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Comme elle Ă©tait partie (roman)

Comment et pourquoi j’ai Ă©crit ce texte  (Ă  mon avis c’est mieux de lire ça avant…)

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Chapitre 1

Cela commence l’Ă©tĂ© dernier. Je suis un Ă©crivain ratĂ©. C’est Ă  dire que j’en suis Ă  mon sixième roman, et qu’aucun Ă©diteur n’a jamais voulu de mes textes.

Nous sommes Ă  la terrasse du cafĂ© oĂą j’Ă©cris encore aujourd’hui. Avenue de MĂ©nilmontant, en face du Père-Lachaise. Je discute avec Thierry, mon meilleur ami et mon agent littĂ©raire. Thierry m’apporte les nouvelles. Elles sont mauvaises, comme d’habitude. Rien que des refus.

 » MalgrĂ© ses qualitĂ©s nombreuses, votre manuscrit n’est malheureusement susceptible de s’intĂ©grer dans aucune des collections que nous publions « .

– Ca ne veut rien dire, ça. C’est un motif bidon !

– Mais non ! Tu sais, les Ă©diteurs sont des gens extrĂŞmement occupĂ©s qui lisent des dizaines de textes. Ils ne peuvent pas rĂ©diger des rĂ©ponses dĂ©taillĂ©es pour tous les manuscrits qu’ils reçoivent. Par contre, ils ont l’Ĺ“il pour trouver les textes qui vont cartonner. Le jour oĂą tu Ă©criras une bombe, elle ne va pas leur Ă©chapper, surtout si c’est moi qui transmets directement le manuscrit

– OK. Demain midi je te refile la nouvelle version de  » Lanquarem « . On verra bien si ça passe, cette fois.

– Je lirai ça dans le week-end. Je descends dans le midi, j’aurai tout le temps.

– Tu descends chez HĂ©lène ?

– Oui. Ils organisent une grande fĂŞte

– Tu l’embrasseras pour moi. Et les filles aussi.

– Elle m’a dit qu’elle allait t’appeler. Elle aimerait t’inviter.

– Aller faire la fĂŞte chez ma femme et son amant ? Tu ne veux pas que je leur offre des fleurs, non plus ?

– Écoute, ça fait bientĂ´t quatre ans que vous vous ĂŞtes sĂ©parĂ©s…

– Quatre ans qu’ELLE est partie. Moi je n’avais rien demandĂ©. Et puis son type, moins je le vois, mieux je me porte.

– William est un type super ! Je comprends ce que tu ressens, mais HĂ©lène a le droit de refaire sa vie maintenant. Sans compter que les filles l’adorent…

– Je sais, je sais. Et puis il a plein de fric et puis il connaĂ®t plein de monde et puis il fait des tas de voyages passionnants. Vas-y, Ă©nerve-moi ! Je sais bien que tous mes amis le trouvent super. D’ailleurs, il y en a une bonne moitiĂ© qui ne m’appellent plus jamais.

– Tu te fâches avec tout le monde, tu rĂ©agis trop vivement.

– Normal, j’ai tous les dĂ©fauts. Je suis un Ă©crivain ratĂ©, obsĂ©dĂ© sexuel et je change en merde tout ce que je touche. Alors c’est normal que mes amis disparaissent. Quand j’avais un super job et que tout allait comme sur des roulettes, personne ne me les trouvait, tous ces dĂ©fauts.

– Écoute, Jacques. ArrĂŞte !

– Et puis HĂ©lène, dès que j’ai perdu la baraka, elle a fait ses valises.

– Tu sais bien que c’est toi qui a pĂ©tĂ© les plombs.

– On pouvait s’asseoir autour d’une table et discuter tout de mĂŞme. Dix ans de mariage, ça vaut bien un petit effort il me semble.

– C’est trop tard maintenant, tu n’y peux plus rien. Et puis vous n’Ă©tiez pas faits pour continuer ensemble. HĂ©lène a besoin d’un homme fort, qui la soutienne et la rassure, et toi tu es lĂ  Ă  toujours tout remettre en question, Ă  ne jamais savoir ce que tu veux. Quand en plus tu t’es mis Ă  Ă©crire, elle a compris que ça n’allait pas s’arranger.

