, lorsque je les relis, me conviennent souvent et me paraissent assez musicales, mais jamais cela ne prend la forme d’un projet abouti : les journaux s’épuisent, les essais s’interrompent, les récits s’arrêtent au bout de quelques jours, de quelques pages, de quelques séances.

Chacun de ces textes reste, ainsi, inachevé. Et c’est pour moi une frustration?

Dans l’absolu, le plaisir d’écrire, l’intensité de la découverte des mots qui viennent sous mon stylo, l’ivresse de la pensée qui va trop vite pour la main, la satisfaction d’avoir « capturé » quelque chose, d’avoir saisi sur le vif quelque chose qui passait à ma portée, dans l’absolu, tout cela, mes textes passés me l’offrent. Mais la satisfaction est incomplète. Il y manque la seconde partie du geste, celle qui suppose le lecteur, qui suppose qu’on offre à celui-ci un texte achevé, une création aboutie, complète et non pas un avorton, un extrait, une coupure de texte.

On prise beaucoup les aphorismes, les textes déstructurés; je crois aux chemins, au parcours, aux textes qui ont un début, un milieu et une fin. Professionnellement, je rédige des encadrés, des fiches, des petites unités de textes, mais même dans ce cadre il s’agit toujours d’un travail construit. Le chemin de fer d’abord, le sommaire ensuite, imposent une structure et une cohérence à ces « textlets ». Ceux-ci ne sont rien pris isolément, ils perdent une grande partie de leur valeur. Le tout, l’ensemble, la structure, est ce qui contient vraiment l’intention.

D’où mon projet, d’où mon envie : écrire enfin des textes personnels qui soient achevés. Puisqu’il s’agit d’une activité de création et que je l’ai comparée à de la musique, poursuivons avec cette image; filons la métaphore : on ne va pas écouter un musicien qui interrompt ses morceaux au milieu. On attend qu’il délivre un « produit fini ». Eh bien je voudrais que mes textes eux-aussi soient des produits finis.

Je me souviens d’un cours de philosophie, donné par Sarah Kofman. Elle étudiait Nietzsche, la Généalogie de la morale. Et on y parlait beaucoup des philosophes et de leur philosophie, de leurs textes qu’ils portent comme on porte un enfant, de la gestation d’un texte de philosophie, qui absorbe une énergie similaire à celle d’une mère. Et on y parlait de l’accouchement, de l’attachement qu’un auteur aura nécessairement pour son texte.

Je crois beaucoup à cette image. Il me suffit de voir l’affection que j’ai pour les chansons que j’ai composées, pour les textes de chansons que j’ai rédigés : ils sont terminés, ils peuvent exister, et comme ces enfants ils mûrissent, ils me surprennent, j’y redécouvre parfois, lorsque je les relis, des vibrations oubliées, et j’en éprouve même parfois de » nouvelles. Ces textes sont musicaux (c’est encore plu nécessaire dans le cas d’une chanson) et achevés. Ce sont mes enfants. Quelles que soient leurs qualités, quels que soient leurs défauts, je me sens lié à ces mots, j’éprouve agréablement et profondément le sentiment d’en être l’auteur. Et, bizarrement, cela n’implique pas le moins du monde un sentiment de propriété. Au contraire : puisqu’ils sont achevés, et bien formés, ils m’échappent. Qu’on les lise, qu’on les chante, qu’on les aime, qu’on les déteste : qu’ils aient une existence propre.

A l’inverse, tous ces textes inachevés qui peuplent mes cahiers et encombrent mes étagères, ceux-là me pèsent. Ils sont à moi et à moi seulement, je ne peux pas les offrir. J’ai de l’affection pour eux mais je les cache, ce sont mes avortons, ils ne sont pas assez forts, pas assez bien membrés pour que je les laisse aller. Je sens là un échec, un gâchis, une frustration. Toute cette gestation, cette pensée, ces pages alignées, ces idées, ces bouts de musique textuelle à jamais enfouis dans mon tas de vieilleries. Enterrés, morts-nés, alors que l’impulsion qui m’avait poussé à les écrire était une envie de donner la vie.

Dans « Blade Runner », il y a un passage très émouvant, où les deux évadés se réfugient chez leur créateur. Dans l’appartement de celui-ci se trouvent nombre de ses robots : des créatures désarticulées, des pantins ludiques mais effrayants, des êtres qui vous regardent, vous adressent la parole parfois, mais irrémédiablement inachevés, bancals, cacophoniques, désordonnés. Des tests, des expériences, des avortons, en aucun cas des oeuvres. Ils ne sortent pas de l’appartement de leur concepteur, et personne ne vient jamais les voir. Après la mort de celui-ci, non seulement ils seront orphelins, mais ils cesseront d’exister, ils seront hors-service. Les évadés, eux, sont achevés, ils sont prêts à aller livrer leur combat.

Je ne veux pas d’une étagère remplie de monstres, je ne veux pas rester stérile. Je veux « enfanter de beaux discours », comme disait Socrate. Des discours bien articulés, avec leurs membres et leurs parties, leur début et leur fin. Je veux que mon souffle donne vie à des êtres textuels bien formés, vivants, prêts à vivre leur vie.

Peu importe la qualité du résultat, peu importe le style, seul compte l’amour que je pourrais leur porter. Je viens d’écrire une phrase, la première, qui ne reflète pas exactement ce que je pense/ressent. J’entends par-là que je souhaite conserver une certaine innocence, garder le plaisir de découvrir, au fil de l’écriture, ce qui vient après. J’ai lu que Guy des Cars n’écrivait ses romans qu’après en avoir bâti le plan détaillé, scène par scène, paragraphe par paragraphe. Cela n’est pas conforme à l’idée que je me fais de cette activité. Je souhaite que cela soit un voyage, une découverte pour moi, que chaque phrase soit écrite comme la dernière, et appelle la suivante.

En même temps, je me rends compte qu’un canevas est ce qui permet de charpenter un texte, comme une grille harmonique permet à un musicien, même lorsqu’il improvise, de structurer son morceau.

Devrais-je, pour débuter, comme lorsqu’on débute en jazz, m’exercer en jouant des « standards? » Aller de « ‘Il était une fois », à « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants? » comme on fait ses gammes ? Faire « tourner les grilles » classiques des genres différents ? Trouver mon style en le confrontant aux grandes formes classiques ? Écrire un polar, une tragédie, un conte, un roman initiatique, une comédie, une saga de science-fiction ? Confronter le flot de mes mots et de mes idées aux grands canevas existants ? Pourquoi pas après tout. Cela aurait certainement des vertus libératrices. Et puis on sait bien que les plus grands auteurs, les plus grands musiciens, puisent leurs idées dans le répertoire, et créent bien souvent du nouveau dans le contexte de schémas préexistants – La sonate, la symphonie, la messe, le sonnet, la tragédie, le dialogue, le traité, le discours, la fable.

Avec le roman, en somme, tout a changé : chaque auteur, en plus de son style, apporte sa manière de voir la structure et le canevas.

Bien sûr, il y a de grandes règles plus ou moins tacites qui font le succès ou l’échec des uns et des autres mais globalement une liberté presque totale est laissée à l’auteur pour structurer sont travail. De plus, le roman est un travail de nature hautement personnelle : il est à la fois censé refléter le talent de son auteur, mais aussi sa personnalité profonde. Il y a dès l’origine du roman d’écrivain tel que je l’ai reçu quelque chose de personnel, d’indécent aussi. L’auteur y est confronté à lui-même, y met la matière de lui-même, s’expose parfois complaisamment. Bien sûr, tous ne font pas cela, et les meilleurs, tout en s’étalant avec cette indécence devenue obligatoire, parviennent à faire autre chose que mettre en valeur leur pauvre petit « moi », mais j’aperçois maintenant que l’erreur que j’ai pu commettre est de me placer dans cette lignée où le roman oeuvre d’art, est aussi une confession, et en même temps un mensonge, une mise en scène, la création non pas d’un texte en tant qu’œuvre mais d’un auteur-artiste.

Je suppose que la plupart des écrivains ont en tête, lorsqu’ils écrivent, tout à fait autre chose que cela, autre chose que ce projet de créer non pas un texte mais un auteur. Et je me rends compte aujourd’hui que je me suis probablement longtemps mépris à e sujet. Ce n’est pas si simple en même temps, et cela ressemble un peu à la question de la poule et de l’œuf : sont-ce les auteurs qui écrivent les textes, ou bien les textes qui font les auteurs ?

Il me semble que l’essentiel doit être ailleurs : enfanter de beaux discours.

En somme, si nous devenons pédants un instant, ces deux premières heures auront tourné autour d’un thème vieux comme le monde : la maïeutique. Bien sûr, Platon est trahi ici, puisque les idées, la vérité importent peu, et que le but est de produire un texte musical, un chant, d’être non pas un philosophe mais un rhapsode, un enfant d’Homère qui charme ses semblables par ses histoires insensées, fausses, dangereuses et subversives. Il s’agit d’être un artiste, de poursuivre l’artifice, l’illusion, l’imaginaire, le simulacre; il s’agit de raconter des histoires pour le plaisir musical qu’elles suscitent et pour le sentiment peut-être illusoire que leur petite musique est un aliment sain, qui nous ouvre peur-être l’esprit, qui nous guérit et nous console, nous rapproche de la vérité, nous dit quelque chose de plus, que nous avons besoin et envie d’entendre. Il s’agit de faire de la littérature, mais les muses ne nous inspirent plus, et mon démon, s’il existe, n’est pas fécond. Il s’agit de créer une oeuvre achevée, d’enfanter un beau discours et pour cela de porter en moi, et surtout de projeter devant moi, sur le papier ou sur un écran, un texte achevé.

Faisons le point, puisque nous commençons à tourner en rond : écrire un texte, c’est comme composer un morceau e musique. C’est vouloir qu’il soit achevé, afin de pouvoir l’offrir au lecteur, afin de ne pas le garder pour soi. Et pour cela, il n’y a pas d’inconvénient à utiliser les canevas classiques existants, pourvu qu’en s’y coulant on garde la capacité à écrire « sur le fil », en découvrant mot après mot, phrase après phrase, le texte qui se produit.

Poursuivons cette opération cette vidange, puisque normalement, en 24 heures, je dois laisser venir tout ce qui s’échappera et, peut-être, voir apparaître sur la fin quelque chose de moins ressassé, moins automatique, plus inattendu pour moi. JE guette le moment où la fraîcheur viendra, où les mots viendront comme de la rosée, pas comme de l’huile ayant trop longtemps stagné dans le moteur.

Évidemment, pour tout écrire, il faudrait plus de 24 heures. Il faudrait écrire chaque seconde, chaque affect, et ses prolongements, et ce que cela apporte d’écrire chaque affect. IL faudrait s’absorber à la tâche non pas un jour et une nuit, ni même mille et une nuits, mais sans relâche et sans interruption. Il faudrait enregistrer chaque souvenir, le récapituler, le laisser se déployer dans la mémoire et sur le papier. Il faudrait raconter comment je me souviens, me semble-t-il, de la « vie » avant ma naissance, de cette attente, réelle ou non. Il faudrait retourner sur les premiers instants de ma vie, déployer une nouvelle fois mes poumons pour la première fois afin de les remplir d’air, pousser une seconde fois mon premier cri. Oui, il faudrait renaître, puisque après tout écrire c’est peut-être cela (toujours la maïeutique, pas loin). Et ensuite il faudrait revivre. Revivre les souvenirs qui se présentent, et aussi ceux qui restent enfouis, qui le resteront probablement. Revivre tout court, c’est à dire aussi vivre différemment, vivre peut-être autre chose, et le consigner, s’en délester là, sur le papier, afin, une fois l’opération terminée, de n’avoir plus rien à dire sur soi, plus rien à dire d’ancien et de mécanique, afin que puisse éclore quelque chose de nouveau, de frais.

Créer. Une page blanche, un stylo, et hop ! La belle histoire. Mais si la page est blanche, le cœur est noir, l’âme est trouble, la pensée incertaine, la plume infidèle. Et le souffle court : 10 pages, parfois plus, parfois même deux ou trois cahiers; jamais un petit texte tout rose qui respire et puisse enfin se passer de moi.

SESSION 2 : 20 juillet 2001 – 14H45 – même terrasse de café

Suis-je le même homme qui se présente au début de cette seconde session ? Y aura-t-il un fil, même ténu, entre les sessions d’écriture ? Parviendrais-je à me rétablir dans l’état d’esprit, la problématique, le ton des deux premières heures. A la limite, cela n’a pas une grande importance, tant que je respecte la seule règle édictée pour ce texte : écrire sans lever le stylo, pendant une durée totale de 24 heures. C’est à dire écrire sans réfléchir, ou plutôt réfléchir tout en écrivant, et mieux écrire pour réfléchir, réfléchir PARCEQUE J’ÉCRIS.

La coupure (pour déjeuner) après cette première séance n’aura pas été anodine. Tout d’abord, j’ai beaucoup réfléchi (sans écrire), sur la lancée de ce que je venais d’écrire (sans réfléchir). Je me trouve donc, 45 minutes plus tard, dans un état d’esprit paradoxal par rapport à la continuité du texte : j’ai interrompu l’écriture, mais pas la réflexion que celle-ci avait déclenchée, et je reprends donc le fil après une interruption pas seulement chronologique, mais aussi mentale. Le raisonnement (si l’on peut appeler cela ainsi) s’est poursuivi sans interruption pendant près d’une heure, et si je reprends le fil de mes pensées, ce n’est pas où je l’ai laissé en posant le stylo, mais bien où il se trouve au moment où je reprends celui-ci. Des phrases se sont donc échappées, des mots qui ne seront jamais écrits, des idées qui ne seront jamais formulées, des rythmes, des chemins que ne parcourra aucun lecteur.

Une assiette de crudité et une bavette échalotes plus tard, je me suis assis à la même table, devant le même tas de feuilles blanches et j’ai repris ce marathon de 24 heures; j’ai repris le même stylo et me suis aventuré dans les deux heures suivantes.

Le vin, qui me monte à la tête, a commencé par m’empêcher d’écrire. Le bras tremblant, les doigts en coton, le cerveau embué, je ne parvenais pas à tracer les premiers mots, puis la mécanique s’est remise en place. J’écris de nouveau sans heurts, même si je reste un peu étourdi par l’alcool.

Surprise de la ligne, du mot qui va venir ensuite. Après le « Ensuite », je n’avais rien de prévu. Le mot « Après » m’est apparu alors que je traçais le « t », et la phrase est venue. D’où donc ? Faut-il accorder une valeur (et laquelle?) à ce texte qui coule sans difficulté ? Faut-il considérer que c’est un texte qui apporte quelque chose ? Et si oui, quoi ?

Au moins le récit d’une expérience. La transcription exacte et non altérée d’un flux de pensée qui se structure au moment même ou il s’écoule.

Mais l’idée de départ, une « vidange », une manière de me débarrasser d’un trop-plein. A-t-elle encore un sens maintenant que s’installe un discours, un thème, une manière d’ordre dans le texte produit ? Suis-je en train de faire de que je pensais faire en commençant d’écrire, il y a trois heures de cela ? Cette question est trop difficile, ou plutôt prématurée. Avançons.

Il y a un artifice à découper ce travail en sessions. On le voit bien : j’ai réfléchi entre les deux sessions et ce que j’écris là n’est pas ce que j’aurais écrit si j’avais décidé de ne pas m’interrompre au cours de ces 24 heures. Il y a bien un texte qui se poursuit, mais il faut une couture entre les deux membres, entre la première et la seconde session. Il ne s’agit pas d’une couture voulue et planifiée par l’auteur, mais d’une circonstance fortuite : j’ai dû terminer ma phrase lorsque mon assiette de crudités est arrivée.

Cela n’a pas que des inconvénients : j’ai eu le temps de méditer sur le fruit de la première session, et de mesurer le chemin parcouru, les portes ouvertes au cours des deux premières heures d’écriture de ce projet. Un chemin qui m’apparaît immense. Un chemin que je n’aurais jamais pensé parcourir en deux heures. Un chemin inattendu aussi. Non pas à cause de la nouveauté des idées déployées – quelques banalités – mais à cause de l’existence de quelque chose comme un résultat concret, quelque chose qui aurait été acquis lors de la rédaction, une fois pour toutes sous cette forme-ci, de ces quelques idées simples. À cause de l’opération toute simple mais inattendue qui consiste à associer ce projet (une vidange) à ces idées-là, à cette veine-là, une veine parmi les milliers de possibilités qui auraient pu se manifester.

J’aurais pu raconter ma vie, commenter mes expériences sexuelles, m’interroger sur mon parcours professionnel, essayer de comprendre le monde qui m’entoure, sonder ma personnalité, dénoncer des injustices qui me révoltent, parler de mes livres préférés, décrire mes meilleurs amis. Au lieu de tout cela, j’ai rédigé un texte qui parle de mes textes. Rien ne m’y obligeait, et le projet (une vidange) n’y inclinait pas particulièrement. Pourtant c’est ça qui est venu en premier. Et pas seulement ça, mais aussi la formulation d’une idée selon laquelle, pour écrire un premier texte qui soit indépendant, articulé, achevé, un premier texte que je puisse proposer à un lecteur, un premier texte qui soit une œuvre (quel que soit le sens qu’on donne à ce mot), il fallait que je me débarrasse, au cours d’un marathon de 24 heures, de tout ce qui vient facilement et automatiquement, de tout de qui est immédiatement « moi ». De tout le matériau qui se présente. Il fallait en somme que je m’évacue, que je me vide, que je fasse venir le vide en moi-même, pour que survienne quelque chose de neuf.

Ne pas utiliser comme matériau les débris qui traînent à ma portée, que je connais trop bien, et qui m’emprisonnent autant qu’ils me constituent. J’aperçois évidemment que c’est une manière de me nier, de m’évacuer, de me congédier, de refuser ce que je suis. Il y a d’ailleurs, sur ma signature, une croix qui vient se superposer à mon nom, comme pour le nier. Une croix qui a toujours gêné les gens qui l’ont remarquée, en particulier Anne.

Je ne suis pourtant pas naïf : je ne prétends pas être capable de m’évacuer totalement pour créer quelque chose de radicalement neuf après m’être élevé au stade où je peux avoir un contact direct avec la Pensée, la Vérité, les Choses en elles-mêmes. Seulement j’aspire à un matériau, même issu de moi, qui me surprenne, me fasse vibrer, me révèle du nouveau?

La métaphore de l’accouchement pourrait devenir embarrassante ici. Je dirais quelque chose comme :

« Je veux enfanter de beaux discours et je veux qu’ils soient purs, je ne veux pas y mêmes des matériaux de basse extraction, des mots faciles, à portée de main depuis si longtemps, je ne veux pas récupérer les débris du vieil homme qui me sert de carcasse, mais polir l’homme neuf qui ne demande qu’à s’exprimer et à naître enfin ».

On en revient d’ailleurs aux textes qui enfantent leur auteur. Dans une grande mesure, je réalise que je souhaite écrire des textes performatifs, des textes qui me transforment et me bouleversent, pas des récits dont je sorte indemne.

Je pourrais me reposer plutôt sur une métaphore culinaire. Je souhaite écrire mes textes avec des ingrédients de premier choix, pas avec de vieux ragoûts qui ont bouilli tant de fois dans mes marmites. Pas avec mes fonds de casseroles.

Je me souviens d’un texte de Derrida (intitulé, je crois, « Feu, la cendre ») où il expliquait qu’écrire, c’est « trouver la veine », comme un mineur trouve un filon, mais aussi comme une seringue qu’on utiliserait pour s’injecter une substance inconnue.

Écrire, dans l’idéal, ce serait un peu comme un travail de savant fou qui teste sur lui-même ses potions et se les injecte Mais on n’est plus le même lorsque la potion agit et qu’on est devenu l’homme invisible.

Ici (bientôt 3 heures !) je ressens la première panne, la première rupture non artificielle de ce projet. Je sens que d’ici quelques lignes je parlerai d’autre chose, mais je ne sais pas encore de quoi il va s’agir. Dois-je intituler cette nouvelle phase « chapitre ? » Dois-je laisser courir le texte ? Puisque le plan s’impose et qu’un texte bien formé est un texte structuré, ne résistons pas au plaisir.

Chapitre 2 – Où l’on va parler d’autre chose

A trois tables de moi, un couple. Ils fument une cigarette tout en buvant un coca. Le type est maghrébin, athlétique, cheveux ras, mine sombre, tenue soigneusement négligée. Ses lunettes noires sur le front, il arbore un regard distant.

La fille, blond vénitien, n’est pas très grande. Elle a un joli visage avec des yeux de biche très maquillés, et porte un pull à grosses mailles qui souligne sa silhouette fine et ses seins, apparemment magnifiques;

Puisqu’ils sont là, à cette terrasse, et que je les ai remarqués (à cause des seins peut-être, puisqu’un autre couple se trouve entre eux et moi, qui ne m’intéresse pas pour l’instant), me voilà en train de les décrire.