Au fond, je crois qu’elle t’aimait sincèrement, mais il lui faut une autre vie. Exactement ce que William lui apporte.

– Bah ! Laisse tomber…. Tu pars quand ?

– Vendredi. Vraiment, Jacques, tu devrais rĂ©flĂ©chir : ça ferait plaisir Ă  HĂ©lène et aux filles que tu viennes.

– Écoute-moi bien : ce type peut me piquer ma femme et mes amis si ça lui chante, il peut faire autant de fĂŞtes qu’Eddy Barclay, mais qu’il me foute la paix. Un point c’est tout.

– Ce n’est pas lui qui t’invite, mĂŞme s’il serait très content de te voir. Tu sais, il n’a rien contre toi.

– Il ne manquerait plus que ça !

– Bon, et alors, quand est-ce que tu me dĂ©marres un autre bouquin ?

– Laisse tomber. Je crois que je vais arrĂŞter… Quatre ans sans rien publier, six romans refusĂ©s par tous les Ă©diteurs, des dizaines de nouvelles versions, et toujours rien. Il faut voir les choses en face : ce n’est pas mon truc, la littĂ©rature.

Et puis il y a les Ă©ditions Erotica… Ils m’ont proposĂ© d’Ă©crire quelque chose pour eux.

– Un roman porno ?

– Oui. Ils aiment bien mes papiers pour le journal. Si j’Ă©cris assez vite, ça me fera un peu de blĂ©. Je commence Ă  ĂŞtre vraiment fauchĂ©, moi !

– Et alors ? Ca ne va pas t’empĂŞcher d’Ă©crire de bons romans, ça. Tu ne peux pas laisser tomber, tu as trop de talent !

– Tu es le seul Ă  faire semblant de le croire. Mes histoires, tout le monde s’en fout. Trop intello pour les Ă©diteurs populaires, pas assez pour les autres. Tu sais bien que mes romans sont bons Ă  jeter.

– Tu ne peux pas dire ça, Jacques…

– Six romans, Thierry ! Je suis l’Ă©crivain le plus refusĂ© de la terre !

– Mais non, tu sais bien que les maisons d’Ă©dition ne publient qu’un pour cent de ce qu’elles reçoivent. Profite de la fin de l’Ă©tĂ© pour faire le vide, viens faire la fĂŞte le week-end prochain sur la cĂ´te, et puis on redĂ©marre !

– Pour le week-end, pas question. On reparle du reste quand j’aurai terminĂ© mon truc pour Erotica.

– Écoute, Jacques, tu m’ennuies. Tu ne vois plus personne, tu tournes en rond, tu perds ton temps mon vieux. Profite un peu de la vie pendant que t’es jeune !

– Lâche moi un peu Thierry ! Je n’ai pas besoin d’une maman.

– En tout cas, je ne sais pas si c’est en Ă©crivant des articles dĂ©biles dans une revue de cul et en passant tes nuits dans tes boites Ă  partouze que tu finiras par te sentir bien. C’est pas marrant pour moi de toujours te dire ça, mais ça me fout les boules de te voir vivre comme un con.

– En attendant, tu les aimes bien mes boites Ă  partouze, hein ? Tu veux venir demain soir ? Il y a une soirĂ©e  » pluralitĂ© masculine  » chez des amis. On cherche encore quelques Ă©talons.

– Demain soir ? Attends voir… Il suffit que j’annule un dĂ®ner… C’est OK pour moi.

– Tu passes me prendre Ă  20 heures, d’accord ?

– Ca roule. Je t’appelle d’abord.

– OK

VoilĂ  donc comment ça dĂ©marre, cette histoire. Thierry, c’est le super pote. Le seul qui ne m’ait pas laissĂ© tomber. Au dĂ©part, c’Ă©tait un ami d’HĂ©lène. Il Ă©tait un peu amoureux d’elle. Très amoureux, en fait, depuis des annĂ©es. Son confident. Elle n’avait jamais eu envie de sortir avec lui, et d’ailleurs je ne sais pas très bien ce qu’elle lui trouvait. Je crois qu’il se trouvait lĂ , qu’il Ă©tait gentil avec elle et toujours prĂŞt Ă  se plier en quatre, et qu’elle n’avait jamais eu le courage de le jeter. Alors Ă  la fin, il faisait un peu partie des meubles. Le gentil tonton pour les filles.