Le type mange un sandwich maintenant. Dans un roman, on saurait ce qu’il pense, ce qu’il dit, et comment il est arrivé là. Lorsqu’il mâche son sandwich (de grosses bouchées), les muscles de sa tempe se contractent. Et il utilise sa langue pour récupérer les miettes sur le bord de sa lèvre. La fille, elle, mange quelque chose avec des couverts. Son effort musculaire lorsqu’elle mastique est beaucoup moins spectaculaire, car elle prend de petites bouchées, et son aliment est probablement moins coriace que le sandwich, dont la baguette semble élastique et bourrative. D’ailleurs, ses cheveux teintés cachent la moitié de son visage et on voit beaucoup moins bien les muscles qui se contractent.

Les deux déjeunent sans se regarder. Côte à côte, il leur arrive de s’adresser la parole – des phrases courtes, parfois la bouche pleine – mais leurs yeux vont de leur assiette au paysage et du paysage à leurs assiettes. Un paysage fait de tables en plastique, de cendriers ronds et de chaises en plastique vert, de parasols bleus repliés, un paysage fait de la bouche de la station de métro « Château de Vincennes », et des voitures qui passent et s’arrêtent au feu rouge. Un paysage fait du bruit des moteurs, lancinant lorsque le feu est rouge, éruptif lorsque le passage est libre. Un paysage fait d’un arrêt de bus, d’arbres et d’un ciel plutôt gris (il a plu toute la semaine, mais aujourd’hui on peut rester dehors même s’il n’y a pas de soleil). Et, au loin les bâtiments militaires.

Cet endroit n’est pas anodin pour moi. Il encapsule une partie de mon histoire personnelle.

Tout d’abord parce que le café où je me trouve est voisin de celui où, adolescent, j’allais chaque mercredi manger un sandwich en rentrant de mon match de football. Ensuite, parce que les bâtiments militaires de l’autre côté de la rue sont ceux du centre de sélection où j’ai découvert la vie militaire, en y commençant une PMS, rapidement interrompue.

Il y a ça, et il y a d’autres scènes aussi, d’autres activités, d’autres passages à cet endroit. Il y a le marchand de frites (Jean-Louis) sur le terre-plein entre le château et la caserne, le restaurant, qui fait le coin, où on mangeait si mal (il a changé de propriétaire pour devenir un « petit Bofinger ») et où j’ai tant discuté un soir avec Anne; il y a ce matin, il y a trois semaines environ, où j’ai lu le journal à la même place exactement où je me trouve en ce moment, alors qu’à la place du couple qui ne m’intéresse pas (deux tables à ma gauche) se trouvait une fille très jolie avec un bras dans le plâtre jusqu’à l’épaule et une cicatrice, et qui a attendu une bonne heure un ami avec lequel elle est allée faire du roller (pour la première fois depuis sa chute)

Combien de pages de détails et de réminiscences précises devrais-je couvrir pour partager avec le lecteur l’expérience consistant à écrire ce texte, à cette place précisément d’un café choisi presque au hasard (le plus proche de chez moi qui soit agréable et à proximité d’un kiosque à journaux) ? A quel point devrais-je insister sur la main qui commence à me faire mal après 28 pages de texte? Sur mon dos arrondi et ankylosé ? Sur la langue que je mordille machinalement et sur ma nuque raide ? Devrais-je dire que j’hésite à commander un nouveau café car cela ferait le cinquième depuis ce matin (un double et deux expressos) et que je crains les palpitations ? Dois-je m’attarder sur les idées fugitives qui restent à l’orée de mon champ de conscience ? Idées liées au bois de Vincennes, aux promenades que j’y fais, au jogging et donc aux chaussures de sport, Nike, bleues et jaunes que j’ai achetées il y a deux jours en solde pour la somme de 249 francs et qui se trouvent sur l’escalier de ma cave ? A l’idée que se court en ce moment même une étape du Tour de France dans les Pyrénées ? Que j’ai des coups de fil à donner et des paperasses à régler et du travail à faire et que je n’y arrive pas ? Dois-je être plus évasif ? Croquer la scène en quelques mots? Dois-je même m’intéresser au réel et à ce qui m’entoure? Cela ferait-il une différence pour le lecteur que j’aie prétendu que la terrasse était vide, que le soleil brillait, que l’on entendait les oiseaux chanter dans les arbres tout proches, couvrant les sons feutrés du trafic automobile ? Y aurait-il plus ou moins de musique dans le texte si j’avais raconté par le menu mon expérience de bidasse débutant ? Si j’avais prétendu avoir vécu ici une aventure pleine de suspense? Si j’avais inventé un flirt avec la serveuse de ce café (à quoi bon s’attarder sur le fait qu’il s’agit d’un serveur) ou bien avec une passante? Si j’avais décrit un accident de bus? Cela a-t-il la moindre valeur d’accorder une valeur quelconque à la réalité?

Et la vraisemblance ? Faut-il rester dans les limites de la vraisemblance ? N’ai-je pas le droit de raconter que Madonna vient de s’asseoir en face de moi ? Qu’elle commence à me parler de son prochain album et qu’elle souhaite que je compose une chanson pour elle ? Qu’elle a lu mes textes sur le Web et qu’elle voudrait les chanter ? Qu’elle me cherche depuis quinze jours pour me demander cela, qu’elle est habillée simplement d’un jean et d’une chemise à carreaux, très souriante, aérienne, et qu’elle dégage une odeur de menthe fraîche ? Que ses gardes du corps, postés à côté de sa Limousine noire aux reflets impeccables, sont deux gros noirs vêtus de tuniques métalliques façon Paco Rabanne ?

Et soudain, comme l’avait prédit l’infortuné couturier mystique et visionnaire, une gigantesque boule de feu apparaît dans le ciel avec un peu moins de deux années de retard, et s’abat avec un fracas assourdissant à quelques centaines de mètres de là, tandis que les vitres tout autour de moi volent en éclats et que Madonna perd connaissance après avoir reçu_ sur le coin de la tête un bloc de pierre détaché de notre immeuble ?

Évidemment, cette scène n’a rien de spontané, tous ses ingrédients sont là pour une bonne raison : l’histoire de la comète s’incruste ici par surprise parce que, il y a moins de 48 heures, j’ai promis à une amie prénommée Emmanuelle de lui faire lire mes textes, et le lien entre EMmanuelle et cet endroit est cette histoire de comète, dont nous avons déjà parlé ensemble, et grâce à laquelle elle m’a présenté un de ses bons amis, qui a été pour moi une rencontre importante.

Et Madonna, dont le dernier disque est lié pour Anne à un souvenir pénible, lié à la conversation que nous avons eue un soir dans cette brasserie médiocre à quelques pas d’ici, ne s’est pas invitée dans cette scène par hasard.

Cela a-t-il de l’importance ? Ces matériaux sont intimement liés à mon histoire personnelle, et pourtant ils sont frais, ils sont neufs à mes yeux et vierges de toute utilisation. Comme des spectres ou des revenants, ils me visitent en passant parce que, sans y prendre garde, je les ai éveillés.

Enfouis dans les sédiments de ma mémoire, ces deux éléments sans relation entre eux et sans intérêt deviennent des matériaux que je trouve pour bâtir un texte. Des pépites minuscules qui gisaient là, et lorsque j’ai trouvé la veine, je les ai extraits et sertis dans ma petite scène.

Je ne sais pas si cela fait des textes plus intéressants à lire, mais cela m’approche d’un degré de la fraîcheur et de la nouveauté auxquelles j’aspire.

Et voilà que nous avons passé 4 heures ensemble.

25/7/2001 – Avenue de Paris – Vincennes

Cinq jours sans écrire. Cinq jours avec le temps d’écrire, tout le temps pour écrire mais sans écrire. Cinq jours où toutes les bonnes et les mauvaises raisons pour ne pas écrire farandolent et paradent sans risque d’être contredites.

Que se passe-t-il pendant cinq jours où l’on s » dit que bientôt, dès qu’on se sentira prêt, il faudra s’atteler à la suite ? Y a-t-il un processus caché qui se déclenche et prépare sans que je m’en aperçoive le texte à venir ? Y a-t-il déjà quelque part écrit sur le petit rouleau à l’intérieur de moi le texte des deux prochaines heures, des vingt prochaines heures? Y a-t-il un travail qui s’effectue quand je fais autre chose plutôt que ce qui était prévu ? Ou bien est-ce cette vieille habitude de ne jamais rien terminer, la peur du travail achevé, un travail là aussi inconscient, mais qui se ferait contre, et non plus pour le projet ?

Je n’en saurai jamais rien. Tout ce que je sais c’est que lorsque j’écris un mot, lorsque je trace une lettre, je ne peux plus faire comme si je ne l’avais pas fait. J’avance, et la lettre, puis le mot, viennent s’ajouter aux précédents, et mon stylo, qui ne se repose jamais car telle est la règle du jeu, découvre avec moi, en même temps que moi, la lettre suivante, le mot suivant, la proposition qui vient ensuite.

Je n’ai jamais projeté d’écrire pendant 24 heures autour du thème « J’écris ». Ca m’ennuierait plutôt que l’expérience tourne ainsi. En même temps je ne vois pas bien de quoi cela pourrait parler, puisqu’une vidange est là pour faire sortir tout ce qui encombre le réservoir, tout de qui rend la carburation pénible.

Pénible. Pour la première fois en plus de quatre heures, je me suis arrêté pour chercher un mot. Je pensais « tout ce qui rend la carburation limitée », mais je cherchais un terme mieux approprié. Certainement pas « pénible », d’ailleurs. Et en temps normal, j’aurais probablement cherché encore l’adjectif qui confient, mais là il fallait que je passe à la suite, c’est à dire à cette idée que je suis en train d’écrire, où plutôt à la précédente maintenant, et j’ai donc écrit « pénible » qui était le mot pressenti, le mot en cours d’examen à cet instant précis.

Il faudrait réfléchir sur l’automatisme qui nous fait écrire – ou prononcer- les phrases que nous formulons. Il faudrait savoir comment fonctionne le stock de mots que nous manipulons. Comment la grammaire, les tournures de phrases servent d’aimants, de règles magnétiques sur lesquelles viennent se placer, dans l’ordre prévu, les mots (hésitation utiles/voulus).

J’ignore si ces cinq jours ont été profitables à ce projet d’écriture, mais je sens déjà que la suite sera pénible, que les mots vont venir plus difficilement, et surtout les idées. Jusqu’ici j’ai été surpris de la sensation que tout cela semblait s’organiser, « vouloir dire » quelque chose sans difficulté. Là je sens pointer le cap au-delà duquel le défilement sera moins naturel, plus heurté sans doute. Je sens que

Je ne sens rien au fond.

Faut-il interrompre le jeu lorsque les règles deviennent difficiles ou bien contraignantes? N’est-ce pas là au contraire que cela devient intéressant ? N’est-ce pas précisément pour ces situations que sont faits les règles? (puisque les règles qu’on respecte sans peine et sans contrainte pourraient tout aussi bien n’avoir jamais existé).

Frottons-nous donc aux règles. Toi, lecteur, si ta patience, ta folie ou bien le hasard t’ont mené jusqu’ici, et moi, auteur, machine écrire volontaire pour encore près de vingt heures d’incertitude planifiée.

Parlons de toi, lecteur (lectrice). Que fais-tu là ? Qui t’a demandé de délaisser tes autres activités pour te consacrer à ce dialogue inégal, où tu devras entendre chacune de mes propositions, tandis qu’aucune de tes réponses ne me parviendra ? Qu’as-tu à gagner de cette lecture ? De vues nouvelles ou originales sur la vie, le cosmos, les gens ? Du rêve ? Des idées ? C’est possible mais ça dépend de toi. « On trouve ici ce qu’on y apporte », comme dans une auberge espagnole. Et si tu as tant de richesses à apporter, que pourras-tu prendre ici ? Quel sera ton festin ? Que t’aura-t-il apporté ? Ne ferais-tu pas mieux de poser là ce texte et de t’enfuir? La vie est courte et mon propos est interminable, jamais terminé. Et je suis même incapable de promettre ou d’annoncer le moindre bénéfice à retirer de la lecture de ces pages résultat de 24 heures d’écriture ininterrompue. Je n’ai pas d propos, ni de plan. Pas de sommaire ou d’argumentaire, pas de digest, pas de résumé, pas la moindre idée de l’utilité de tout cela. Quelle situation absurde : j’ai choisi (si l’on peut dire) d’occuper 24 heures de mon existence à la rédaction d’un texte, et te voilà, victime (consentante?) innocente, consommant à ton tour de précieuses minutes de ta brève existence, des instants infinis qui ne reviendront jamais.

Tu perds beaucoup ! Je ne t’ai rien demandé, soit, et du temps s’écoulera avant qu’un professeur d’école contraigne ses élèves à lire ce texte, avant que, les armes à la main, un geôlier improbable organise dans la cour de sa fantastique prison la lecture à haute voix de ces mots pas encore écrits. Du temps s’écoulera avant que tu saches pourquoi j’écris ce que j’écris, et pourquoi tu lis ce que tu lis.

En même temps, lecteur, il ne faut pas m’en vouloir. Il faut plutôt me plaindre, et puisque habituellement le lecteur pense surtout à lui (pourquoi penserais-tu à moi, et même si c’était le cas, serait-ce réellement à moi que tu penses?) je m’en vais composer ci-dessous ma complainte d’auteur.

Euh

En fait, lecteur, j’envie ta place.

C’est peut-être un détail pour toi, mais une fois que tu auras reposé ce texte, je ne saurai rien de ta réponse. Je m’adresse à toi, j’engage le dialogue, et la réponse, ta réponse, celle de chacun des lecteurs possibles, restera inaccessible.

J’écris 24 heures, tu lis une heure ou bien 2 minutes, jusqu’au bout ou non, en commençant par le milieu, en sautant des passages, en suivant les lignes avec ton doigt, en prononçant silencieusement les mots, comme ça ou autrement, une fois ou plusieurs fois, en soulignant ou en surlignant, en écoutant de la musique, en attendant Godot ou le métro. Tu lis, donc, puis tu reposes ce texte, qui t’était destiné et qui, par hasard, t’est parvenu. Et ta voix ne s’élève pas pour me répondre.

Tu as maintenant un degré d’avance sur moi. Tu en sais plus que moi.

Et, probablement, tu t’en fous.

Ce texte, comme tant d’autres, tu l’oublieras. Tu vas l’assimiler, ou le rejeter, puis tu passeras au suivant. Tu vas traiter ainsi (mais comment ferais-tu autrement?) 24 heures de ma vie, comme avant toi j’ai traité tant d’auteurs, consommant distraitement sur un quai de RER ou bien dans mon lit avant de m’endormir une ou deux de leurs pages.

Cette désinvolture, cette liberté, je te les envie, et si je le pouvais je t’épierais tandis que tu parcours ces lignes, puis, une fois le texte reposé, je lirais sur ton visage la silencieuse réponse qui ne me parviendra jamais.

Je commence à me demander si un second livre n’est pas nécessairement la suite d’un premier, une suite hantée par toutes les réponses possibles ou impossibles au premier ouvrage, une suite qui se veut l’étape suivante du dialogue, une manière de reprendre un coup d’avance dans cette discussion jusqu’à ce que, le second livre ayant été lu à son tour, l’auteur souffre à nouveau e l’écho silencieux qu’il est seul à entendre.

Ou, je sais, ça arrive qu’un lecteur parle à un auteur, qu’il lui écrive ou qu’il souhaite le rencontrer. Mais combien de lecteurs, au lieu de s’intéresser à l’auteur, auront l’idée de composer la réponse, leur réponse au texte qui a initié la « conversation » ?

Bah. Passons à autre chose.

A la fin de l’envoi, je ne touche pas.

Ce qui me vient, maintenant, c’est le suspense. L’une des choses que l’on peut offrir au lecteur, pour le satisfaire (mais aussi l’un des pièges qu’on peut lui tendre, pour le captiver), c’est le suspense.

En un sens, il ne peut pas y avoir plus de suspense que dans un texte comme celui-ci, où chaque nouvelle idée, chaque nouvelle session, se présente comme une surprise absolue, dans la formulation qu’elle adopte comme dans le contenu. Il y a donc un suspense, que j’éprouve devant la page blanche. Cela m’étonnerait beaucoup que, une fois les pages noircies, subsiste la moindre trace de ce suspense-ci.

D’ailleurs je l’avoue volontiers, à la longue je ne vibre plus tellement à ce genre de suspense d’intensité constante, qui s’apparente plutôt à une curiosité légère, et en même temps à une tension, au sens où la corde d’un instrument doit être tendue pour résonner, au sens où le fil du funambule doit être tendu. Ainsi, le fil de mes pensées, le fil des mots, est tendu vers la proposition qui suit, et le texte avance ainsi dans le vide, et ma main franchit l’espace, le regard fixé vers la lettre à tracer maintenant.

J’ignore s’il me serait possible de transposer l’expérience avec un ordinateur et un clavier. Il me semble confusément que le manuscrit est une condition de cette tension. La lenteur de l’écriture contient le flux des idées, en limite la vitesse et impose un rythme calme et serein à la progression du discours. Et dans l’écriture à la main, je ne sens pas, je ne vois pas les fautes d’orthographe ou d’étourderie, qui se commettent à mon insu. Sur un clavier, il est possible de taper vite ou lentement, et une sorte de signal subtil m’indique les fautes de frappe. La tentation e relire est forte, elle aussi, et celle de couper, de copier, de coller. De jouer avec le texte. Mais pour jouer avec le texte, il faut que le texte existe au préalable. Il faut un matériau brut à partir duquel élaborer le résultat final : il faut un manuscrit.

Ce n’est pas un débat que je veux lancer, encore moins une opinion tranchée par laquelle je me range dans le camp des « Anti » (PC) contre les « Pro ». C’est juste une constatation : ce marathon est rédigé à la main, sur des feuilles blanches, à la terrasse d’un café.

Il suffit parfois d’énoncer une idée pour en susciter une autre. C’est le cas ici, puisque je viens de décider, plus tard dans la journée, de créer sur mon ordinateur portable une partie de ce texte. Une session de deux heures dont je verrai bien si j’y éprouve quelque chose d’autre.

Il y a quelque chose d’épuisant dans cette activité. Malgré la règle du jeu qui me dispense de tout effort de clarté, de formulation, de présentation, malgré la règle du jeu qui me dispense, si je le souhaite, de tout effort de réflexion, et qui ne me demande rien d’autre que de tenir un stylo tout en surveillant ma montre, je sens un véritable épuisement. Une fatigue, une réticence de mes méninges à poursuivre l’effort, une contraction des mâchoires et des tempes, une crispation du poignet et de l’avant-bras.

Et un épuisement aussi au second sens du terme, comme celui d’un gisement qui s’épuise, dont les ressources se font rares. Une veine que l’on a fini d’exploiter.

Serait-ce l’épuisement, le même qui a mis fin à toutes mes tentatives précédentes d’écriture ? La fatigue mêlée à la sensation que le propos est allé au bout de ce qu’il pouvait donner, et que le reste, la suite, n’est pas réellement nécessaire. Que ce qu’il reste à dire a, d’une certaine manière, déjà été dit, que le lecteur peut aisément compléter le propos, que la seconde partie du texte découle de la première, si bien qu’il n’est pas nécessaire de la rédiger.

Et là, puisqu’il me faut encore écrire de nombreuses heurs, je suis bien obligé de poursuivre, et il me vient l’idée que je suis peut-être à l’instant charnière et que je comprends peut-être aujourd’hui ce que je n’ai jamais compris auparavant.

L’idée est qu’un texte, qu’il soit récit ou essai, journal ou rapport, s’articule comme une équation : deux expressions séparées par le signe « égal ». Un texte terminé est de la forme « a=b ». En somme, il répète deux fois la même chose. Deux fois ou plusieurs fois, car il y a plein de manières de dire la chose : a=b=c=d=e.

Et donc l’idée qui me vient est que tous mes avortons de textes sont inachevés car ils s’interrompent au premier signe d’égalité. Une fois le sujet installé, une fois le problème énoncé (a= ), il reste à résoudre l’équation : à quoi a est-il égal ?

Resté seul, un début d’histoire est égal à n’importe quoi. Il porte en lui un e infinité de possibilités. Il est la matrice de possibles innombrables. Il est inégalable.

Il est aussi bien égal à zéro, puisqu’il n’est égal à rien tant que rien n’a été écrit pour servir de second membre à l’équation.

Il est un problème posé, mais non résolu? Un germe non fécondé, un demi-texte, un brin d’ADN non apparié.

Et donc si j’ai raison, si je suis réellement épuisé parce que je sens que j’ai déjà tout dit, c’est que je suis arrivé au signe fatidique. Au milieu du gué. Au point de l’équation où je dois commencer à résoudre le problème posé.

Ce n’est que si j’effectue ce travail que je saurai à quoi « a » est égal.

Et il me vient l’idée qu’un second livre est peut-être une seconde solution au même problème, une solution plus élégante ou plus aboutie, une variante, ou bien même une réévaluation u problème que l’on envisage un peu différemment. Et il me vient à l’esprit qu’on peut écrire le même livre toute sa vie, répéter à l’infini, ou plutôt inlassablement, une question unique et chatoyante qui nous a un jour captée dans son orbite.

Et je sens que l’activité d’écrire, qui m’absorbe, comme l’activité de lire, qui t’occupe à l’instant, lecteur, se présentent comme des équations, des attracteurs étranges, des problèmes chiffrés qui nous livrent sans cesse de nouvelles solutions, toujours les mêmes mais jamais identiques. Et c’est à point que se termine cette troisième session de deux heures.

21H19

Début de cette quatrième séance. Comme prévu, j’abandonne le stylo pour le clavier. Augmentation de la rapidité ? Certainement. Amélioration des idées ? Modification de la pensée ? Nous verrons.

En tout cas, m’abstenir de revenir sur mes fautes de frappe. Avancer, laisser le texte s’écrire sans intervenir avec un regard extérieur. Me voici à peu près réglé. Reprenons.

Donc, un texte achevé serait un texte dans lequel et par lequel je « résous mon problème », je trouve une (ou plusieurs) solutions à une équation qui m’est apparue dans cette sorte d’état semi-automatique qui correspond à l’impulsion initiale, à l’inspiration des trente premières pages, qui a rempli mes tiroirs depuis l’adolescence. Un texte doit non seulement « poser le problème », « exposer la situation », donner les éléments, mais aussi proposer une solution. Et toute la valeur du travail réside dans la conjonction des deux : un problème intéressant, une solution originale.

Du coup, on peut s’intéresser aux problèmes déjà résolus par d’autres, on peut comprendre qu’Amphytrion 39 n’est pas une idée plus ridicule que « l’histoire qui était cachée dans les replis de ma conscience et que je vais maintenant vous dévoiler au prix d’un terrible effort ». On comprend que, si aucun problème ne surgit, il soit possible de proposer sa solution à un problème déjà existant, déjà posé par un autre. On comprend aussi que, compte tenu du nombre de texte déjà écrits, les problèmes qu’on croit découvrir ont certainement aussi déjà été énoncés ailleurs.

J’aime bien cette formule : écrire c’est résoudre mon problème. C’est me poser un problème et résoudre l’équation ou les équations qu’il contient. Et, comme dans le language Perl, « There is more than one way to do it ».

Mais alors voilà, quel problème ? Quel type de solution ?

Laissons de côté cette question pour le moment, je ne me sens pas d’humeur à l’attaquer.

Chapitre 3

Je pense que maintenant c’est le chapitre 3. Il me semble que je n’ai pas créé de coupure depuis plusieurs heures. Le flot a coulé, et les interruptions n’ont pas été déterminantes, il me semble.

Je reste aveugle à la structure de ce qui s’écrit, et je le resterai jusqu’au bout, même si j’ai vaguement conscience du chemin parcouru. Je m’interdis de relire le début de ce travail. Comme un routier, j’avale le bitume, j’enfile les mots comme des perles sans me retourner.

Il se trouve que, parallèlement à ce travail, j’ai commencé un recensement de mes lectures. Un recensement, un rappel le plus exhaustif possible des lectures effectuées au cours de mon existence. Un texte virtuellement infini, un travail à jamais inachevé mais un moyen de découvrir des tas de choses, de relire des textes et d’en découvrir d’autres, de découvrir également des choses sur moi-même. Tout à l’heure j’ai découvert par exemple que, bien que je ne l’ai jamais formulé auparavant, je n’aime pas « Le petit Prince ». Je suis hostile à ce que contient ce livre. J’ignore pourquoi.

Cela a-t-il un rapport avec mes histoires d’équation ? Est-ce la manière dont le problème est posé puis résolu chez St-Ex qui me déplaisent ? Est-ce le style de démonstration ? Je reconnais pourtant que le texte est simple et plutôt agréable à lire, que l’histoire est limpide et que les dessins sont très réussis. Je ne trouve dans ma mémoire aucun souvenir précis qui me permette d’expliquer l’hostilité que je ressens envers ce livre. Et pourtant l’hostilité est là. Maintenant que je fais le lien entre ce texte-ci et l’autre, que j’écris autour de mes lectures, j’ai envie d’écrire :

« Méfiez-vous : Le Petit Prince est un mensonge ! »

Artifice du clavier : j’avais écrit : « Le Petit Prince est un mensonge », puis tout de suite après je suis revenu en début de ligne pour ajouter : « Méfiez-vous « .

Donc (et parce que j’écris au clavier) : Méfiez-vous ! Le Petit Prince est un mensonge ! Saint-Exupéry vous trompe ! Je ne sais pas comment mais j’en suis certain.

Bon, voilà un problème, au moins pour moi : pourquoi ai-je pensé cela ? Pourquoi en suis-je certain ? Et pourquoi, après cela, ai-je fait le rapprochement avec « Guerre et Paix », pour dire que là, au contraire, j’avais affaire à un livre dont la lecture a correspondu pour moi à une révélation, comme si je repeignais à neuf tout l’intérieur de moi-même. J’ai terminé par « Un petit livre qui me pèse, et un gros livre qui m’allège ».

Voilà un problème posé. Comment résoudre ce problème-ci ?

Avant de m’aventurer plus loin, je pense que je vais devoir relire le Petit Prince. Voilà un essai qui vient de naître, un enquête que je peux mener à bien, et un mystère à élucider.

Nous sommes loin de mon idée initiale de l’équation à résoudre. Au début, je voulais simplement dire que les avortons de texte qui peuplent mes tiroirs sont des débuts d’histoires, des amorces, des situations de départ, des personnages en attente d’une suite, et que, après quelques heures d’écriture, je me sens incapable de poursuivre, de donner vie à la suite. Et je me demande simplement si cette incapacité à aller plus loin que le début est un simple manque de souffle. Si ce n’est pas parce que, une fois la situation campée, il est difficile et déchirant de choisir, parmi les suites possibles, celle qui me conviendra le plus. Car aucune suite possible ne me convient plus que d’autres. Parce Que j’aime à penser que le lecteur, à ce stade de la lecture, est capable de terminer tout seul le travail.

D’ailleurs, lorsqu’il nous arrive de lire des romans inachevés, y a-t-il une frustration ? Pas vraiment, pas toujours. Le texte est incomplet mais la pensée le complète, l’achève sans qu’on ait à le lui demander. Elle a besoin de formes déterminées, elle voit le tout là où on lui présente la partie.

Bref, cette histoire d’équation, c’était pour m’encourager à poursuivre. Puisque cette aventure a plutôt bien commencé, il ne faut pas qu’elle s’achève comme toutes les autres. Il faut que le texte avance, il faut qu’une fin en sorte, il faut que ce labyrinthe de pensées ait un sens, une entrée et une sortie, et que le cheminement ait un aboutissement.

Il faut que le résultat soit articulé, ait tous ses membres, que le monstre soit présentable.

Même purge, même vidange, même sans objet préconçu ni utilité définie, même sans discours, sans argumentaire pour se défendre, ce texte enfant naturel de ma main et de mon clavier, de mon flux d’idées et de l’ambiance particulière de ces quelques journées de juillet où je n’ai rien à faire, même avec tous ces handicaps, ce texte doit aller à son terme.

Lecteur. Où es-tu ? J’ai pensé à toi depuis la session précédente. Figure toi que je lisais un livre (eh oui) sur la psychanalyse, et une idée m’est venue. L’auteur parlait du transfert qui s’opère au cours de la cure entre le patient et l’analyste. Il montrait bien que le transfert s’opère de toute manière, même en dehors de tout contexte analytique, et que la particularité de l’analyse est de mettre à profit ce mécanisme pour en dévoiler la dynamique. Alors voilà, je me suis dit que toi et moi aussi, c’est une histoire de transfert. Pas un dialogue, une relation bien plus complexe, où ce n’est pas ce que tu me dis qui compte, mais bien ce que je ressens de toi. Ce que je m’approprie de toi en imaginant que tu existes. C’est ton existence qui suscite le texte, mais tu n’y es pour rien. Seule ta présence compte. Et encore, une présence virtuelle (ne rit-on pas souvent d’histoires où le psychanalyste est endormi ou bien en train de rédiger son courrier pendant que le patient se remémore les moments pénibles de son existence ? Ne rit-on pas du fait que, en caricaturant, l’analyse marcherait aussi bien si l’analyste n’écoutait pas et n’entendait pas les propos tenus par le patient ?).

Bref voilà c’est tout. Ce texte est un transfert, et ta conscience le t-shirt sur lequel s’imprimera une trace de ce transfert. Et, au fil des lavages, le transfert s’estompera. Quant à moi, je vais si tout cela est vrai t’aimer puis te haïr, te désirer et faire tourner autour de toi tout un réseau de sentiments et d’investissements divers et variés, qui tisseront la nature de notre relation.

Évidemment, c’est plus riche que l’idée du simple dialogue. C’est aussi pas tellement plus original. Mais ce n’est pas cela qui me vient à l’esprit. Ce qui me semble, là, en repensant à tout ce que j’ai pu écrire au cours des heures précédentes, c’est que je fonctionne toujours par analogie, par métaphore : un texte est un bébé, une musique que l’on doit composer, puis une communication, un transfert, une équation, un problème, un organisme, bref, des tas de choses qu’il n’est pas et auquel je le compare faute de mieux.

Au fond, un texte est un texte. Je veux dire des lettres, là, assemblées, et un sens qui se construit avec ces lettres. Peu importe la provenance de ce sens, peu importe le mode de construction. C’est comme… Non, pas d’images. Pas de soutien visuel ou conceptuel pour une fois. Trop facile, trompeur. Perte de temps, détour. Utile au début, mais maintenant dépouillons-nous un peu.

21H55… L’horloge au coin de mon écran m’indique précisément le temps passé depuis le début de la session. Je suis en train d’écrire la ligne 188 de ce texte, qui s’insère dans un texte plus long écrit à la main. 7648 caractères dans un peu plus de 1800 mots. Un chiffre qui représente un peu plus de 5 feuillets journalistiques. Écrits en 40 minutes environ, soit un peu moins de 10 minutes par feuillet.

Je suis curieux malgré tout de savoir si c’est un volume supérieur à celui que je « produis » à la main. Je suis curieux de coller les deux textes, le texte manuscrit et le texte informatique, pour essayer de déceler une coupure, un changement de ton. Je suis curieux de mesurer la distance. Car en effet il me semble que cela fonctionne de la même manière : un flux de pensée qui précède de quelques lettres, de quelques mots, le flux propre du texte, un rythme de frappe qui limite la vitesse du flux de pensée.

Comme je l’avais indiqué ce matin, la vraie différence réside dans la correction des fautes de frappe. Je ne parviens pas à m’abstenir de les corriger au fur et à mesure, lorsque je les aperçois, ce qui interrompt le mouvement vers l’avant. C’est beaucoup plus fatiguant. Au lieu d’un mouvement lent et continu, je dois plier ma pensée à ces brusques arrêts, à ces retours en arrière fréquents (2 ou 3 par ligne, environ) qui sont autant de chocs minuscules. Il me semble qu’à la longue, quelque chose doit se fissurer si je m’impose cette manière de faire. Comme si ma boîte crânienne contenait un vase d’argile qui craint les vibrations intempestives de ce va-et-vient entre les lettres d’avant et celles d’après.

Pour le coup je m’épuise une nouvelle fois. Pas comme si j’atteignais le signe = de l’équation, mais comme quelqu’un qui a faim, qui n’a pas pensé à dîner et qui se retrouve, à 22H03 avec une grande envie de manger. Pour le coup c’est le retour de la réalité dans ce texte, le retour de l’environnement, la vie réelle qui s’impose et qui laisse sa trace dans l’œuvre (n’ayons pas peur des mots, il ne manquerait plus que ça).

C’est donc au mépris de toutes les règles jusqu’ici établies que cette séance s’interrompt, à 22H05, avant qu’une heure se soit écoulée.

26/5 – 17 h – Le Rond-point, Bd de Ménilmontant

Je pense à une enquête policière. Je pense à « L’emploi du temps », de Michel Butor, un roman qui n’est pas policier mais parle d’enquête policière. Il y est dit que l’assassin délivre un message. Par son meurtre, il « dit » quelque chose, et l’enquêteur, pour découvrir la vérité, doit déchiffrer le sens de ce message. L’assassin comme écrivain, et le livre comme décryptage du message original contenu dans le meurtre. Même si les deux textes ne sont pas placés strictement l’un après l’autre, même si le lecteur découvre souvent le crime en même temps que l’enquêteur, le roman policier contient donc bien, en puissance, les deux livres dont je parlais hier. Tout se passe, dans l’idéal, comme un épisode de Colombo : premier acte, l’assassin pose le problème, le premier membre de l’équation dont il sera l’inconnue. On note, au passage, que pour le spectateur (télé spectateur), l’inconnue de l’équation est bien connu : nous avons assisté à la scène, nous savons qui a tué. Second acte : le lieutenant Columbo entre en scène. Et alors ce qui se déroule n’est rien d’autre qu’une reconstitution de ce que nous avons déjà vu. Regarder un épisode de Columbo, c’est donc assister deux fois à la même scène.

Parfois – souvent, et pas seulement dans les romans policiers – la première scène est escamotée. Elle ne sera révélée qu’à la fin (c’est Agatha Christie, le crime de l’Orient Express, ou, mieux encore, 10 petits nègres, où l’on apprend la vérité une fois que tous sont morts, une fois que chacune des victimes, par la manière dont elle est morte, a revécu la scène originale qui l’a amenée sur cette île, et donc dans ce roman).

Changeons de sujet avant de nous égarer sur le chemin de l’éternel retour. Après tout, il n’y a ici rien à démontrer, rien à conclure, aucune promesse à tenir. Ce texte ne se propose rien d’autre que d’exister après avoir été écrit, et ici l’escamotage d’un sujet ne change rien à l’enjeu.

Je ne pense à rien de précis pour l’instant. Je sens que, pour une fois, ma main flotte en avant de mon esprit, que celui-ci reste vacant, ouvert à ce qui pourra advenir dans les pages à venir, mais qu’il n’est pas d’humeur à imprimer son rythme. Pas d’humeur à se concentrer, plutôt d’humeur à lire, à absorber, à se laisser guider.

Levons-donc la tête et observons. Au premier plan, mon téléphone, posé à côté d’une bouteille et d’un verre de Perrier où il ne reste que la rondelle de citron. Boisson de chaleur. Sensation de chaleur. Journée de forte chaleur. Tout à l’heure, dans la librairie, je transpirais à grosses gouttes. Et là encore, pourtant à l’ombre et pourtant désaltéré, je ne suis pas calme et je ressens la tension de la ville accablée de chaleur. Je suis attentif aux idées parasites qui ralentissent mon écriture, qui heurtent le rythme, qui reflètent ce sentiment. UNREST.

Chapitre x de l’équation

« Les civilisations mégalithiques aujourd’hui disparues fascinent à juste titre nos contemporains. Le mystère de leurs origines qui se perdent dans la nuit des temps, la coloration mystique qui entoure leurs étonnantes réalisations, la tradition poétique des bardes et des clans qui perpétuent leur lignée, la beauté sauvage des sites où l’on peut admirer les vestiges de leur existence, et le symbolisme incertain des alignements, tumulus et autres amas de pierre qu’ils nous ont légués, tout cela ajoute au charme intrinsèque des discours que l’on peut tenir sur cette civilisation, une aura de mystère dont se délectent les esprits curieux et inassouvis de l’homme de la rue et de sa compagne.

Unidimensionnelle, la vie moderne vouée au travail et à la poursuite du confort matériel dans le cadre – de moins en moins réalisé mais toujours idéalisé – de la famille nucléaire, la vie moderne, donc, n’est pas faite pour satisfaire les aspirations profondes des millions d’êtres humains qui s’entassent dans nos métropoles polluées et tentaculaires ».

Excédé par tant de platitudes, Jean-Claude éteignit le téléviseur.

« En tout cas, ce ne sont pas leurs reportages débiles qui m’aideront à réaliser mes aspirations ».

Restée silencieuse au fond du canapé, Marie-jeanne aurait bien voulu regarder la suite du programme, au moins tandis qu’elle terminait son paquet de chips. Mais elle n’en laissa rien paraître : elle venait d’acheter « femme soumise », le nouvel ouvrage de Jane Grey, et était bien déterminée à prendre sur elle pour assurer le bonheur et la pérennité de son couple.

Steve releva la tête de sa table de travail « Non, ça ne va pas ». Et il déchira la feuille de papier qu’il venait de noircir. Jean-Claude, Marie-jeanne, ça ne va pas. Et puis mon histoire de couple ça ne marchera jamais. Comme tant d’autres fois, Steve ne parvenait pas à écrire son roman. Il éprouvait le même blocage, après une trentaine de pages et ne trouvait pas le moyen de continuer.

« Un écrivain raté, je suis un écrivain raté », se disait-il à chaque fois. Et puis il abandonnait le projet et reprenait sa vie de tous les jours.

« Tu vas ennuyer le lecteur avec tes histoires d’écrivain raté. Ca fait déjà cinq romans que tu écris avec un écrivain raté comme personnage principal. Tu devrais t’intéresser à autre chose ».

Bruno sourit.

« Tu as raison. Sortons dîner. Ensuite je commencerai un roman pornographique sans écrivain ni lecteur. Rien que des chattes et des bites et des nichons et pas la moindre trace d’écrivain raté. Tu veux dîner à l’italien ? »

Armand se leva et se dirigea vers le tableau. Il continuait de lire silencieusement le texte qu’il venait de citer à haute voix.

« Nous avons là quatre niveaux d’emboîtement du récit. Et on voit bien que le procédé peut s’étendre à l’infini. Tout l’art consiste, pour l’écrivain, à récupérer les fils pour terminer, au niveau correct de narration, chacun des récits qu’il a commencés. Le principe des récits emboîtés (les Mille et une Nuits, Jacques le Fataliste) obéit à une seule règle : tout ce qui est ouvert doit être refermé, et il faut veiller à ne fermer un niveau qu’après avoir fermé soigneusement tous les niveaux inférieurs.

Bien entendu, si les niveaux s’enchaînent trop rapidement, le lecteur finira par se perdre, et l’auteur, à la faveur de cette confusion, peut alors essayer de créer un emboîtement volontairement faux. Créer, un peu à la manière des gravures de M.C.Escher, une histoire impossible, une « illusion », équivalent textuel des illusions d’optique »

Cinq scènes qui se suivent. Juxtaposées, et qui peuvent se lire comme emboîtées. Pas des scènes rédigées; pas des scènes exposées, peut-être des scènes incompréhensibles sauf pour moi qui ai vu les images défiler dans ma tête. Une écriture ludique, un travail d’explosion, un billard à cinq bandes où des personnages jamais réels émergent au détour d’une phrase, prenant la place de personnages tout aussi vraisemblables mais moins réels qu’eux puisqu’ils se situent un degré plus loin de la réalité.

Je ne sais pas pourquoi je me suis mis à écrire subitement ce qui précède, mais je connais bien le sujet. J’y ai souvent et longtemps pensé. En mettant en scène un texte et son lecteur, l’auteur peut ainsi faire vivre non pas un texte, mais aussi la vie créée par ce texte, qui occupe alors le niveau supérieur.

J’ai conscience que la phrase qui précède est incompréhensible. Il va falloir prendre plus de temps.

Donc, nous avons un récit.

A l’intérieur de ce récit, intervient un autre récit. Lié ou non au premier. Ce peut-être une lettre, un extrait de journal, un discours, un long témoignage, un document.

Lorsque nous, lecteur, avons pris connaissance du document en question, nous nous retrouvons un instant dans la même situation que les personnages du récit : nous sommes, au même titre qu’eux, des lecteurs.

Ce mécanisme de mise en abyme d’un document, qui facilite l’identification, est une construction, un procédé que je trouve très effectif.

La limite supérieure de ce procédé consiste à remonter d’une manière ou d’une autre au lecteur réel, toi, moi, afin de l’englober dans le récit et de faire naître le soupçon qu’il est lui aussi entre les mains d’un lecteur, sous le regard d’un autre qui se passionne pour son histoire.

L’auteur, quant à lui, se situe logiquement au niveau suprême, mais toute surprise est possible puisque sa toute-puissance, évidemment, lui permet tout.

Et puis peut-on considérer que l’auteur qui enfanta Shéhérazade enfanta également chacune des histoires de celle-ci ? La voix n’est-elle pas celle de Shéhérazade ? L’auteur, lui, ne risquait pas sa vie et n’avait pas un sultan à séduire. Il n’était peut-être pas une femme, probablement pas, et il n’était probablement pas seul. Et puisqu’il a probablement repris, pour les mettre dans la bouche de la princesse, des histoires qu’il avait lui-même entendues, en quoi peut-il se prétendre auteur ?