Il a toujours des histoires de cĹ“ur invraisemblables, sans queue ni tĂŞte. Ca ne va jamais. Il faut dire qu’il sort toujours avec des filles un peu tordues. Il faut dire qu’il travaille dans l’Ă©dition et que, apparemment, dans l’Ă©dition, les filles cĂ©libataires après trente ans, c’est gratinĂ©. Il faut dire que Thierry lui aussi a un profil plutĂ´t gratinĂ©, de quoi faire hĂ©siter n’importe quelle fille.

Ce n’est pas qu’il ne soit pas  » mignon « , comme elles disent. Au contraire, il a un physique athlĂ©tique, de  » beaux yeux bleus  » et s’habille toujours très bien. Seulement il ne peut jamais avoir l’air naturel. Il fait des efforts dĂ©sespĂ©rĂ©s pour employer un langage familier, se montrer  » cool « , mais il a un balai dans le cul et il suffit qu’il ouvre la bouche ou bien qu’il fasse un geste pour trahir cette raideur fondamentale qui ne le quitte jamais. MĂŞme saoul, mĂŞme quand il rit, mĂŞme quand il raconte des histoires de fesses (il adore ça), et mĂŞme (je le sais, je l’ai vu une fois) quand il fait un concours de pĂ©tomanie. Un cas dĂ©sespĂ©rĂ©.

Bref, Ă  la longue, j’ai fini par m’attacher Ă  Thierry. C’est comme ça qu’il est devenu mon agent. Enfin, rien d’officiel. Simplement, il me file un coup de main en s’occupant de mes manuscrits. Moi, je dĂ©teste ça. Je dĂ©teste vendre, et encore plus vendre mes bouquins. J’ai l’impression de me mettre Ă  poil, et les rares fois oĂą j’ai essayĂ© de rencontrer quelqu’un pour lui faire lire un manuscrit, ça s’est toujours mal terminĂ©.

Alors mĂŞme si Thierry me propose encore des rendez-vous, j’aime autant Ă©viter de m’y rendre. Je prĂ©fère le laisser plutĂ´t que de gâcher mes maigres chances.

Comme agent, il ne casse pas des briques. Il me fait Ă©crire et rĂ©Ă©crire, envoie ça Ă  tout le monde, passe des coups de fil, mais jusqu’ici ça n’a jamais marchĂ©. Tant que les ASSEDIC me payaient chaque mois, ce n’Ă©tait pas trop grave, mais maintenant mes ressources s’Ă©puisent. Il va falloir que je trouve une solution.

En fait, j’ai dĂ©jĂ  une solution : j’ai acceptĂ© de travailler Ă  plein temps pour U-Nique, le magazine Ă©rotique qui m’achète un texte de temps en temps. Ils ont besoin d’un nouveau rĂ©dacteur en chef, on se connaĂ®t bien, ils savent que j’ai fait ce job par le passĂ©, et que j’ai besoin d’argent.

Je ne voulais pas accepter, puis j’en ai discutĂ© avec ma voisine, Pascaline. C’est elle qui m’a convaincu.

Elle m’a plutĂ´t surpris Ă  cette occasion : Pascaline, c’est une catholique fervente. Pas le genre Ă  lire U-Nique, encore moins Ă  regarder les images. Seulement, elle pense qu’il faudrait que j’arrĂŞte de rester Ă  la maison toute la journĂ©e pour Ă©crire, que j’arrĂŞte de boire, de m’autodĂ©truire, de m’engueuler avec tous mes amis, et que je prenne des responsabilitĂ©s.