Ce que j’aime dans tout ça : l’auteur en chair et en os des lignes tracées sur le papier n’est pas toujours le véritable auteur. Il n’est que le scribe, celui qui consigne les propos entendus, les histoires qu’on lui a racontées, les récits que lui dicte sa muse, ou son inspiration, ou son démon intérieur.

Plus il met en scène son texte au moyen d’un édifice compliqué fait de niveaux et de récits emboîtés, plus l’auteur met en évidence la modestie de sa contribution à l’œuvre. Plus il fait apparaître son impuissance à être autre chose que le narrateur d’une scène qui se déroule sous son stylo parce qu’elle lui est dictée par une voix intérieure ou extérieure. Il ne fait rien d’autre que prendre sous la dictée, tel Saint-Jean, la version de l’histoire qui s’impose à lui.

Puisque Saint-Jean apparaît ici, mentionnons la dimension romanesque géniale des Évangiles : quatre fois la même histoire ! Et une histoire annoncée encore. Annoncée dans la première partie du roman.

Et quand on écrit à la première personne, bien sûr, on sait bien que « Je » est un autre et que seule cette distance crée un espace pour un texte.

Renoncer à être l’auteur, lâcher prise, savoir capter une voix, d’où qu’elle vienne, et l’amplifier, puis ne plus perdre le fil.

Qu’est-ce que je fais ici ? A ce stade, il me semble que le travail de ce texte est d’explorer des gestes possibles, des gestes pas toujours faciles à relier les uns aux autres (aucune importance d’ailleurs). Des gestes d’écriture, et la description de l’espace dans lequel ils s’inscrivent. Il me semble que j’élucide, que je dévoile à moi-même une gestuelle, une gymnastique de l’écriture, une discipline sportive qui cherche à parler d’elle au sein de ce marathon d’écriture, de ces 24 heures de l’Est parisien (pour le moment).

La question qui semble se faire jour serait : « par quels gestes le texte se dépose-t-il sur le papier ? » Une question, plusieurs réponses, plusieurs solutions, plusieurs métaphores, et en même temps ce paradoxe : à cette question, aucune réponse n’est plus efficace que la monotonie des heures qui passent, attablé avec un stylo dans la main.

Toutes les lignes qui précèdent sont peut-être finalement et simplement des mauvaises réponses à la question que je me pose depuis si longtemps et pour laquelle il existe une réponse toute simple, d’une efficacité totale : pour écrire, il suffit de se mettre à une table et d’écrire.

En ce sens, je vois que c’est peut-être bien une vidange, finalement, qui s’opère : évacuer la question et ses réponses.

Il n’est pas l’heure de conclure, pourtant : cette session doit encore durer (10 minutes), et ce texte doit encore durer, lui aussi (un peu plus de 15 heures) : nous en sommes au tiers. Nous verrons bien ce qu’il reste à vidanger.

En attendant, tout de même, j’offre ces dix dernières minutes (devenues 7) à l’ultime session, celle qui tiendra lieu de conclusion et qui est déjà riche des quinze minutes inutilisées hier, au clavier de mon ordinateur.

27/7/2001 – Saint-Mandé

Aujourd’hui, je compte me poser la question de l’endurance : il reste plus de 15 heures pour terminer l’expérience, et je voudrais avoir terminé demain soir, c’est le délai que je m’étais fixé. 24 heures d’écriture en une semaine, ça ne me paraît pas exagéré.

Je me fixe donc pour but d’écrire, aujourd’hui, 8 heures si possible. Considérant l’épuisement qui survient généralement après 2 heures seulement, je m’interroge sur la simple possibilité de faire venir des phrases sous mon stylo, sur l’épuisement de mon poignet droit, sur les distractions qui ne manqueront pas de me détourner de l’objectif. J’anticipe déjà le manque de papier, la soif, la chaleur, l’envie de me dégourdir les jambes, de manger quelque chose, de faire mon yoga.

8 heures d’écriture, cela signifie : jusqu’à 19H30, sans interruption. Voyons cela.

Question du jour, pour commencer : comment passer d’un texte d’idées à un texte de littérature ? Un texte d’idées est facile : les idées sont là, dans la tête. Un texte d’idées ayant une certaine valeur, c’est autre chose : il faut que les idées en question reposent sur une expérience réelle, sur une vision claire et une interprétation valable de cette expérience. Il faut que les idées exprimées élaborent leur construction à partir d’un matériau de base (toute connaissance débute avec l’expérience, disait l’autre). Il faut aussi (ce n’est pas obligatoire mais c’est tout de même plus intéressant) que les idées soient originales. Il faut, pour qu’un texte contenant des idées ait une certaine valeur, que les idées exprimées soient comparées, au moins implicitement, à celle des autres penseurs qui ont écrit sur le sujet.

Mettons que je réfléchisse seul, dans mon coin. Je pense à un sujet et j’écris selon les idées qui me viennent. Supposons :

« Le type assis à côté de moi est noir. C’est tout de même étrange que des hommes de races différentes vivent ensemble comme s’ils étaient identiques. Je me demande d’où viennent ces différences. Sommes-nous vraiment comparables, les blancs, les noirs, les chinois et les autres? N’est-ce pas parce que certains intellectuels essayent de nous faire croire que toutes les races se valent, qu’il y a tous ces problèmes avec le racisme et la violence ? »

Exemple pitoyable – je rappelle au lecteur que je suis censé ne pas m’arrêter d’écrire, ne pas réfléchir, mais écrire les choses comme elles viennent. Exemple pitoyable dont l’auteur est peut-être sincère (je pense malheureusement que chez certaines personnes le niveau des idées ne dépasse guère celui de l’exemple précédent. Il suffit pour m’en convaincre de relire la lettre anonyme que j’ai reçue hier, de la part de voisins excédés de la « musique de nègres » que je joue au piano). L’auteur est sincère, et les idées sont les siennes (hélas !). Le texte est donc là. Est-il publiable ? Est-il valable ? Tout ce qui peut arriver, c’est que l’auteur expose ainsi sa bêtise, son ignorance, l’absence de réflexion totale dont il a fait preuve, l’absence même de souci de s’informer pour trouver la réponse à ses questions.

En somme, pour aller directement à la conclusion, un texte d’idées ne peut que s’appuyer sur d’autres idées, sur d’autres auteurs. Il ne peut que chercher à aller plus loin, apporter de nouveaux éclairages à un sujet sur lequel d’autres ont déjà pensé avant l’auteur.

Dans un essai, l’auteur dialogue autant avec son lecteur qu’avec les autres auteurs qui l’ont précédé. Un texte écrit pour soi-même, où l’on dialogue avec soi-même, avec ses idées, ses sentiments, ses préjugés, n’est pas un essai. Ce peut être un journal ou un cahier d’idées, un premier défrichement de questions qu’on pressent vaguement et qu’on va s’efforcer de formuler clairement, une mise en ordre des ses propres idées. Et le fait de s’adresser à un lecteur, de le prendre à témoin de ces divagations est une démarche étrange, prématurée. Une démarche ridicule puisque, droit sorties de l’esprit, les idées qui sont couchées là n’ont pas subi le travail d’élaboration et de comparaison qui convient.

Ce travail, écriture au fil des pensées, ne doit pas être lu comme un essai. En aucun cas. Te voilà prévenu, lecteur. Et si, en mon for intérieur, encore sous l’effet de l’impression laissée par l’acte d’écrire, je suis satisfait du résultat présent, cet attachement n’est légitime que comme un attachement au geste (écrire), à l’effort (24 heures), à l’exercice (sans réfléchir), mais pas comme un attachement aux idées exprimées, même si la poursuit du projet et l’entretien d’une certaine dynamique dans le rythme de l’écriture ne pourraient se passer totalement d’une certaine dose d’autosatisfaction intellectuelle.

Le produit brut de cet exercice, qui ne sera pas modifié car cela reviendrait à dénaturer l’exercice, ne peut être pris que sous un angle expérimental : comment une pensée individuelle erre, s’exprime, réagit, s’accroche à certains thèmes plutôt qu’à d’autres, lorsqu’elle est soumise aux conditions d’un exercice consistant à rédiger un texte en flux continu d’une durée totale de 24 heures.

S’il y a dans tout cela des idées qui te conviennent, tant mieux, ou bien tant pis : prends-les, fais-les tiennes et fais-en l’usage que tu voudras, mais ne cherche pas à me les attribuer.

S’il y a là dedans des idées qui me conviennent, à moi de les élaborer, de les comparer, de les évaluer, et d’en estimer la pertinence, avant de les revendiquer si je le désire.

Je suis aujourd’hui comme à la chasse aux papillons, avec mon épuisette dans les champs, fourrant dans mon grand sac tout ce qui bouge et vole parmi les fleurs. Et toi, tu m’accompagnes, tu me regardes capturer ces légers volatiles. Si tu es de bonne humeur, tu te prends au jeu et tu poursuis ta lecture. Autrement, tu poses ce texte et retournes à ton existence. Peut-être, chasser les papillons à ton tour.

Il en va de la chasse aux papillons comme de nombreux loisirs : le danger n’est pas loin; l’ennui guette, tapi dans l’ombre; la joie de montre et se dérobe sans cesse si bien qu’on la poursuit sans relâche. Et le chaos, lui, est déjà là, bien installé au cœur de la chose.

On dit souvent que le battement d’aile d’un papillon au Mexique est capable d’engendrer, quelques heures plus tard et quelques tourbillons plus loin, un ouragan sur la place Rouge, à Pékin. C’est ainsi que certains auteurs exposent simplement (croient-ils) et en tout cas très partiellement la très à la mode théorie du chaos. On omet généralement de dire que ce genre de réaction en chaîne n’est pas la règle, et que la presque totalité des battements d’aile ne sont que des battements d’aile.

Eh bien les idées que j’attrape au vol et que je mets dans ma besace, ces battements d’ailes que j’ajoute à ma collection, sont eux-aussi presque tous inoffensifs. Ils resteront là, comme des spécimens, cloués dans les lignes de ce texte sinueux, et comme dans un muséum poussiéreux un visiteur plus curieux ou plus désœuvré que les autres viendra peut-être, une fois de temps en temps, les contempler.

D’autres papillons que j’attrape sont peut-être des bêtes féroces, des cyclones, des tourbillons orageux qui risquent de m’engloutir et de t’engloutir aussi, lecteur, avec moi. C’est une vraie question de savoir comment on reconnaît les spécimens inoffensifs de ceux qu’il faut manier avec précaution. J’ai déjà des choses à dire là dessus, mais il me faut d’abord déjeuner. Nous avons encore 7 heures aujourd’hui pour enrichir notre collection.

Continuons à papillonner, toi et moi.

Cette pause, malgré tout consacrée à réfléchir sur la suite de ce texte, n’a pas été sans effet. Une balance m’est apparue. Une sorte d’axe que je parcours depuis longtemps et qui affleure aussi dans ce texte. Voici comment je pourrais le formuler : quand je trouve de bonnes raisons d’écrire, il me semble difficile de trouver de lire de bonnes raisons de lire le résultat de ce qui a été écrit. En revanche si je m’attarde aux bonnes raisons que j’ai de lire, j’ai souvent très peu envie de rédiger moi-même les textes qui correspondent à cette envie, ou alors je m’en sens très peu capable.

En effet, le plaisir d’écrire ne va pas pour moi sans une certaine complaisance, une tendance à suivre mes impulsions, mes humeurs, à revenir cent fois sur les mêmes sujets. L’écriture me porte, me berce, me réconforte. J’élève la voix en direction d’un lecteur hypothétique, mais je cherche aussi – et surtour – le bénéfice immédiat d’avoir mis de l’ordre dans les images ou les pensées qui se présentent à moi, le soulagement d’avoir canalisé sur le papier une quantité d’énergie que je peux, en me relisant ultérieurement, mobiliser ou évoquer à nouveau. L’écriture terminée, la tension déchargée, un calme s’installe, parfois une certaine hébétude. La parallèle avec la satisfaction sexuelle ne m’a jamais échappé. Et en matière de textes, on pourrait dire que je suis volage. Je collectionne les textes, les coïts rapides, les petites parties de baise, les satisfactions intenses et immédiates, les éjaculations précoces. Cela peut donner des résultats que j’admire encore, lorsqu’une dose d’énergie plus importante que d’autres vient se projeter, en quelques lignes, dans un texte de chanson. Mais une fois un sujet défloré, mon interêt retombe et la relation entre le texte et moi ne va pas jusqu’au bout.

Plaisir égoïste donc, curiosité personnelle, zapping, instabilité foncière, besoin compulsif de passer d’un sujet à l’autre, de rester à la surface. Plaisir de voyeur, presque. Je me complais dans l’espace de tous les textes possibles plutôt que dans le travail suivi et persévérant sur l’un d’entre eux. De la même manière mes lectures sont éclectiques, variées, rapides, souvent inachevées. Mes achats de livres, fréquents (quasi-quotidiens) et incontrôlables alimentent sans cesse ma collection, remplissent mes étagères. Là aussi je papillonne, et j’achète des livres comme on capture des spécimens, comme on fait une bonne prise. Je ne rentre presque jamais bredouille.

Chasseur de livres, chasseur d’idées, auteur volage qui butine les textes comme Casanova butinait les femmes.

Voilà pour le mouvement d’écrire. Et maintenant le second plateau de la balance : quel lecteur pour ces petites orgies ? Pour ces branlettes sans suite ni enchaînement ? Quel traitement monsieur le sexologue/textoloque pour éjaculer « Guerre et Paix » (« plutôt que ces textes guère épais », était l’idée initiale pour cette phrase…)

Comme les idées s’enchaînent. Je me souviens de ce passage dans « Qu’est ce que la philosophie ? » de Deleuze et Guattari, où il est clairement expliqué que le philosophe ne « dit » pas la vérité. Il se contente d’y prétendre. Je crois que j’ai déjà parlé de ça un peu plus tôt. Or donc voilà, comment être un prétendant valable ? Un amant énergique ? Comment offrir au lecteur un orgasme simultané ?

Loin d’être facile question.

Comment transformer mon plaisir en manière de donner du plaisir ? Comment créer une rencontre explosive entre l’objet (texte) et son but (lecteur) ?

Quelle formule pour cette union des contraires ?

J’ai laissé en surplus, beaucoup plus tôt, une distinction entre le texte d’idées et le texte littéraire, puis nous avons disgressé. Nous avons parlé du texte d’idées, puis nous sommes égarés, alors que dans mon idée c’est bien sûr du texte littéraire qu’il fallait parler. Pourquoi ça ? Parce que le texte littéraire, ce ne sont pas des idées, c’est un récit : des choses, des gens, des lieux, des paroles, des tas de trucs tirés généralement du monde réel qu’on met en scène de manière à fictionner.

Première erreur – trop simple : prétendre que les idées sont dans la tête tandis que le réel est là, tout autour de nous. Il n’y a rien de plus inexact. Le réel est évidemment à l’intérieur de nous. Il se construit à partir de ce qui nous entoure, mais s’élabore dans notre esprit, se recompose sans cesse, se compose de perceptions « justes » tout autant que d’illusions, d’approximations, d’erreurs, de croyances et d’oublis. D’informations qui nous ont été rapportées aussi, de récits tout aussi faux que nos impressions, d’intuitions. Comme on dit depuis Korszybksi, « la carte n’est pas le territoire ». Et le réel, celui dont nous pouvons parler, celui qui prend corps lorsque nous écrivons, c’est bien la carte et non le territoire.

Alors pourquoi est-ce si difficile d’inscrire une histoire dans le réel ? Pourquoi avons-nous (pourquoi ai-je, plutôt) tant de mal à écrire autre chose que des textes d’idées ? Pourquoi mes récits sont-ils, à mon avis, si pauvres en réel ? Pourquoi les réels que je crée ne survivent-ils pas à plus de quarante pages de récit ? Pourquoi, en écrivant ces lignes, ai-je soudain réalisé qu’il est plus difficile, plus impudique pour moi, de proposer au lecteur un récit plutôt que des idées ?

Idée qui s’impose (souviens-toi de la règle du jeu !) : les idées sont un domaine partagé. On échange des idées toutes la journée, il est facile d’être à l’aise en présentant une mauvaise idée, lorsqu’on explique d’où elle vient. Il est facile d’appuyer une idée qui nous vient sur celles déjà lues ou entendues, de la conforter ou de la critiquer au moyen des autres idées qui circulent.

Pour le réel, c’est bien différent. Même si on passe une bonne partie de notre temps à faire comme si le réel était une entité extérieure non ambiguë partagée par chacun d’entre nous, il suffit de se mettre à écrire pour réaliser avec acuité que chaque mot, chaque phrase, contient des présupposés sur le réel que nous n’avons jamais confrontés à ceux des autres humains. La part d’arbitraire qui réside dans toute transposition du réel à l’intérieur d’un récit a quelque chose de précieux, elle touche à l’intime, à la pudeur, et ce n’est pas sans difficulté je crois que je me résoudrai à une telle mise à nu. Partager ses idées, c’est une chose. Partager sa réalité, c’est se montrer sans fard.

C’est aussi peut-être faire un choix, faire des choix, se trouver dans l’obligation de désambiguïser des pans de la carte que nous portons à l’intérieur de nous et dont nous aimons le mystère. C’est l’occasion aussi, parfois, de se rendre compte que le réel que nous portons en nous est trop parcellaire. Qu’il ne permet pas de tisser un texte assez fin pour supporter le récit qui voudrait se dérouler. C’est le moment effrayant où l’on peut entrevoir sa petitesse et les misérables limites à l’intérieur desquelles nous passons notre vie. Le moment de se dire : avant d’écrire, retourne au monde, enrichis ton réel, apprends à voir, à sentir, à percevoir car pour l’instant tu n’as pas l’étoffe. Le tissu dont tu te sers n’est pas assez solide, il va se déchirer à la première difficulté.

On me répondra que la réalité des écrivains est un tissu de mensonges, mais qui peut s’empêcher de douter ? Quel prétendant ne voit pas que le tapis que lui montre Pénélope est cousu de fil blanc ?

Bref, le réel dans un texte, c’est parler des choses et ça prend forcément la forme d’un mensonge sincère, d’un dévoilement de l’auteur, que le lecteur, séduit ou non, peut accepter ou refuser.

Proposer un récit, cela revient à se mettre à nu pour séduire, à utiliser tous les artifices qui vont avec cette épreuve de réalité. C’est « mentir la vérité. C’est « mentir vraiment » sans vraiment mentir.

A chaque fois que je me retrouve en train d’écrire des trucs comme ça, une petite voix me rappelle que je suis en train d’improviser, et donc de raconter n’importe quoi si ça se trouve, et que je ferais bien de m’arrêter avant de devenir emphatique, et d’ajouter le clinquant à l’erreur.

Et là pourtant je me demande en quoi ces « pensées » sont radicalement différentes de celles qu’on peut trouver dans un texte « réfléchi ». Il y a la maladresse en plus – mais pas toujours – , un risque d’erreur supplémentaire car je ne prends pas le temps d’apprécier (en bien ou en mal) la portée de mes propos. Mais en même temps, lorsqu’on écrit un texte et qu’on est particulièrement stimulé, que les mots viennent facilement, que les idées s’enchaînent et se font fluides, se met-on alors à réfléchir ? Interrompt-on le mouvement afin de chercher je ne sais quelle certitude ? J’ignore ce que font les autres, mais ce n’est pas mon cas. Lorsque j’écris et que les mots viennent, j’accueille les mots, je laisse venir le flot et je suis trop content de ce résultat inespéré qui vient après souvent tant d’heures de calme plat, de « rien à l’horizon », de procrastination et de tournage autour du pot.

La facilité d’écrire, d’ordinaire, est plutôt un bon signe, plutôt source de confiance dans le résultat. Pourquoi ici devrais-je me méfier ? Suis-je dans l’erreur ou bien ai-je raison de trouver suspectes les idées qui jaillissent et s’invitent sans avoir fait valoir leur solidité ? Et quand je me pose la question je vois en pensée tous ces auteurs satisfaits qui ont quelque chose de brillant à dire sur tous les sujets et peuplent les plateaux télé, délivrent leurs éditos, publient la moindre de leurs élucubrations, en font des articles, des conférences, des recueils, des compilations, des autocélébrations infinies.