Je lui ai promis un abonnement au journal, pour la remercier du conseil. Elle a refusĂ© :  » Mon mari ne comprendrait pas « . Évidemment, vu sous cet angle…

Pascaline est devenue une amie depuis le dĂ©part d’HĂ©lène. Nous Ă©tions voisins, on s’invitait une ou deux fois par an. Et puis quand HĂ©lène est partie, que je me suis retrouvĂ© seul, que j’ai commencĂ© Ă  boire et que je touchais le fond, quand les gens ont cessĂ© de m’appeler, elle venait tous les soirs passer du temps avec moi. Elle faisait tout pour me remonter le moral, m’aider Ă  ranger la maison, me changer les idĂ©es. Elle a tout tentĂ© pour convaincre HĂ©lène de revenir. Tout, mĂŞme l’impossible, et pour ça elle allait chercher les arguments les plus incroyables. Je me souviens d’elle, au tĂ©lĂ©phone, les yeux remplis de larmes, racontant Ă  HĂ©lène comment nos filles, le soir en rentrant et en ne trouvant pas leur père au foyer, avaient le cĹ“ur brisĂ©. Comment, après avoir Ă©tĂ© privĂ©es de mon amour pendant toutes ces annĂ©es, elles grandiraient mutilĂ©es, amoindries, incapables de faire face aux dangers de la vie.

Ses arguments, elle les tirait en partie du livre  » Croire et aimer Ă  deux, les liens du mariage, la joie de l’Amour « . Elle avait rapportĂ© ce livre quelques annĂ©es plus tĂ´t, au retour d’un sĂ©minaire pour couples oĂą l’avait emmenĂ©e son mari, HervĂ©.

Alors quand elle a vu que ça n’allait pas entre nous, elle a essayĂ© de nous faire suivre ce sĂ©minaire. Elle nous a mĂŞme rĂ©servĂ© des places, demandant au curĂ© de nous tĂ©lĂ©phoner pour nous convaincre, proposant de garder les filles. Il Ă©tait dĂ©jĂ  trop tard. Et puis ce genre de remède ne marche pas avec des gens comme HĂ©lène ou moi. Cela dit, Pascaline est la seule Ă  penser qu’HĂ©lène devrait revenir Ă  la maison. Et rien que pour ça, elle me fait du bien. Elle n’a jamais doutĂ© que ça finirait par arriver.

Finalement, mĂŞme si je vois bien qu’HĂ©lène ne reviendra jamais vivre avec un Ă©crivain ratĂ© qui gagne sa vie en publiant un magazine pour couples très libĂ©rĂ©s, Pascaline a fini par me convaincre de prendre ce job.

– Tu te rends compte ? C’est extraordinaire ! Tu dois saisir cette chance de redĂ©marrer, et tu verras que peu Ă  peu tout rentrera dans l’ordre. Tu ne peux pas continuer Ă  vivre comme ça, reclus dans ta maison. Aie confiance et saisis la main tendue.

Bref, je commence lundi. Et comme si ça ne suffisait pas, mon nouveau boss m’a effectivement proposĂ© d’Ă©crire un roman porno. Il a lu mes textes et les a bien aimĂ©s. Il sait que j’Ă©cris des romans. Il possède une maison d’Ă©ditions (et des sites Web, et des filiales en TchĂ©coslovaquie, et plein de choses du mĂŞme acabit). Il me veut dans l’Ă©curie des Ă©ditions Erotica.

Je ne vais pas Ă©crire ça, bien sĂ»r. Pas envie. Pas le temps. Et puis je suis en train de terminer mon septième roman. Je le donne Ă  Thierry Ă  la fin de la semaine… Grosse surprise ! Je ne lui ai rien dit. Il croyait que j’Ă©tais en train de remanier  » Lanquarem  » pour la Ă©nième fois, mais j’ai dĂ©cidĂ© de ne plus jamais faire de nouvelles versions de mes romans. Pas le temps, pas envie. Et puis gĂ©nĂ©ralement, les nouvelles versions me plaisent encore moins que le premier jet. Au moins, pour ça, je suis d’accord avec les Ă©diteurs.

Pour mon nouveau bouquin, je n’ai rien dit Ă  personne. Parce qu’il est terminĂ©, mais je n’ai pas encore de titre. J’ai toute la semaine pour en trouver un, avant d’envoyer le tout Ă  Thierry.

Je ne lui ai pas dit pour le job, non plus. Je ne veux pas qu’il puisse le dire Ă  HĂ©lène. Je prĂ©fère laisser croire que j’Ă©cris juste un roman porno. Ce n’est pas la mĂŞme chose. Un roman, c’est temporaire, ça n’est pas un engagement. Tandis qu’un  » contrat Ă  durĂ©e indĂ©terminĂ©e « , c’est quelque chose de dĂ©finitif. Un peu comme si je trahissais HĂ©lène, comme si je cessais d’attendre son retour, comme si j’acceptais que la vie reprenne son cours sans elle.