Un texte mérite-t-il d’être publié sous prétexte qu’il a été écrit ? Ou bien parce que son auteur en est fier ? Fallait-il alors brûler les œuvres de Kafka, comme il le souhaitait ? Ne devrait-on pas faire taire les bavards ? Confisquer leurs stylos ? Doit-on militer pour une morale en matière de publication ? Euthanasier les textes les plus faibles et les plus redondants ? Doit-on laisser croître encore la bibliothèque de l’humanité, aux rayons si encombrés ? Doit-on faire prévaloir un principe d’économie ? Ne va-t-on pas finir par être intoxiqués par tous ces textes, tous ces livres, ces pages web, ces auteurs et écrivains qui donnent leur avis ? Et quand les chinois vont s’y mettre à leur tour, où va-t-on ranger tout ça ? Comment va-t-on s’y retrouver ? Comment faudra-t-il s’y prendre pour faire entendre sa voix ? Faudra-t-il montrer ses fesses ? Crier plus fort ? Aller plus loin dans l’outrance de la séduction ? Sera-t-il plus sage de se taire et de garder pour soi son trésor que la place publique du débat corromprait ?

Nous procréons, faisons des enfants, ajoutons des hommes aux hommes et nous sommes de plus en plus nombreux. Le surpeuplement atteint tous les domaines : trop de gens, trop de villes, trop de voitures, trop de gaz, trop de textes, trop de musiques, trop de chaînes de télé, trop de journaux, de sites webs, de forums, d’opinions, trop de choix, trop de pauvres, trop de violence. On comprend que, de plus en plus, les gens s’abstiennent. De voter, de procréer, d’écrire; Quand on ouvre un peu les yeux, vient le moment de dire : « STOP ».

Et pourtant, il manque bien quelque chose à ce trop-plein, il manque bien quelque chose à chacun d’entre nous puisque nous nous agitons sans cesse, comme des pantins. Nous allons de droite à gauche et de haut en bas, de l’un à l’autre, nous zappons, nous voyageons, nous communiquons, nous parcourons cet espace surpeuplé et surchargé à une vitesse sans cesse croissante. Nous ne tenons pas en place. Et seule la rigidité cadavérique, semble-t-il, parvient à nous calmer.

Quel est le mobile ? Quel est le mobile de ce mouvement? Pourquoi cette course? Pourquoi cet accroissement ?

On dit parfois, me semble-t-il, que ce sont les conditions nouvelles créées par cet accroissement (la modernité) qui créent l’angoisse de nos semblables. J’aurais plutôt tendance à penser que c’est une sorte d’angoisse universelle qui est à l’origine de cette accumulation.

Si je n’étais pas obligé (je sais, il m’est arrivé de tricher par le passé) d’écrire encore 5 minutes avant la prochaine pause, je poserais immédiatement mon stylo. Désespéré, après tous ces détours, d’arriver à dire quelque chose d’aussi banal que ce qui précède. Mais la répugnance ne fait pas partie de l’exercice, et ne doit pas entrer en ligne de compte, pas plus que la satisfaction.

On voit ici comme l’exercice est biaisé, puisque, après tout, j’écris ce qui me plaît, et je suis libre de cesser d’écrire ce qui me déplaît.

Nouvelle formulation de la règle du jeu : « écrire ce qui me plaît, que ça me plaise ou non ».

Vendredi 27 juillet – 23 rue Legrand

Suspense à nouveau, épuisement à priori avant même que commence la session. Plein d’autres choses à faire – tondre la pelouse, prendre une douche, faire le ménage, lire mes mails – mais par une simple décision trancher en faveur de ce qui paraît le moins utile, ce qui promet le moins de résultat : poursuivre ce texte qui en est à sa moitié et qui se construit de la faiblesse d’une décision ludique.

Rien n’est interdit à ce texte : il n’a rien à dire et ne promet rien. Rien n’empêche qu’il soit cassé, qu’il soit interrompu abruptement en plusieurs endroits. Rien ne m’oblige à y faire l’effort d’un fil conducteur. La seule unité qu’il contienne est une unité de durée : 24 heures. Unité d’auteur également même si on peut jouer à dire que « je ne suis pas le même que tout à l’heure ». Et unité de lecteur. Je suppose que tu liras du début à la fin le résultat de cet effort de « vidange », même si l’interêt que tu y prendras ne peut que m’échapper, comme m’échappent les propos qui se tiennent ici.

Assez de dialectique de l’exercice, passons à la suite.

Excitant, l’idée d’une suite. L’idée que quelque chose viendra après, et on ne sait vraiment pas quoi, puisque tout a déjà été dit. Tout a déjà été dit avant, ailleurs, par d’autres, mieux. Toutes les histoires ont été écrites, tous les lieux ont été décrits, rien que je sache ou connaisse ne m’a attendu pour être couché sur le papier.

Et pourtant malgré cette lassitude, la surprise de ce qui viendra après, l’attente, reste un moteur.

Attente de l’évidence, puisqu’à l’évidence le héros va gagner, puisqu’à l’évidence le prince et la princesse vont se marier et avoir beaucoup d’enfants (comme toutes les fois, même si on veut nous faire croire qu’il était une fois cela).

Attente

Les yeux rivés au texte, ligne par ligne, avancer pour savoir ce qui vient après, pour vivre ce qui vient après même si on sait déjà ce qui viendra. La surprise, souvent, n’est pas dans le récit puisque l’on devine la fin. Elle est en soi. Je relis ce texte et je découvre autre chose que la dernière fois. J’attendais quelque chose, et précisément ça que je découvre et à quoi je ne m’attendais pas.

Attente

Les yeux rivés au texte, ligne par ligne, avancer pour savoir ce qui vient après, pour vivre ce qui vient après même si on sait déjà ce qui viendra. La surprise, souvent, n’est pas dans le récit puisque l’on devine la fin. Elle est en soi. Je relis ce texte et je découvre autre chose que la dernière fois. J’attendais quelques chose, et précisément ça que je découvre et à quoi je ne m’attendais pas.

Attendre une surprise même dans un texte sans surprise, car le texte est le support d’un récit, mais aussi de mots et d’images, autant d’aspérités qui me provoquent, me stimulent ou me font réagir. De la vient que parfois un récit original, un texte trop différent, n’éveille pas grand chose en moi car je m’y ennuie, alors que dans une histoire relue cent fois je découvre des choses nouvelles à chaque fois.

Puisqu’il s’agit de séduction, la nouveauté n’est pas la meilleure stratégie. L’originalité n’est pas la plus grande des qualités.

Parlons du texte le plus séduisant. Il s’impose. On le choisit sans hésiter. Il décoche sa flèche et bat d’un coup tous les prétendants. Il a quelque chose qu’eux n’ont pas et qui lui permet de viser juste, coup sûr. On le laisse venir à soi sans méfiance, et soudain, il se dresse devant nous de toute sa stature et on ne peut pas l’ignorer. Il se fait soudain reconnaître.

L’Odyssée. Autre image : l’odyssée d’un texte. Après le combat, une fois le calme revenu, l’homme ne rentre pas chez lui directement, et il vit – mais les vit-il vraiment ? – des aventures incroyables que jamais sa femme ne pourra croire. Et là, entre la sortie du bureau et le retour au foyer, le temps se distord, s’étire, vingt années se passent, et une épopée s’écrit.

Jusqu’ici je peux dire que j’ai toujours écrit mes textes dans cet espace-temps, entre la bataille et le foyer, tandis que resté seul avec moi-même je laissais courir mon esprit tendu sur l’océan des idées qui défilent.

L’odyssée dure 45 minutes, chaque jour, dans la tête de quelques uns. C’est un sujet à reprendre, l’Odyssée. Un thème.

Je m’arrête d’un coup : je réalise que mon texte le plus avancé n’est rien d’autre qu’une Odyssée, un voyage en bateau rêvé par un homme coupé du monde par un coma. A force d’écrire, je retombe sur des chemins familiers. C’est une Odyssée consciente, d’ailleurs, ce texte, puisque j’y parle d’Ulysse et de la mer vineuse. Les courants m’ont porté vers un rivage que je connaissais déjà. Poursuivre ? Abandonner ce thème afin de le garder intact, dans l’espoir d’achever « Lanquarem » ? Je sais que je terminerai ce texte un jour. Je sens que de tous mes avortons, c’est le seul que je parviendrai à écrire jusqu’au bout.

De fil en aiguille, Lanquarem (c’est le titre de mon « Odyssée ») me fait penser à Sarah Kofman, qui est l’une de mes professeurs de philosophie, et aussi l’un des personnages de ce texte. Le dernier livre de Sarah raconte son enfance pendant la guerre, l’arrestation et la déportation de son père qui ne reviendra pas, la survie, les peurs, les cachettes. Et elle parle d’un stylo, le seul objet qu’elle ait conservé de son père, et qui se tient toujours devant elle lorsqu’elle écrit, écrit, écrit, sans savoir pourquoi elle a ce besoin d’écrire qui lui vient un peu de ce stylo, ce besoin d’écrire qui, peut-être, représente pour elle le substitut d’une voix qu’elle n’a plus jamais entendue, d’une voix qui s’est tue à jamais et dont on ne saura jamais ce qu’elle aurait dit. Ecrire pour entendre, ou avoir l’impression d’écouter la voix d’un père disparu.

De fil en aiguille toujours, cela me rappelle que depuis la mort de mon grand-père, j’ai toujours pensé signer mes livres de son nom : Pierre Lucas. Et le personnage de mes romans (celui de Lanquarem, entre autres), s’appelle généralement Pierre Lucas.

Ai-je besoin d’écrire pour perpétuer la voix de Pierre Lucas ? Pour reprendre un flambeau qu’il n’a pas pu tenir jusqu’au bout ? Pierre Lucas est mort sans avoir écrit, après avoir passé sa vie à amasser des connaissance, à lire et à apprendre des livres, à classer des documents et à écrire pour lui-même une véritable encyclopédie.

Il est mort sans avoir écrit, emporté plus de 10 ans avant sa mort par une maladie d’Alzheimer.

10 ans d’odyssée, d’une certaine manière, où sa femme Pénélope s’efforçait de maintenir pour lui le tissu de sa mémoire, de perpétuer la vie quotidienne qui avait été la sienne, mais dix ans d’absence, assis dans son fauteuil avec son regard perdu et gentil, avec de rares accès de lucidité, toujours tragiques. 10 ans d’odyssée à l’issue desquels, devenu méconnaissable, il est redevenu lui-même, le visage enfin détendu dans la mort. Dans son uniforme, puisque, bien sûr, il était marin.

Est-ce le flambeau de Pierre Lucas que je me sens obligé de reprendre ? Est-ce, comme pour Sarah, un stylo tombé que j’ai ramassé et qui m’ensorcelle aujourd’hui ?

Anne m’a dit l’autre jour : « Tu écris comme ton grand-père ». Elle pensais à mon autre grand-père, ni Ulysse ni marin, mais notaire, qui a effectivement écrit des livres, des ouvrages juridiques pratiques pour le grand public. Qui a écrit toute sa vie des articles, des éditos, des dossiers juridiques sur la dizaine de sujets qu’il connaissait (puis, à la fin, ne connaissait plus) et les a publiés partout où il pouvait publier.

Effectivement, j’ai moi aussi écrit des livres pratiques, et comme ceux de mon grand-père ce sont de bons livres. De bons livres pratiques, je veux dire.

Ces textes-là, ces projets-là, je les ai toujours terminés. Parfois dans la douleur, à cause des délais, mais sans réelle difficulté.

Pas comme mes récits.

Pas comme ma thèse. Une autre histoire, la thèse. Ma mère a fait deux thèses – terminé aucune. Elle a aussi écrit toute sa vie. Des articles, des centaines, des milliers d’articles dans sa revue, sur des châteaux, des artistes, des lieux, des expos, des musées. Des milliers d’articles toujours parfaits, toujours bien écrits, même sur les sujets les moins excitants.

Ils ont toujours écrit, toujours bien écrit mais ce n’est pas leur stylo que j’ai ramassé et qui me pousse à écrire.

Ils m’ont peut-être servi d’exemple. Exemple positif, pour écrire des articles et des livres, pratiques; exemple négatif, pour abandonner des thèses et des livres vraiment ambitieux, pour ne jamais terminer un récit.

Comment a pu se passer cette infusion ? Je n’en ai aucune idée, vraiment aucune idée.

Il n’y a pas d’artiste dans la famille. On a le droit d’être doué (on joue du piano, on compose des poèmes, on fait de beaux dessins) mais on ne devient pas artiste.

L’artiste de la famille, c’est un grand oncle que je n’ai jamais connu, qui a épousé la sœur de ma grand-mère paternelle, et qui est décédé très jeune. Il était souffleur de verre. C’était l’artiste de la famille, ou plutôt l’artiste que quelqu’un de la famille avait épousé. Et puis il y a Nicolas, son petit fils, qui faisait e la bande dessinée. Pas de la famille en ligne directe.

Dans ma lignée, il n’y a pas d’artistes.

Alors que faire de cette voix que j’ai recueillie et qui me pousse à écrire ? Suis-je obligé d’accepter cet héritage ? Ne devrais-je pas plutôt me tourner vers moi, ou plutôt vers toi, lecteur, et écrire pour mon propre plaisir d’écrire et de chercher à te faire plaisir ?

Je ne vois pas avec quelles idées je réglerais cette question ici et maintenant. Mieux vaut sans doute passer à tout autre chose avant que toute la famille soit convoquée.

Pour le coup, je reste sans voix. Cela fait plusieurs minutes que je regarde dans le vide sans pouvoir reprendre le fil du texte. Epuisé aussi, comme les autres fois mais plus totalement étant donné le sujet traité.

En résumé, toute cette promenade dans le labyrinthe familial à la recherche de ce qui me fait écrire et de ce qui m’en empêche me semble à la fois profond et factice. Profond parce que je touche à des sujets brûlants; factice parce que, impulsion ou pas, flambeau ou non, inhibition ou pas, j’écrirai pendant 24 heures et il se produira une vidange, et je sortirai de là régénéré, ne devant plus rien à personne ni au passé.

A l’issue de cette expérience (probablement dimanche, donc le 29 juillet), j’enchainerai directement avec mon premier récit. Je me donnerai une semaine pour composer ce récit, et un mois pour le terminer. Le calendrier sera étable aussi strictement que possible, et toute échappatoire interdite. Il ne me restera qu’à avancer. Et il ne sera plus temps de me demander pourquoi j’écris ou je n’écris pas. Toutes mes ressources devront être mises au service, non pas de l’envie d’écrire, mais de l’acte d’écrire le récit en question.

La solution du problème, en somme, ne consiste pas à reposer le problème une fois de plus, mais à faire comme sil n’existait pas. A l’ignorer.

Bien sûr, la qualité de cette solution se jugera au résultat : quel récit sortira de cet alambic disciplinaire ? Le résultat sera-t-il à la mesure de ce que j’attends de moi ? Ne devrai-je pas réviser à la baisse l’idée que je me fais de mon talent ? Il ne faut pas entrer dans ce jeu-là : le texte qui viendra sera le résultat des conditions que je me serai imposées pour l’écrire. Et s’il me déplaît, il ne tiendra qu’à moi d’imaginer de nouvelles conditions, plus favorables, plus propices, plus créatives. Bref, c’est à moi de jouer, mais c’est aussi à moi de fixer les règles du jeu.

Je me fais penser à Lénine, qui explique avec la plus grande des intolérances que, le communisme étant jeune et fragile, il faut à tout prix proscrire les divergences théoriques, rendre le débat impossible, et se contenter d’une doctrine unique, efficace, indiscutée sous peine d’exclusion. La raison à cela est assez subtile : c’est que la lutte des classes est vécue par le prolétariat, mais que le socialisme n’est pas la doctrine naturelle de celui-ci (le prolétariat, livré à lui-même, parviendrait au trade-unionisme, au compromis qui perpétue l’exploitation et pas au socialisme, la doctrine scientifique faite pour le libérer). Non, le socialisme est une doctrine de gens cultivés, nécessairement inventée par des intellectuels issus de la bourgeoisie. Pour contraindre les prolétaires à adopter le socialisme et à renoncer à leur penchant naturel vers les séductions à court terme du trade-unionisme, il faut afficher une doctrine sans failles ni divergences, ne tolérer aucun écart qui puisse faire naître le doute.

Eh bien là aussi j’ai besoin d’une doctrine rigide, d’une règle du jeu qui ne me laisse aucun choix, afin que mon énergie, que la force ouvrière qui écrit en moi, ne soit pas tentée de s’endormir et de faire un pacte de compromis avec les forces qui m’aliènent et me maintiennent dans l’état d’immobilisme improductif où je me trouve.

Il faut créer les conditions de la prise de pouvoir par la force qui écrit, et pour cela la pensée qui conçoit ne peut se permettre aucun doute, aucune hésitation, aucune divergence.

C’est le genre de discipline qu’on trouve dans les préceptes d’écrivain, du style « Une page sinon rien ».

Eh bien ce sera :

 » 24 heures sinon rien »

et puis

« Un récit pour le 1 septembre sinon rien »

et puis :

« Deux heures par jour, sinon rien ».

Lorsqu’on est croyant, ce dont on a besoin, c’est d’un catéchisme. Alors on devient pratiquant.

La seule difficulté ici, c’est la récursivité de la relation : un révolutionnaire écrit un catéchisme pour favoriser l’action révolutionnaire, tandis qu’en tant qu’écrivant je me propose d’écrire un catéchisme pour susciter l’action d’écrire.

En somme, je dois écrire avant d’écrire. Où l’on retrouve une fois de plus cette structure en deux temps, qui veut qu’un texte se contienne deux fois au moins, une fois en puissance et une fois en acte, une fois de manière chiffrée (le crime), et une seconde fois sous la forme d’un déchiffrement (l’enquête, l’arrestation du meurtrier).

Les règles qui seront édictées contiendront déjà en puissance le récit à venir. Elles sont déjà une partie de l’équation.

27 juillet – 23 rue Legrand

Just do it – Epreuve d’endurance pure, du moins pour moi. On perle d’écrivains qui travaillent douze heures par jour, tous les jours. Ecrivent-ils seulement ? Ou bien font-ils d’autres choses utiles pour écrire, comme lire ou bien se documenter ? D’où peuvent venir les idées de quelqu’un dont l’essentiel de l’existence se passerait à écrire ? Kafka disait bien qu’il suffit de se mettre à une table et de laisser venir le monde qui veut venir se coucher sur le papier, qu’il suffit d’être là avec son stylo et de laisser venir. Il ne disait pas ça tout à fait mais une phrase qui veut dire la même chose en tout cas. Ecrire n’est pas un style de vie; il y a des styles de vie nombreux avec l’écriture dedans. Des styles de vie centrés sur l’écriture, d’autres qui y aboutissent, et d’autres peut-être où l’écriture n’est qu’une parure. Je pense à des gens comme Philippe Labro ou Patrick Poivre d’Arvor, à des gens qui écrivent en plus d’avoir une vie, qui portent leurs romans et leurs prix littéraires comme une femme d’un certain milieu peut arborer ses bijoux et ses rivières de diamants.

Ecrire n’est pas tout et il est possible d’écrire dans tous les contextes, avec toutes les dispositions possibles, avec beaucoup de temps ou peu de temps, vite ou lentement, en se relisant ou pas, en réfléchissant ou non, en se documentant ou bien en inventant, ou en essayant de se souvenir. Bref, depuis le temps qu’on parle d’écrire il est peut être temps de se rendre compte qu’écrire n’est rien de précis, qu’écrire peut être n’importe quoi. Que cela peut être un but dans la vie, un besoin, une activité alimentaire, honorifique, une souffrance, une joie, un jeu, un travail ou une drogue. L’écriture n’est rien. C’est celui qui écrit qui en fait quelque chose. On pourrait peut-être classer les écrivains non par style ou par époque mais par manière d’intégrer l’écriture dans leur existence. Il y aurait les écrivains du matin et ceux du soir, les écrivains laborieux et les dilettantes, les faciles et les crispés, les brillants et les besogneux, les imaginatifs et les précis, les évasifs. Presque une morale à en tirer. Une morale peut-être, mais un point commun qui distingue les écrivains du reste de l’humanité : ils écrivent, tandis que les autres n’écrivent pas. « Just do it ». Trace des lettres, aligne des mots, avance, ne ‘arrête pas et ne te retourne pas avant d’avoir terminé. C’et une morale de l’efficacité. Les textes qui auraient mérité de voir le jour et qui n’ont pas été écrits, les chefs d’œuvre non rédigés, valent moins que le dernier des bouquins à deux balles écrit à la hâte pour une poignée de francs par un nègre sans talent. Une morale de l’efficacité, une logique du tout ou rien. Le texte est ou n’est pas. Noir ou blanc, zéro ou un. Car le texte n’existe que lorsqu’il se présente devant un lecteur. Pas toujours dans sa dernière perfection, pas toujours intéressant, mais dans sa bête matérialité, avec ses pages et ses chapitres et ses paragraphes.

Cela peut sembler étrange d’insister sur un détail si banal et si évident, mais je ne pense pas être le seul à rester fasciné par cette évidence de base. Je pense que nous sommes nombreux à avoir erré (à errer encore, peut-être) dans l’illusion que quelque chose de plus complexe était à l’œuvre. Eh bien je pense que non.

On dira « Il vaut mieux ne pas écrire qu’écrire certains textes ». « Il vaut mieux renoncer que bâcler ». « Ecrire est une activité sérieuse, ça ne se fait pas n’importe comment ». « C’est tout de même le minimum, d’être exigeant avec soi-même et de ne pas écrire à tout prix ».

Eh bien si, justement, on peut écrire n’importe comment. Eh bien si justement il vaut mieux bâcler que renoncer : il en restera toujours quelque chose, tandis que dans l’autre cas, rien.

On peut écrire dans l’urgence, en prison, dans son lit, en attendant la mort, au sanatorium, sur les fesses de sa maîtresse, au café, à l’hôtel, en voyage ou bien chez soi. Sur un ordinateur, une machine, un carnet, un rouleau, des feuilles, un papyrus, un mouchoir. On peut écrire dans sa tête, écrire sur un mur, on peut écrire heureux ou malheureux, on peut écrire parcequ’on a quelque chose à dire, ou bien parce qu’on ne sait pas quoi penser, pour contredire ou pour acquiescer, pour séduire, pour scandaliser, pour se faire peur, pour gagner de l’argent, pour se prouver quelque chose, parce que ça nous fait du bien ou parce que ça nous fait souffrir, en professionnel ou en amateur, dans tous les pays et à toutes les altitudes, pour parler de ce qu’on a vu ou de ce qu’on aimerait voir, de ce qu’on connaît ou de ce qu’on ignore.

On peut écrire n’importe comment. Toutes ces méthodes ont été testées, et elles marchent ! Elles produisent des bons livres comme des mauvais livres, et aucune d’entre elles ne semble à cet égard donner de meilleurs résultats que les autres. On ne peut pas préjuger la qualité d’un livre de la manière dont il a été écrit. Ni de la qualité de son auteur, d’ailleurs. Des tas de gens bien écrivent des livres médiocres, et des connards tirent d’on ne sait où des chefs-d’œuvre. Mais ce n’est pas une loi inversée, car il existe aussi des livres nuls de connards et des types sympas qui publient des trésors.

Il n’y a pas de règle, pas de loi, pas de morale sauf une : si tu écris, tu écris ; et si tu n’écris pas, eh bien tu n’écris pas. Ligne de partage invisible. Non, pourquoi invisible : ligne de partage implacable et évidents, invisible pour les seuls imbéciles.

Remettons encore une louche : le talent ne compte pas, le style ne compte pas, les idées ne comptent pas, rien n’a d’importance tant que le texte n’est pas écrit. Ensuite, tout cela devient important : le talent se jauge, le style s’éprouve, les idées se transmettent; le texte accomplit sa mission, sa petite mission mystérieuse, et il produit son petit effet unique, il fait entendre sa voix et sa différence. Il devient un souffle de plus dans l’océan infini des textes, mais il appartient désormais à une minorité : celles des textes écrits, des milliards de fois plus petite que celle des textes possibles.

De toutes les combinaisons de mots possibles qui auraient un sens pour nous, de tous les textes possibles et même intéressants, seule une infime partie a vu le jour. C’est bien suffisant, et c’est peu en même temps. A côté de quels monuments sommes-nous passés, faute d’un auteur qui se trouve là pour les bâtir ? A côté de quelles révolutions ? De quels scandales ? De quelles réalités qui ne verront pas le jour faute d’avoir été vues et décrites ? Pourquoi le nez de Cléopâtre et pas celui de Darius ? Pourquoi les victoires de César et pas celles d’un autre ? Le texte, toujours le texte. Pourquoi les souffrances de Justine, les tortionnaires de Roissy, le pont de la rivière Kwai, les langueurs de Bovary, l’argent d’Eugénie Grandet, la guerre et la paix de Bolkonsky ? Pourquoi les aventures d’Ulysse ? La bicyclette bleue ? Les batailles de Fabrice ? Le con d’Irène ? La passion du Christ ? L’éthique de Nicomaque ? L’Eros du divin Platon ? Le texte, encore le texte, toujours le texte.

Pas de texte, pas de réel. Pas de mémoire. Pas de trace. Rien. La plus maudite des feuilles de chou est sacrée et toucher à l’une de ses pages, c’est comme de toucher à l’un de mes cheveux, comme de me crever un œil. Les noms de toutes les choses que nous pouvons connaître se trouvent dans les textes. Pas étonnant qu’on se fasse des guerres à cause de ce qu’un crétin a pu écrire un jour.

Des textes, tous les textes, tant de textes, mais pas assez de textes pour tout dire, pas assez d’auteurs.

Et pas assez de lecteurs non plus. Tant de textes qui dorment sur leur étagère, tant de mots que n’anime plus aucune lecture, tant de réalités qui ne passent plus d’un homme à l’autre. Aujourd’hui, pour désigner la masse des textes, ce patrimoine à la fois pauvre et infini, on parle de « contenu ». Les contenus sont aujourd’hui un patrimoine que tous les ayant-droits espèrent bien valoriser. On peut s’attendre d’ici peu, comme dans la musique avec l’apparition du CD-Rom, à une recrudescence des compilations, extraits, digests, choix de textes, résumés, automatiques ou non, qui nous aideront à naviguer dans l’univers des contenus. On peut s’attendre à l’explosion du « data mining » et des technologies créées pour extraire la richesse de ces sédiments considérables de textes écrits depuis l’aube des temps. On peut s’attendre à un savoir nouveau, qui ne sera tiré que des savoirs consignés dans les textes préexistants. On peut s’attendre à une Renaissance – après tout, la Renaissance n’a-t-elle pas été un mouvement d’idées nouvelles suscitées par la redécouverte d’idées bien plus anciennes ? Lorsque les œuvres de l’antiquité sont revenues dans nos contrées, ce fut la révolution.

Eh bien aujourd’hui, ce sont les œuvres de l’humanité que nous allons pouvoir embrasser. On nous prépare les outils pour plonger, pour surfer dans le patrimoine textuel intégral du genre humain.

Bien sûr, cela ne sera pas sans conséquences. Le texte va sortir chamboulé de cette révolution. Il deviendra extrait, lorsqu’il pourra s’y prêter. On cherchera à faire l’économie d’une lecture intégrale. C’est déjà le cas chez les meilleurs lecteurs mais la décision chez eux est humaine. Demain, le résumé sera automatique, la coupure déterminée par des algorithmes. La compilation sera un nouveau texte; l’auteur ne retrouvera pas toujours ce qu’il avait cru mettre dans son travail, et des parcours nouveaux se créeront dans ce qu’on pourrait appeler « l’espace intertextuel », tandis que les parcours ménagés à l’intérieur des textes risquent d’être moins fréquentés.

Prophéties souvent entendues, souvent convaincantes, mais auxquelles échappe en tout cas le récit littéraire : la guerre de Troie ne sera jamais ensanglantée par une charge de la brigade légère. Ou alors elle n’aura plus lieu, tant il est vrai qu’il n’y a pas deux Troies. Ce n’est jamais Napoléon qui franchira le Rubicon, ni Milady qui ira dans le métro.

Pfff ! Tout ça pour dire en somme peut être qu’un texte, un vrai, est avant tout un chemin, et que celui qui écrit est un guide ou bien un explorateur, mais on ne peut pas prétendre avoir lu un texte si on ne peut pas embrasser le chemin accompli, éprouver le trajet parcouru.

Tout ça pour le plaisir peut-être de ne rien dire, comme si chaque nouvelle idée engloutissait la précédente et la réduisait à néant, comme si, dans cette session, les pas ne s’enchaînaient plus comme ils ont semblé le faire plus tôt, mais se recouvraient, comme si chaque paragraphe piétinait le précédent, effaçait le trait. Comme si, à force de passer et de repasser aux mêmes endroits, il ne restait que des traces en tous sens tracées dans la poussière. Comme si à chaque fois les mots s’envolaient, remplacés sur la même branche par d’autres mots qui ne chantent pas le même air. Comme des troupes théâtrales qui présenteraient leur travail à un jury, les unes après les autres. Comme des interprétations libres et divergentes d’un même sujet. Aucune idée n’est parvenue à s’imposer dans ce concours de beauté, mais peut-être que le spectateur, le lecteur, lui, aura senti vibrer quelque chose à l’intérieur de son âme. Peut être qu’il sera tombé sous le charme d’une formule ou d’une tournure particulière, qu’il aura fait un rapprochement nouveau, qu’il aura vu tracé sur le sol, un instant seulement, un chemin qu’il lui plairait de suivre, peut-être que le lecteur, en un mot, aura été séduit par l’un des tableaux, par l’un des prétendants tandis que, tel Pénélope, je faisais et défaisais la trame. Tandis que j’évoquais des ombres, que je convoquais des esprits, laissais s’installer, puis se dissiper, des illusions auxquelles j’avais du plaisir à me faire prendre.

Idées qui viennent comme des brouillards puis s’évanouissent, se succèdent, se tiennent là un instant avant de laisser la place. Cortège de 24 heures sans queue ni tête, sans ordre. Cortège pour moi hypnotique, spectacle sans programme, sans concepteur. Automatisme généré par une règle du jeu de deux lignes. Contenu jamais anticipé, qui échappe au néant par le hasard d’une rencontre entre ma main, une règle et une semaine propice de l’été 2001. Anecdote, pirouette, exercice inutile et pourtant texte puisque, tout simplement, écrit. Plus jamais ces mots n’auront pas été écrits. Plus jamais lecteur, si un jour lecteur il y a, plus jamais ces lignes n’auront pas été lues. Plus jamais ces feuilles ne seront vierges. Et plus jamais rien ne sera pareil, même si c’est imperceptible.

Marcel Conche aimait citer dans ses cours un philosophe français du début du siècle, Jules Lequier, je crois, qui fut un jour arrêté dans son mouvement alors qu’il allait cueillir la feuille d’un arbre (un sureau ? Vérifier…). Il réalisé en un instant que les conséquences de ce geste étaient incalculables. Il se représenta le cours de l’univers tout entier, jamais le même selon qu’il cueillerait ou non, délicatement entre son pouce et son index, la petite feuille qui avait attiré son attention et qui soudain lui délivrait silencieusement ce message profond et mystique, plein de gravité.

Nous revoilà à deux doigts de l’aile du papillon, nous revoilà dans un recoin déjà visité. Tel un accordéon ce texte se plie et se replie, et des idées éloignées se retrouvent en contact alors que le chemin de l’une à l’autre, la première fois, avait été long et ardu. Jeu classique du pli. Michel Serres, Deleuze, Leibnitz. Image bien comprise de la topologie. Image bien connue, mais c’est une chose nouvelle que d’éprouver ces rapprochements, de faire soi-même, pour son propre compte et au fil de l’écriture, les rencontres inattendues décrites par les mathématiciens, ou plutôt par les philosophes à partir du concept forgé par les mathématiciens.

C’est une chose de lire une idée; autre chose de constater qu’elle correspond à une réalité à laquelle je suis à mon tour confronté. C’est une chose de lire un texte, autre chose de vivre une expérience; mais je n’aurais peut-être pas réagi à l’expérience, peut être pas aperçu le pli, si je n’avais pas lu le texte auparavant. Ou plutôt les textes. Tant il est vrai que du réel lui-même on ne peut pas dire grand chose, et que les mots sont le seul outil par lequel nous puissions partager nos visions, nos cartes du monde, nos réalités. J’allais écrire nos mondes intérieurs. Mais il n’y a pas de Monde qui ne soit pas intérieur. Pas de description du monde; en tout cas, qui soit autre chose que la description d’un monde intérieur. Sans quoi, les idées, pourraient-elle ainsi s’escamoter, se succéder, les images pourraient-elles se contredire d’un instant à l’autre ? Sans quoi dans quel espace verrait-on ce qu’implique la cueillette d’une feuille ? Pour que le monde puisse avoir un sens et que je puisse aller à la recherche de ce sens, il faut qu’il y ait au moins deux mondes, dont l’un à l’intérieur, qui répète le premier, l’approche, l’imite, tente de le cerner.

D’un nouveau battement d’aile, nous nous retrouvons face à une vieille histoire, qui se répète deux fois; face à une équation bien connue où, de part et d’autre du signe égal, on tente de résoudre un problème vieux comme le monde, vaste comme un monde intérieur.

Plus je tourne et retourne dans ce dédale, plus je retrouve des lieux familiers, moins je m’étonne que ce soit un travail écrasant que d’écrire, et plus je trouve que 24 heures, c’est peu pour une journée d’écrivain. Car je vois bien que repasser au même endroit, tomber une nouvelle fois sur la même idée, ce n’est pas tourner en rond; ce n’est pas répéter inutilement. C’est approfondir, et ouvrir ainsi une nouvelle dimension (celle de la profondeur) qui permet de sortir du labyrinthe. D’un coup d’ailes de papillon fixées avec un peu de cire, on peut tout à coup s’élever et embrasser du regard le spectacle de notre parcours.

C’est écrire, ici, buter cent fois sur le même carreau, qui finit par donner des ailes.

28/7/2001 – 23 rue Legrand

Je ne sais plus où j’ai vu ça. Une interview de Roland Barthes où il parlait d’une période de sa vie, passée en Afrique du Nord, où « il avait décidé de mettre son art dans sa vie, plutôt que sa vie dans son art ». Cette formule ne ma pas seulement frappé. Elle m’a poursuivi. Elle installe une contradiction entre le choix de vivre et le choix de créer. En même temps elle met en scène une certaine virtuosité de Barthes pour effectuer sans peine le choix de son investissement – vivre ou créer, travailler ou vivre. Lorsqu’au lieu de l’art, on place le travail, les choses se comprennent bien, on voit comment les exigences professionnelles absorbent une énergie, accaparent des dispositions qui autrement seraient dirigées d’une autre manière.

Pourtant la contradiction n’est pas nette. L’oisiveté (mère de tous les vices) n’est pas la vie. La création, le travail, l’activité, la contrainte subie ou choisie – parfois les deux – est un moteur évident.

C’est donc que pour le moins il faut envisager des aller-retours entre les deux. Une souplesse dans la mobilisation de soi en direction d’un but ou d’un objet. La capacité à chevaucher son énergie, par essence polymorphe, dans les directions qui nous plaisent.

Un mystère, Barthes. Un exemple d’élégance. La capacité d’écrire des livres nécessaires plutôt que d’ajouter d’autres œuvres au stock. La capacité de viser juste ; une ascèse de l’écriture, un style, une élégance, une voix et une portée. Difficile pourtant de se réclamer de son école. Alors que les  » Mythologies  » semblent reproductibles, qui se ridiculiserait à publier les  » Mythologies II  » ?

Une piste pour moi. Après Amphytrion 39, Mythologies II. Je constate que maintenant je vais parler de la copie, de l’inspiration qui nous vient des autres textes, du plagiat, du pastiche, du copier-coller et de tout ce qui fait qu’un texte est de la main de son auteur, mais aussi d’une foule de gens qui se penchent sur son épaule pour lui souffler des idées.

Je ne vais pas refaire le topo : il y a 4 évangiles, il y a de nombreuses versions successives d’une même histoire inspirées les unes des autres, reprises, arrangées, que ce soit Tristan et Iseut, le roman de Renart ou bien les grands contes qu’on trouve aussi bien chez Andersen que chez les Grimm ou Perrault. Il y a Lafontaine qui reprend les fables d’Esope, il y a Shakespeare dont de nombreuses pièces contiennent des passages entiers en provenance de Marlowe ou d’autres contemporains. Il y a tant de versions de certaines histoires qu’on en perd la trace. Il y a la tradition orale qui déforme tout en restant fidèle et la tradition écrite qui trahit en fixant. Il y a les emprunts, les remerciements. Il y a tant de fruits qu’il suffit de se baiser. Il y a la suite des  » Misérables « , qu’on veut écrire ces temps-ci, et les ridicules héritiers de porter plainte, comme avant eux les descendants de Margaret Mitchell ont voulu percevoir des droits sur  » La bicyclette bleue « . Il y a es stars médiatiques qui pompent les idées de leurs livres chez d’autres auteurs moins connus. Au final, je ne comprends que mal tout ce qui se joue là. Droit de citation et droit d’auteur, domaine public, copyright, contre la logique d’enrichissement continu de la collection de textes qui constitue le patrimoine de l’humanité. La question qui me vient à l’esprit : Qui sont les héritiers ? Ceux qui touchent les royalties sans avoir jamais rien écrit ou bien ceux qui reprennent le flambeau, raniment la flamme, la poursuivent ou la trahissent mais en tout cas s’en nourrissent et en célèbrent à leur manière l’existence. Qui sont les héritiers des  » Misérables  » ? Trois descendants avides, ou bien tous les lecteurs de Hugo, dont le droit inaliénable est de désirer ou non une suite à l’histoire. Qu’est-ce qui appartient aux héritiers légaux ? Des personnages ? Une  » marque  » ? Les gênes de leur ancêtre ? Un  » héritage moral « , disent-ils. Le  » devoir de ne pas laisser dénaturer l’œuvre originale « .

Plus le droit d’écrire  » ne me quitte pas « . Plus le droit d’appeler un chien  » Milou « , ou un gaulois  » Astérix « . A-t-on encore le droit d’appeler une cathédrale  » Notre-Dame  » ?

Tout ce que je sais, c’est que j’ai bien l’intention de me livrer à un pillage en règle dans mes prochains travaux. Je me place résolument dans le camp des voleurs, des fétichistes, des admirateurs, des recycleurs, de ceux qui veulent jouer avec les ancêtres, qui ont trop d’admiration et pas assez de respect pour les laisser reposer en paix.

Je compte bien jouer les maîtres spirites, convoquer à ma table les esprits des grands disparus et faire bouger les lettres. C’est qu’une dette existe, et que chacun des grands textes que j’ai pu lire, comme chacune des musiques fortes que j’ai écoutées, a créé en moi un surplus, un supplément de réalité, a révélé parfois ce qui se trouvait là et que je n’avais pas su voir. Celui qui écrit, ce n’est pas moi, mais moi augmenté de tous ces suppléments, et déjà ici, probablement, certaines dettes mériteraient d’être évoquées, certaines influences ne manquent pas d’affleurer à mon insu, souvent à mon insu.

Alors oui certaines de ces dettes je souhaite les régler rubis sur l’ongle et le stylo à la main. Je laisserai là Hugo, mais je convoquerai Diderot, Barthes ou Asimov et ceux que j’admire et je broderai sur leurs thèmes. Mais l’art du déguisement peut se retourner. Comment régler mes comptes avec  » Belle du Seigneur  » si un jour je ne prends pas les poses grotesques et je ne fais pas, sur mes fourneaux, une farce de ce livre que je n’aime pas ?

Ce n’est peut-être pas pour rien que cette tirade a commencé avec Barthes, qui écrit à partir d’autres textes, qui met son talent au service de la mise en valeur des textes d’autrui, ce qui ne l’empêche pas, puisque chacun de ses livres est une contribution remarquable, de dire à son tour des choses essentielles.

Si je voulais être un peu ironique, je dirais qu’on se retrouve (d’un coup d’ailes, d’une patte de mouche) sur les rivages du récit emboîté : le récit qui parle d’un récit. Qui prend sa place, parfois, inévitablement.

Je dirais aussi qu’il est légitime de replonger dans le récit d’un autre, de reposer le problème à sa manière, de se confronter à l’équation, de trouver une autre solution ou bien de critiquer celle du texte original. Je dirais que, puisqu’il y a quelque chose d’une enquête dans un récit, il n’est pas étonnant que parfois l’un d’entre nous, pris par le doute, reprenne l’énigme à son compte. Afin que, cette fois-ci peut-être, la guerre de Troie n’ait pas lieu, ou tout simplement que le doute s’estompe : j’avais bien lu, mon impression curieuse je la comprends maintenant, je vois bien quel est le problème maintenant.

Cela fait une heure maintenant que j’écris sans être vraiment  » là « , avec un mal de crâne persistant. C’est le moment de croire vraiment à ce que j’affirmais sans savoir : pour écrire il suffit d’écrire.

Belles paroles, belles pensées, mais on dit que ce n’est pas avec de belles et bonnes pensées qu’on fait de la bonne littérature.

Bonne littérature ?

Abyme. Pas question avec ma tempe qui bat et la chaleur qui m’accable de dire quelque chose sur la bonne littérature. Pas question de laisser aller mon stylo qui ne doit jamais s’arrêter ni hésiter sur ce terrain glissant. Pas question de parler de bonne littérature. Ce serait de la mauvaise littérature.

Le geste présent m’intéresse plus : je sens que le chemin va être pénible, alors je fais demi-tour. Je refuse de donner vie à un texte car je sent qu’il va prendre pour moi la forme d’un précipice, et pour le lecteur celle d’un passage assommant. S’il y a un type que je ne crois pas, c’est bien Claudel quand il raconte que c’est le plus long et le plus ennuyeux qui est le plus intéressant.

Vision musicale : un texte doit vibrer comme une corde, il doit être tendu, ne pas casser mais ne pas flotter. Je n’ai pas les moyens de tendre une corde qui résonne dans le précipice obscur de la  » bonne littérature « .

Je n’ai plutôt pas d’opinion sur les secrets de la bonne littérature. Sur les ingrédients les plus succulents, les trucs infaillibles, les recettes qui marchent. Je refuse de perdre mon temps à cela.

En revanche tout cela me fait repenser à une image trouvée dans Freud, dans le troisième essai de  » Trois essais sur la théorie sexuelle « . Il explique que la sexualité infantile (inaccessible à la conscience à cause de l’amnésie infantile) et la sexualité adolescente ont très peu de chances d’être concordantes. Elles finissent par se rejoindre et former un tout qui sera la sexualité adulte, mais le processus est décrit ainsi :  » c’est comme si on creusait un tunnel par les deux bouts « .

Pourquoi cette image à ce stade ? Parce que c’est un peu ce que je ressens au moment d’arriver dans les dernières heures de ce texte : j’ai percé un tunnel vers un lecteur hypothétique, et il faudrait un miracle pour que je débouche juste en face, là où il faut.

J’aime bien cette idée de creuser un tunnel : on est là, au bout du chemin, on ne voit rien derrière et on ignore où on se trouve. Il faut continuer d’abattre le mur devant soi sans savoir exactement ce qui va se trouver là, au prochain coup de pioche.

En tout cas c’est ainsi que je ressens ces 24 heures. Sans-doute ai-je laissé échapper quelques pépites, peut-être en ai-je trouvé quelques-unes, en remuant tout ce terrain. En tout cas les pages qui précèdent me semblent bien alignées les unes aux autres. Elles sont de la même galerie, ont été creusées dans la même strate. J’ai parfois tourné un peu sur moi-même, parfois emprunté une galerie déjà creusée, accéléré le mouvement à la faveur d’un coup plus heureux ou parce que j’avais mis le pied dans une salle, mais j’ai avancé sans me retourner une seule fois, creusé avec un rythme constant et laborieux. Je me suis appliqué et, si je n’ai trouvé aucun Eldorado, je vais pouvoir remonter à la surface dans 7 heures environ sans crainte d’un éboulement. Je crois avoir trouvé un terrain favorable pour effectuer ce premier essai. Je crois que j’ai su descendre un peu et ne pas rester à la surface.

Mais ce n’est pas l’heure de la conclusion. Un temps est prévu pour cela.

Trous minutes d’arrêt pour changer d’emplacement et manger un grain de raisin, et voici une difficulté. Je ne sais toujours pas ce qu’est une histoire.

Je sais ce qu’est une histoire pour en avoir lu, pour en avoir entendu de nombreuses ; mais je ne sais pas ce qu’est une histoire au sens suivant : je ne sais pas comment une histoire apparaît dans un texte. Il me semble y avoir deux écoles et que j’oscille en permanence entre les deux.

PREMIERE ECOLE : une histoire, ça se construit. Puis une fois que tu sais où tu vas ; tu te mets à écrire.

SECONDE ECOLE : tu te mets à écrire, et l’histoire vient toute seule. Elle est le résultat de l’écriture, la simple conséquence de l’acte d’écrire.

La première école, oui mais cela va arriver à la première occasion : le texte va diverger, et il ne voudra pas raconter l’histoire prévue. Sans compter que ça m’emmerde d’écrire une succession de scènes que je connais déjà pour les avoir pensées au préalable. En même temps je reconnais ce gimmick : un texte se déroule deux fois. Ici, une première fois sous forme de plan.

La seconde école ça c’est la vraie manière d’écrire. Avancer, coûte que coûte, dans l’obscurité. C’est la bonne posture. Mais n’est-ce pas parce que je pense ainsi que j’ai si souvent abandonné mes manuscrits après un temps plus ou moins long ?

La première école oui mais mes réflexes de professionnel de l’écriture vont s’imposer : je vais aboutir à des trucs carrés écrits dans les délais impartis.

La seconde école oui mais mon goût pour les histoires bien menées m’empêche d’avoir totalement confiance dans cette méthode.

La première école oui mais c’est laborieux.

La seconde oui mais je n’y arrive pas.

La première oui mais je n’y crois pas

La seconde. La première. La seconde. Et pour finir aucune des deux écoles. Jusqu’à aujourd’hui. Et pour trancher comme toujours une seule solution : essayer. A nouveau, la logique de l’efficacité. Je vais donc tour à tour, dès ces 24 heures terminées, écrire un récit selon chacune des deux écoles. Juste me mettre à une table et voir ce qui fonctionne. Je ne dirais pas voir ce qui fonctionne, mais plutôt faire fonctionner les deux. Me mettre successivement dans les deux situations, me fixer des horaires et des délais, puis trouver les ressources pour avancer et aller au bout de chacune des deux missions. Puis ressentir la différence et, si nécessaire, faire mon choix.

Je pourrais, par exemple, prendre un crime, le même dans les deux histoires, puis une fois la situation exposée appliquer successivement chacune des deux méthodes. Résoudre deux fois de suite la même équation de manières différentes. Evidemment, ce serait possible seulement si les deux récits n’allaient pas se contaminer, si je pouvais oublier totalement l’un en écrivant l’autre.

Après tout, cette difficulté supplémentaire n’en est pas forcément une. Une pollinisation croisée entre deux récits de la même souche peut être une expérience amusante.

Quel récit ? Quel réel ? Quelle époque ? Quel savoir ? Quels éléments ? Lieux ? Personnages ? Quel choix et pourquoi ? Vanité d’une histoire de plus. Écœurement de tous ces récits avec une jolie jeune fille, Ecrire un récit où aucune jeune fille n’est jolie. Ecoeurement de toutes ces histoires qui se jouent dans un décor. Ecrire un récit sans décor. Ecrire un récit où ce qui se passe n’est pas ce qui se passe dans les autres récits. Ecrire quelque chose d’économique, avec peu de mots. Ecrire un récit qui ne dise que lui-même, qui ne dise pas une seule chose non nécessaire au récit. Je vois que toutes ces prescriptions-là sont possibles si je réfléchis, pas si j’improvise. Je vois qu’autrement le texte ira de ça et de là, papilonnera, que les mots s’ajouteront les uns aux autres selon un principe de plaisir, s’agglutineront, se répéteront. Je vois que d’un côté je peux chercher un style, de l’autre je laisse parler une voix. Je vois que d’un côté j’invente, de l’autre je trouve.

Deux écoles ; celle du style et de l’invention ; celle de la voix et de la quête. Deux facettes, mais toujours une seule manière d’écrire et une seule règle à suivre : NE PLUS JAMAIS NE PAS ECRIRE.

29 juillet – 23 rue Legrand

Déjà en train de me répéter. J’écris depuis moins de vingt heures et je suis déjà en train de me répéter. C’est assez intéressant. Aurai-je terminé cette  » vidange  » avant la fin du temps imparti ? Est-ce le moment de conclure ? Y a-t-il une fin naturelle pour ce texte, une limite au delà de laquelle ce ne peut être que l’épuisement ou bien la répétition ? Le texte écrit jusqu’ici, malgré ses handicaps, est-il déjà en état de poursuivre une existence autonome ? Est-ce une erreur ou bien une faute de lui ajouter un appendice de 6 heures ? Cela fait tout de même un quart du total, 25% de graisse superflue, d’embonpoint sans raison.

Je commence à m’attacher, à me comporter comme si ces pages avaient une valeur en dehors de la règle que je me suis fixée et de la question qui est à l’origine de tout ça : que vais-je écrire si j’écris pendant 24 heures exactement ?

Pourquoi l’épuisement que j’éprouve ici, la sensation d’avoir fait le tour de la question, serait-il à prendre plus au sérieux que les précédents ? Pourquoi devrais-je écouter ce qui me dit de ne pas écrire alors que le but de l’exercice, précisément, est d’écrire. 6 heures de plus. Pas une de plus ; pas une de moins.

Sortons de là.

Il était une fois, dans un pays lointain, un prince malheureux qui s’ennuyait dans son château. Son père le roi était un grand roi et il était le meilleur des pères, et sa myère la reine, une grande reine, faiait le bonheur de son fils. Le prince aimait ses parents ; il aimait son château, il aimait son royaume et ses sujets qui l’aimaient en retour. Sa sœur la jeune princesse, était belle comme le jour et il l’aimait tendrement elle aussi. Mais au fond de lui-même le jeune prince sentait que son cœur était dur comme de la pierre et froid comme l’hiver. De nombreuses questions l’assaillaient à longueur de journée.  » Qu’ai-je fait pour mériter tout ce bonheur ?  » ,  » Pourquoi suis-je le plus heureux des hommes ? De quel droit « .  » Comment faire pour que les autres, moins heureux, me pardonnent ? « .  » Vais-je être malheureux un jour ?  »  » Connaîtrais-je enfin la vie de n’importe quel être humain ?  »  » Connaîtrais-je enfin la souffrance ? « 

Toutes ces questions lui rongeaient le cœur, mais lorsqu’il voulait se confier, personne ne l’écoutait vraiment. Chacun lui disait  » Tu es notre bon prince et tu est bon, et tu es beau et tu es fort et tu as toutes les grâces. Tu n’es pas fait pour être malheureux ou pour te poser ces étranges questions. Ton destin est le bonheur et tu n’y peux rien changer « .

Sa tante la fée Eglantine lui disait de même  » Tu es mon bon filleul et le bon prince de ton royaume. Tu es bon, et tu es beau et fort et tu as toutes les grâces. Tu n’es pas fait pour être malheureux ou pour te poser ces étranges questions. Ton destin est le bonheur et tu n’y peux rien changer « .

Et alors, conformément à son destin, notre bon prince vécut heureux, il se maria et eut beaucoup d’enfants.

Son père le roi et sa mère la reine, qui étaient vieux maintenant et qui avaient beaucoup vécu, connurent avec les jeunes enfants de leur fils le prince tous les bonheurs que des grands-parents peuvent connaître avec leurs petits enfants. Et les trois fils et les trois filles du prince étaient tous bons, beaux et forts, et ils possédaient toutes les grâces et ne se posaient pas de questions, car le bonheur était leur destin.

Un matin, le roi, père du prince, fit appeler son fils. Il lui dit  » Je suis vieux maintenant et je n’ai plus l’âge de régner sur le royaume. Ma vie fut bien remplie, et heureuse et je suis fier d’avoir un fils tel que toi pour me succéder. Nous allons donc organiser une grande célébration au cours de laquelle je te transmettrai le sceptre et la couronne qui te reviennent. Ensuite, ta ère et moi irons vivre à l’écart dans la forêt, afin de terminer la vie si heureuse et si remplie qui fut la nôtre de manière simple et belle, près des arbres, des rivières et des animaux « .

Son père ayant parlé, notre prince bon et beau ne put qu’approuver les paroles pleines de sagesse et de vérité du vieux roi. Il s’inclina et répondit :

 » Père bien-aimé, ô mon roi. Votre vie et celle de ma mère sont des exemples que chacun veut suivre dans le royaume. Vous êtes bons, vous êtes beaux et forts et vous possédez toutes les grâces, et le bonheur et votre destin. Après avoir mené une vie heureuse et remplie entourés du respect de vos sujets, vous souhaitez aujourd’hui marcher sereinement vers une fin tout aussi heureuse que votre vie. Je suis fier et ému d’avoir des parents si bons, si beaux et si forts, si pleins de grâces et si heureux. Mon plus cher désir est de vous aider à réaliser votre vœu.

Cependant, père bien aimé, ô mon roi, j’ai une faveur à vous demander. Avant de poursuivre votre existence comme vous désirez le faire ; avant de me remettre le sceptre et la couronne qui me reviennent, accordez-moi je vous prie une année pour parcourir le vaste monde, pour connaître le bonheur et le malheur des gens dans notre royaume et aussi dans les contrées lointaines dont nous parlent les poètes et les voyageurs. Laissez-moi naviguer sur les mers et les océans, franchir les montagnes. Laissez-moi parcourir le vaste monde car je suis inexpérimenté, car je désire connaître autre chose que le bonheur avant de retrouver ma place et de poursuivre mon destin comme roi « .

Le front du roi s’assombrit et sa mine se fit grave.

 » Mon fils, il est temps que je t’explique tout cela. Je sais que tu te poses parfois des questions à propos du bonheur qui est le tien et qui est ton destin. Au fond de toi-même, tu sens que ton cœur est dur comme une pierre et froid comme l’hiver, et tu penses que tu n’as rien fait pour mériter d’être bon, d’être beau et fort, d’être rempli de toutes les grâces et d’avoir le bonheur pour destin. Et tu penses que tu n’as rien fait pour mériter d’être heureux, de te marier et d’avoir beaucoup d’enfants. Je sais tout cela et je connais bien tes doutes. Aujourd’hui tu te poses toutes ces questions et le moment est venu pour moi d’y répondre. Reviens me voir demain. Nous serons avec la fée Eglantine, ta marraine « .

La curiosité du prince était tellement piquée que, pour la première fois de sa vie, il cessa de se poser les questions qui le rongeaient. En sortant, il rencontra sa jeune sœur la princesse qui cueillait des fleurs dans le jardin.

 » Aurore, ma sœur ! Comme tu es belle aujourd’hui, encore plus belle qu’hier et moins belle que demain. Comme j’envie le prince qui t’épousera ! Il ne peut trouver avec toi que le plus grand des bonheurs, tant tu es bonne, tant tu es belle et forte, et pleine de toutes les grâces. Je jurerais que le bonheur sera le destin de celui qui t’épousera « .

 » Tu le sais bien, mon bon frère : le bonheur est notre destin à tous les deux, même si je sais bien qu’au fond de toi, tu penses que ton cœur est dur comme une pierre et froid comme l’hiver, et que tu n’as rien fait pour mériter ce bonheur qui est le tien. J’espère qu’un jour ton esprit s’apaisera et que tu trouveras une réponse à toutes tes questions, ô mon frère. Prends-donc ces fleurs que j’ai cueillies en pensant à toi, et conserve-les en gage d’amour pour ta sœur la princesse qui attend son prince charmant en faisant des bouquets « .

 » Ô ma sœur bien-aimée, tes fleurs sont d’unre rare beauté. On jurerait que pour toi elles se sont faites plus belles encore et plus délicates. Et même si au fond de moi il me semble que mon cœur est froid comme l’hiver et dur comme une pierre, je suis réchauffé par ce gage de ton amour qui m’emplit de joie. Mais écoute, petite Aurore belle comme le jour, bonne et forte, pleine de toutes les grâces et qui a pour destin le bonheur. Ecoute la bonne nouvelle qui m’arrive : dès demain, le roi notre père et la bonne fée Eglantine, ma marraine, ont promis de répondre enfin aux questions qui me rongent et qui hantent mon âme. Je saurai enfin pourquoi il faut que je vive heureux, que je me sois marié et que j’aie eu beaucoup d’enfants. Je saurai enfin pourquoi j’ai mérité d’être bon, mérité d’être beau et fort et plein de toutes les grâces, et pourquoi j’ai le bonheur pour destin et non pas le malheur « .

 » Je suis si contente pour toi, ô mon frère. Je suis si heureuse que ton vœu le plus cher puisse enfin être exaucé. J’ignore quelle peut être la réponse à tes questions, et j’ignore pourquoi elles te rongent ainsi le cœur, mais je suis certaine que tu seras encore plus heureux lorsque tu connaîtras ces réponses, et je serai moi-même encore plus heureuse car je ne connais pas de bonheur plus grand que d’avoir pour frère un prince si bon, si beau et si fort, tellement rempli de toutes les grâces, et dont le bonheur est le destin « .

Et la sœur embrassa son frère, et le frère embrassa la sœur, puis s’éloigna, son bouquet à la main.

Comme il disposait ses fleurs dans un vase, la princesse sa femme passa par là.

 » Bonjour, Ô mon prince. Ce sont de belles fleurs que tu as cueillies « .

 » Cendrillon, ma bien-aimée, tu es toujours aussi resplendissante et mon cœur s’embrase quand je te vois, même si bien souvent au fond de moi-même je sens bien qu’il est dur comme la pierre et froid comme l’hiver. Le désir qui s’empare de moi à ta vue est toujours aussi fort, et j’ignore ce que j’ai fait pour mériter un tel amour, qui m’emplit de bonheur.

Ces fleurs que tu vois-là ont été ramassées par la princesse, ma sœur bien-aimée. Elle m’a offert ce présent tout à l’heure et j’éprouve un grand plaisir à contempler ces fleurs si fraîches, au teint si délicat, et à les disposer dans ce vase afin que tous en profitent et puissent les admirer à leur tour « .

 » C’est vraiment un superbe cadeau que tu as reçu. La princesse Aurore ta sœur est tellement bonne, elle est si belle et si forte, et tellement pleine de toutes les grâces, que mon cœur se réchauffe lorsque je pense à notre belle amitié, et je suis vraiment heureuse de savoir que le bonheur est son destin « .

 » Ô belle dame de mes pensées, j’ai reçu ce matin un présent encore plus précieux que ce délicat bouquet, un présent qui me trouble et me remue tout autant que l’amour que je te porte, une promesse qui va changer ma vie et faire taire enfin les questions qui rongent mon cœur « .

 » Quelle promesse, mon bien-aimé ? Quel présent peut-il t’être offert qui t’apporte tout ce que tu n’espérais plus ? « 

 » Mon père le roi et la bonne fée Eglantine, ma marraine, ont promis de me révéler enfin, en répondant à toutes mes questions, le secret que je cherche depuis si longtemps sans le trouver. Je vais enfin savoir pourquoi, au fond de moi-même, je sais que mon cœur est dur comme la pierre et froid comme l’hiver, je vais enfin svoir ce que j’ai fait pour mériter tout le bonheur qui est le mien « .

 » Ô mon prince, puissent les réponses à tes questions t’apporter encore plus de bonheur. Tu es si bon, si beau et si fort, tellement plein de toutes les grâces que la seule chose qui compte pour moi est de te voir heureux. Mon bonheur n’est rien si je ne te vois pas heureux, et la chose la plus précieuse pour moi est de savoir que mon bien-aimé a pour destin le bonheur. Et puisque tu as déjà aujourd’hui reçu deux magnifiques présents, je veux t’en faire un à mon tour. Suis-moi jusqu’à notre chambre ; je vais t’offrir ce que j’ai de plus précieux après toi : moi-même tout entière. Puisque j’éveille en toi le désir, viens me submerger de tes assauts, viens chercher le plaisir dans mes bras et trouver le bonheur dans mes yeux. Le bonheur de ce présent que je te fais à présent « .

Quelques instants plus tard, sur la couche princière, les deux corps s’enlaçaient. Stimulé par un désir infini, le prince avait placé sa tête entre les jambes de son épouse, et se délectait avec délicatesse du fruit rose et intime qu’elle lui offrait. Agenouillé aux pieds de sa dame, il appréciait pleinement le cadeau ainsi offert, et sa queue en érection ne pouvait laisser aucun doute sur l’état du désir de notre bon prince, si beau et si fort, comblé de toutes les grâces (y compris un sexe aux dimensions impressionnantes), qui allait ainsi vers son destin, vers le bonheur, comme on le lui avait dit tant de vois.

Et là, tandis que la princesse Cendrillon, haletante, le torse perlé de sueur, se mordait les lèvres pour ne pas hurler tandis que montait en elle la vague déferlante de l’orgasme, tandis que de sa langue experte, le prince jouait avec le plaisir de sa bien aimée, retardant à loisir l’explosion du plaisir, attentif au sexe délicat et offert dont la palpitation l’excitait, tandis qu’il humait l’odeur délicieuse et dégustait avec bonheur le suc au goût doucereux, il restait un coin de sa tête absorbé par l’idée que son cœur était froid comme l’hiver et dur comme la pierre. Et puisque son sexe était dur lui aussi, dur comme du bois, il retourna la princesse violemment, la coucha sur le lit et, montant sur son dos, la pénétra d’un seul coup.

Sous le choc, elle se contracta, et cette dernière contraction déclencha la vague de plaisir tant retenue. Tandis que son mari faisait aller et venir implacablement son sexe à l’intérieur d’elle, comme un mécanisme incontrôlable, elle n’en pouvait plus de ressentir le plaisir, et les stimulations désordonnées qu’elle recevait étaient à la limite du supportable. Elle criait, mordait l’oreiller, se débattait en tous sens, craignant et espérant en même temps le prochain coup de butoir, tandis que, comme indifférente à ce déchaînement, la queue chaude et puissante du prince allait et venait avec force.

Le plaisir montait aussi dans le corps du prince. Une petite brise froide sur son dos en sueur lui fit prendre conscience de leurs corps dégoulinants. Il aimait par dessus tout sentir le corps de Cendrillon à la limite du plaisir et de l’hystérie, se débattant pour échapper au sexe de l’homme.

Sans faiblir, il besogna ainsi la princesse jusqu’à ce que, comblée et épuisée, elle cesse de réagir et de se débattre. Puis, au comble de l’excitation, il se retint malgré tout d’éjaculer, afin d’offrir à a belle l’un de ses plaisirs favoris : l’attrapant par les cheveux, il lui releva brutalement la tête et lui ordonna :  » Suce maintenant ! Vide-moi les couilles « . Et la langue, et les lèvres expertes de la jeune princesse l’enserrèrent. A bout de forces l’instant d’avant, la princesse avait retrouvé toute son énergie, et pompait le membre offert avec avidité, sachant que bientôt viendrait l’instant délicieux où le suc amer et brûlant inonderait sa gorge et son palais.

 » Quelle chance d’avoir pour épouse une maîtresse si passionnée « , se disait le prince.  » Mon bonheur ne serait pas complet si je n’avais pas épousé une véritable salope ! « . Il regardait amoureusement son épouse, tendis qu’elle semblait prise de frénésie, qu’elle avalait littéralement son membre. La petite sensation agréable qui part du bas du dos était déjà là. L’éjaculation montait implacablement. Le prince sentit ses jambes défaillir tandis que se déclenchait un orgasme formidable qui lui embrasa tout le corps. Mais pendant ce temps, lancinante, l’interrogation : Que vont me révéler demain mon père le roi et la bonne fée Eglantine, ma marraine ?

Après avoir pris une bonne douche, le prince se rendit à la salle d’armes où l’attendait son maître. La leçon fut, comme chaque jour, excellente. Le maître d’armes du royaume était un preux chevalier qui avait beaucoup voyagé. Il connaissait toutes les contrées, toutes les armes, toutes les façons de les manier. Il avait une grande force et un savoir immense. De tout le royaume, seul le prince l’égalait. Personne ne pouvait le battre, sauf notre prince si bon et si beau. Les deux hommes s’aimaient profondément et se respectaient. Après leurs exercices, ils jouaient souvent à se combattre jusqu’à l’épuisement. C’est donc en sueur et vidé de presque toute son énergie que se retrouva le prince, quelques heures plus tard. Allongés dans l’herbe, les deux compagnons avaient laissé giser leurs épées auprès d’eux et contemplaient le ciel.

 » Je n’ai plus rien à t’apprendre, ô mon prince. Tu es le meilleur combattant de ce royaume, et de toutes les contrées que j’ai traversées. Tu sais te battre avec toutes les armes et maîtriser n’importe quel adversaire. Je suis fier de t’avoir enseigné mon art, et je suis fier d’être au service d’un prince si bon, si beau et si fort, un homme comblé de toutes les grâces. Je suis heureux que le bonheur soit ton destin « .

 » Tu le sais bien, Jean-Claude, car je me suis souvent confié à toi : je sais que je suis un combattant valeureux et que le sang qui coule dans mes veines est celui des plus grands héros, je sais que les miens m’aiment et me chérissent parce que je suis bon, fort et beau, parce que je suis plein de toutes les grâces et que mon destin est le bonheur, tu sais pourtant que, au fond de moi, il me semble que mon cœur est dur comme la pierre et froid comme l’hiver. Tu sais bien quelles questions me rongent le cœur depuis toujours « .

 » Je le sais, mon prince. Et mon vœu le plus cher est que tu puisses trouver un jour les réponses à tes questions « .

 » Mon père le roi, et la bonne fée Eglantine, ma marraine, m’ont promis ce matin d’apporter dès demain la réponse à toutes mes questions « .

 » Mon cœur s’emplit de joie à cette nouvelle, bon prince. Puissent ces réponses t’apporter encore plus de joie et de bonheur « .

29 juillet – St Mandé

 » Pourtant, Jean-Claude, je sais bien que je suis déjà aussi heureux qu’on peut l’être : ma bien-aimée sœur Aurore m’a fait ce matin le plus beau des présents en m’offrant des fleurs merveilleuses que je pourrais contempler sans fin. Et mon épouse, la belle Cendrillon, s’est offerte à moi sans retenue si bien qu’elle m’a comblé de plaisir. Je suis bon, beau et fort et riche de toutes les grâces, mon destin est le bonheur et il ne m’arrive que du bien. Pourquoi demander plus ? Pourquoi me tourmenter ainsi avec des questions sans fin ? Je suis bien heureux qu’on me donne enfin les réponses. Peut-être vais-je en effet être encore plus heureux « .

 » Cela je l’ignore, mon bon prince. Mais puisqu’aujourd’hui chacun te fait un présent, je veux t’offrir quelque chose à mon tour. Voici mon épée. Elle est à toi. C’est l’épée que j’ai porté sur mon flanc pendant toute ma vie, depuis qu’elle me fut offerte par mon maître. Et aujourd’hui, puisque je n’ai plus rien à t’appendre, tu deviens un maître à ton tour, tu t’est montré digne de porter l’épée de mon maître. Puisse-t-elle te protéger comme elle m’a protégé. Tu es bon ; tu es beau et fort et comblé de toutes les grâces, et le bonheur est ton destin. Rien ne me rendra plus heureux que de savoir mon épée entre tes mains « .

 » Ô Jean-Claude, mon frère, mon maître. Ce présent me comble. Je suis fier d’avoir mérité ton estime et ta confiance, et je jure de servir cette épée en restant toujours fidèle à ce que tu m’as enseigné. Car même si je suis bon, même si je suis beau et fort, même si je suis paré de toutes les grâces et si le bonheur est mon destin, que serait un tel bonheur sans celui d’aimer un ami fidèle ? « .

Pourtant, au fond de lui-même, le bouillant jeune homme sentait toujours son cœur dur comme la pierre et froid comme l’hiver, et rien ne parvenait à le réchauffer, rien sauf l’espoir que, le lendemain matin, il aurait enfin la réponse à ses questions.

Tandis que le prince s’interrogeaut sur la réalité de cet espoir, maître Yorick vint à passer. Il était accompagné du jeune prince Nestor, qui récitait ses déclinaisons :

 » Dominus, domine, dominum, domini, domini, domino – Domini, domini, dominos, dominorum, dominis, dominis – Puer, puer, puerum « 

Aperçevant son père, le jeune prince accourut pour le saluer.

 » Eh bien mon fils, j’entends que tu parles déjà couramment le latin. Tu n’auras bientôt plus besoin de maître Yorick ! « 

 » Oh si, mon père, j’ai tant à apprendre. Je veux connaître toutes les langues, et l’histoire du monde, et savoir tout ce que l’on peut connaître sur les contrées lointaines et sur notre royaume, sur les plantes et sur les animaux. Je veux connaître les secrets du Monde, et l’astronomie, et tous les arts, et la musique, et l’architecture, et je veux apprendre à chasser, à danser, à chevaucher les étalons et à manier les armes. Je veux être comme toi, ô mon père, bon, beau et fort et paré de toutes les grâces, et je veux avoir le bonheur pour destin « .

 » Voilà un beau programme, maître Yorick. Vous avez déjà enseigné toutes ces choses aux frères et sœurs du prince Nestor, et ma sœur Aurore, ainsi qu’à mon père et au père de mon père. Je ne doute pas que vous y parviendrez « .

 » Ô mon prince, le jeune prince Nestor est bon, il est beau et fort pour son âge, et paré de toutes les grâces. Le bonheur est son destin et je lui enseignerai tout ce qu’on peut enseigner en ce monde. Comme toi, mon Prince, le jeune prince Nestor aura la réponse à toutes les questions « .

 » Tu sais bien, ô maître Yorick qu’il est des questions qui rongent mon âme et auxquelles nul n’a jamais répondu pour moi « .

 » Je le sais, mon prince. Mais ce sont des questions dont la réponse ne s’enseigne pas. Il te faudra découvrir toi-même la vérité à leur propos « .

« Pourtant, Ô maître, la bonne fée Eglantine, ma marraine, et mon père le roi vont demain m’apporter la réponse. Et même si je connais déjà le bonheur, même si j’ai reçu aujourd’hui les plus beaux présents, les fleurs délicates de ma sœur Aurore, le plaisir charnel et l’amour de Cendrillon, la princesse mon épouse, même si je porte à mon flanc fièrement l’épée transmise par mon maître Jean-Claude, eh bien rien ne m’importe plus que la réponse à ces questions, qui me sera bientôt révélée « .

 » Je suis heureux pour toi, mon prince, car la bonne fée Eglantine, ta marraine, et ton père le foi savent bien des choses parmi celles qui ne peuvent pas s’enseigner. Et ce sont de grands secrets qu’ils vont te transmettre. Mais laisse-moi à mon tour te remettre un présent. Prends ce dé et utilise-le à chaque fois que tu ne sauras pas quoi faire et que tu te trouveras dans l’hésitation. Il saura t’aider à poursuivre ton chemin, car tu es bon, et beau et fort, et riche de toutes les grâces, et le bonheur est ton destin « .

Et le maître tendit le dé, et le prince prit le dé, et l’enfant reprit sa récitation :  » pueri, pueri, puero, pueri, pueri, pueros « . Et sa voix s’évanouit dans le lointain.

Au fond de son cœur, le jeune prince ne sentait plus tellement une petite pierre dure et le froid de l’hiver, mais une curiosité qui le rongeaut et commençait à occuper tout sn esprit.  » Que vont me dire demain le roi, mon père, et la bonne fée Eglantine, ma marraine ? Quelle sera la réponse à mes questions ? Saurai-je enfin de quel droit j’ai mérité d’être si bon et si beau et si fort, et pourquoi j’ai mérité d’être comblé de grâces et d’avoir le bonheur pour destin ? « 

Le soir venu, le jeune prince ne trouvait pas le someil. Son esprit était agité et les questions se pressaient dans sa tête. Ce n’était plus une piere dure ni un vroid hiver qui emplissaient son cœur mais un battement sourd et continu. Il était en sueur, se tournait et se retournait dans ses draps.

Pour le réconforter, la princesse Cendrillon, son épouse, s’offrit de nouveau à lui. Câline, elle lui caressa doucement le sexe avec ses pieds légers, puis lorsque le membre fut dressé, offrit sa croupe au prince. Sans attendre, elle fut sodomisée et connut le plaisir extrême de sentir le sperme chaud projeté au loin à l’intérieur de ses reins. Puis, satisfaite, elle s’endormit comme un chatte, tandis que le prince, toujours préoccupé, arpentait en silence les salles et les couloirs du château. Dans quelques heures, ce serait l’aube et ce serait la fin de son attente. Il se demandait si, après avoir répondu à ses questions, le roi son père et la bonne fée Eglantine le laisseraient quitter le château pour parcourir le vaste monde. Il rêvait souvent de visiter les contrées dont maître Yorick lui avait enseigné les mœurs et l’histoire, et que Jean-Claude, son maître d’armes, avait traversées au cours de sa vie tumultueuse. Il rêvait de traverser l’océan et d’affronter la tempête, de voyager dans les étoiles et au bout de l’univers, de voir les plantes et les animaux et les gens qu’on peut rencontrer ailleurs que dans le royaume de son père, le roi.

Il savait qu’il était bon et beau et fort et paré de toutes les grâces et destiné au bonheur, et il savait que ce bonheur n’était rien sans l’amour des siens, sans l’amitié et le respect de ses proches et de ses sujets. Mais il sentait de nouveau le fond de son cœur dur comme une pierre et froid comme l’hiver, et tout cela lui semblait peu de choses à côté d’un grand voyage à la découverte du monde. Tout cela lui paraissait de peu de prix s’il n’obtenait pas la réponse à ses questions. Et il commençait à comprendr qu’aucune réponse ne pourrait lui donner satisfaction, car s’il n’était pas capable d’attribuer à son bonheur plus de prix qu’à la découverte du monde, s’il ne pouvait pas se contenter de son bonheur présent, le plus grand des bonheurs, alors il ne serait jamais satisfait. Il réalisa que son bonheur, le plus grand des bonheurs, même s’il était encore augmenté de tous les bonheurs possibles, ne lui ôterait jamais le regret de passer à côté des autres bonheurs non connus, à côté aussi des autres malheur. Le prince réalisait que, n’ayant jamais été malheureux, il ne connaîtrait jamais l’intensité du bonheur qu’on peut ressentir après avoir traversé de rudes épreuves. Il soupçonnait que le bonheur pur et sans tâche qui était son destin, que le bonheur facile et sans question qui l’attendait, n’était le bonheur qu’en apparence. Et il ne voyait pas comment son père, le roi, et la bonne fée Eglantine, sa marraine, allaient y changer quelque chose.

Pour se calmer les nerfs, et comme la nuit était interminable, le jeune prince arpentait toujours les allées du parc, allant au hasard. Il finit par arriver dans un endroit reculé où il ne mettait jamais les pieds. On y trouvait un potager et une petite maison, où vivait retirée sa tante, la sœur du roi. Elle ne sortait presque jamais, et personne n’en parlait jamais. On disait parfois qu’elle était une sorcière et qu’en tout cas elle connaissait la magie. Le prince avait oublié jusqu’à son existence, mais il la reconnut immédiatement. Elle se tenait sur le seuil, assise en silence sur la marche, prenant le frais en regardant la nuit étoilée.

 » Bonsoir Tristan, mon neuveu. J’ai grand plaisir à te voir. Approche, que je te voie. Hmmmm…. Tu es comme on me l’a dit : bon, beau et fort, et paré de toutes les grâces, et tu es destiné au bonheur, n’est-ce pas ? « 

 » C’est ce qu’on dit en tout cas, Ô ma tante « 

 » Tu seras bientôt roi. C’est un beau royaume que le tien, et tes sujets ont bien de la chance de t’avoir, comme ils ont de la chance d’avoir eu pour rois ton père, et mon père avant lui. Tous bons, beaux et forts, parés de toutes les grâces et destinés au bonheur. A leur image, le royaume est lui aussi destiné au bonheur, car les rois heureux font les sujets heureux « .

 » Je sais tout cela, Ô ma tante. La seule question que je me pose est ce que j’ai pu faire pour mériter tout ce bonheur. Je vis heureux, je suis marié et j’ai beaucoup d’enfants, et je vis entouré des plus grands bienfaits. Pourtant, Ô ma tante, je sens au fond de mon cœur quelque chose de dur comme la pierre et froid comme l’hiver, et je m’interroge et je ne trouve jamais le réconfort « .

 » Je sais cela, Tristan mon neveu, et je sais aussi que demain à l’aube le roi ton père et la bonne fée Eglantine, ta marraine, vont te révéler leur secret et apporter une réponse à toutes tes questions. Je sais que tu es nerveux et que tu t’interroges sur le grand voyage autour du monde. Je sais que tout ce bonheur est un héritage lourd à porter, mais crois-moi, s’il n’est pas possible d’échapper aux arrêts du destin, il y a plusieurs manières d’accomplir celui-ci. Tu reviendras me voir lorsque tu auras la réponse à tes questions, et nous en parlerons alors. En attendant, je peux rendre ton attente plus douce si tu le souhaites « .

 » J’ignore comment tu sais tout cela, Ô ma tante, car je pensais que tu vivais dans l’isolement, et j’ignore aussi comment tu pourras m’aider à accomplir mon destin, mais je reviendrai assurément te voir, comme tu le prédis. Mais ce qui m’intrigue par dessus tout, c’est le procédé que tu vas employer pour rendre mon attente plus douce. Le feu de questions qui embrase mon esprit depuis ce matin est bien trop puissant pour que toi ou quelqu’un d’autre soit capable de l’arrêter « .

Alors la tante de Tristan fit un geste de la main, tout en prononçant quelques mots, et il tomba dans un profond sommeil.

Lorsqu’il se réveilla, Tristan éprouvait un étrange bien-être. Son père le roi était là, ainsi que la bonne fée Eglantine, sa marraine. Il se trouvait dans une pièce du château qu’il n’avait jamais vue auparavant. De la fenêtre, il voyait le parc familier, il reconnaissait l’enceinte fortifiée et les toits du village, mais il n’avait jamais vu cet endroit.

 » Bonjour, mon fils « , dit le roi

 » Bonjour, Ô mon père. Que m’est-il arrivé ? Comment suis-je arrivé ici ? Dans quelle pièce sommes-nous ? « 

 » Tu n’es pas réellement dans le châtau. Tu es toujours en train de dormir chez ta tante, ma sœur. Et ceci n’est que le rêve dans lequel nous te rendons visite. Car c’est en rêve, et seulement en rêve, que nous pourrons apporter les réponses aux questions que tu te poses « .

Surpris, mais confiant, le jeune prince Tristan attendait. Alors les images se mirent à défiler sous ses yeux. Il vit des guerres et du sang, il vit des corps découpés, transpercés, des blessés hurlant de douleur. Il vit des cortèges de personnes misérables errant sur les routes, des femmes en sanglots, des enfants terrifiés. Il vit des malades, des rangées de malades dans les hôpitaux, des accidents de la route, des corps incarcérés dans de la tôle froissée. Il vit des bourreaux coupant des têtes, des viols et des tortures. Il vit des rasoirs trancher des gorges, des fusillades décimer des familles, des bombardements, des lépreux, des famines, des naufragés en train de se noyer, des noyés en train de se décomposer, il vit la terreur et la misère sur la terre tout entière, et l’injustice qui anéantit le courage des plus courageux et le hasard qui joue avec nos vies. Et il réalisa que nul n’est à l’abri de ces fléaux, et il imagina son royaume à feu et à sang, et il se représenta Aurore, sa sœur adorée, menant une existence de malheurs et de souffrances, violée puis éventrée par un soudard. Et il vit Cendrillon, sa femme adorée se balançant au bout d’une corde, une expression de terreur et de souffrance sur son visage. Et ses enfants torturés, battus, hurlant et appelant à l’aide, et soudain tout s’arrêta.

Le visage souriant de son père, le roi et celui de la bonne fée Eglantine, sa marraine, lui faisaient face. Et Tristan, le cœur battant, le corps en sueur, ne savait que dire.

 » Sais-tu ce que tu viens de voir, Tristan ? « 

 » Non, père, je l’ignore « .

 » Tu viens de voir le monde. Tu le connaissais déjà, mais tu ne l’avais jamais vu. Il était enfoui au fond de toi « .

 » Le monde, cette folie ? « 

 » Oui, Tristan. Le monde est cette folie. Et chacun d’entre nous porte en lui en héritage une parcelle de cette folie, comme tu portes au fond de toi une pierre dure et froide comme l’hiver « .

 » Mais comment peut-on avoir le bonheur pour destin, lorsqu’on porte en soi un tel monde ? « 

 » Le destin que tu portes est ton héritage, Tristan, tout comme le Monde que tu viens de voir. Je te l’ai transmis comme mon père me l’avait transmis et son père avant lui. Et c’est la bonne fée Eglantine, ta marraine, qui a pour mission de veiller à cet héritage, qui nous vient de ton aïeul, le prince Philippe.

Le prince Philippe était bon, et il était beau et fort, et doté de toutes les grâces, et son destin était d’éveiller la princesse Aurore après que celle-ci eut dormi d’un sommeil profond pendant cent années. Pour cela, il dut affronter de terribles épreuves et surmonter bien des dangers. Lorsqu’il eut réussi, la bonne fée Eglantine, ta marraine, qui était aussi la marraine de la jeune princesse Aurore, jeta un sort bienfaisant sur le royaume jadis endormi, pour qu’il reste protégé du monde et vive à jamais dans le bonheur. Mais la fée malfaisante qui avait été vaincue par le prince Philippe eut le temps de jeter un dernier sort avant d’expirer :

 » Prince Philippe, dit-elle. Tu vas régner, toi et ta descendance, sur un royaume éternellement heureux et sur un peuple éternellement heureux, puisque je ne peux pas annuler le sort de la bonne fée Eglantine. Et tous les princes qui te succèderont seront bons, et beaux, et ils seront forts et dotés de toutes les grâces. Mais au fond de leur cœur, je placerai une pierre dure et froide comme l’hiver, et pour toujours je leur interdirai d’éprouver le bonheur. Toi et tes descendants, vivrez heureux mais ne serez jamais heureux. Vous ferez le bonheur autour de vous mais ne pourrez jamais le partager « 

 » Voilà pourquoi, Tristan, en héritant du sceptre et du trône qui te reviennenet, il te faut accepter aussi ce poids, et le porter sans rien dire « .

 » Cela n’est pas ma vie, répondit Tristan. C’est un sort maléfique et je le refuse : dès demain je pars à la recherche d’un magicien qui pourra le rompre ! « 

 » C’est un choix qui t’appartient, Tristan, mais sache que si tu te délivres du sort de la sorcière malfaisante, le sort jeté par Eglantine sera défait lui aussi. Tes sujets et tes proches, et tous ceux que tu aimes reviendront dans le monde et perdront à tout jamais le bonheur. Si tu sors de cette histoire pour vivre la tienne, le royaume qui est le tien disparaîtra à jamais, et de ton héritage il ne te restera rien.

Alors Tristan se souvint qu’il avait dans la poche un dé, que son maître Yorick lui avait recommandé d’utiliser.

FIN

24 heures se sont écoulées, pour le prince comme pour moi.