Il faut dire que depuis son dĂ©part, je ne me suis jamais engagĂ© Ă  rien : ni avec un job, ni avec une femme. Je campe, j’attends. Je reste suspendu, j’attends que ma vie reparte, et je me consacre Ă  l’Ă©criture. Passe temps favoris : la boisson, le sexe, les bouquins qui me tombent sous la main.

GĂ©nĂ©ralement, je combine ces trois activitĂ©s : je ne quitte pas une maĂ®tresse avant d’avoir lu tous ses bouquins et vidĂ© son bar. Je m’installe chez elle sans bagages, et je retourne travailler chez moi la journĂ©e. Je m’arrange gĂ©nĂ©ralement pour choisir des filles qui habitent pas trop loin de ma ligne de RER, afin de limiter les trajets. Mais on ne fait pas toujours ce qu’on veut.

A la maison, je n’ai touchĂ© Ă  rien ; quand les enfants viennent me voir c’est la mĂŞme maison, sauf le salon, transformĂ© en bureau, oĂą j’ai installĂ© mon bureau pour Ă©crire. Souvent, dans la journĂ©e, je prends le thĂ© et des petits gâteaux avec Pascaline qui passe me voir. A force de prendre des petits gâteaux (et de boire, aussi, je suppose), j’ai pris du ventre et je me traĂ®ne un peu physiquement. En dehors de Thierry et des enfants, Pascaline est la seule personne Ă  venir Ă  la maison.

Étrange, comme ces deux-lĂ  sont devenus mes amis une fois que les choses ont mal tournĂ© pour moi. Comme ils ont su m’aider et m’encourager. Ce sont les seuls que je supporte encore. Tous les autres, tĂ´t ou tard, ont fini par se lasser de me voir ainsi, attendant le retour d’HĂ©lène qui ne reviendra pas.

Quand je me suis mis Ă  Ă©crire sĂ©rieusement, et que je pataugeais dans mon premier roman, Thierry s’est installĂ© la maison. Il m’a Ă©tabli un programme de travail strict pour m’aider Ă  terminer ; il a mĂŞme essayĂ© d’Ă©crire, simultanĂ©ment, son propre roman, pour crĂ©er une Ă©mulation entre nous. Sans lui, je ne serai jamais parvenu Ă  terminer, et si je n’y Ă©tais pas arrivĂ©, je n’aurais jamais continuĂ©. Lui, il n’a plus jamais essayĂ© d’Ă©crire depuis ce moment lĂ . Du moins, il n’en parle pas.

Pauvre Thierry. Il est encore plus mal que moi. Il ne boit pas et il fait du sport et il est en bonne santĂ© et il a le ventre plat, mais il n’a jamais Ă©tĂ© et ne sera jamais heureux. Toutes ses histoires d’amour tournent au dĂ©sastre, il n’aime pas son job, dĂ©teste son patron, et surtout il s’emmerde dans la vie comme personne que je connais ne s’emmerde. Rien ne semble l’intĂ©resser. Il a tout lu, tout vu, tout fait, mais rien ne lui plaĂ®t. Sauf HĂ©lène, qu’il n’aura jamais. D’ailleurs, je pense que s’il s’est intĂ©ressĂ© Ă  moi, au dĂ©but, c’est surtout pour comprendre comment elle avait pu s’attacher Ă  quelqu’un comme moi plutĂ´t qu’Ă  un type  » sĂ©rieux et rassurant  » comme il croit l’ĂŞtre. Je pense qu’il ne comprendra jamais, mais il a fini par trouver sa place auprès de moi ; il me donne des nouvelles d’HĂ©lène et des enfants, essaye de faire publier mes romans.

Et puis il y a le sexe. J’ai fini par comprendre que je l’aide aussi Ă  rĂ©soudre ses problèmes avec le sexe. Un sujet dont il n’aurait jamais osĂ© parler sans rougir jusqu’Ă  la racine des cheveux, jusqu’au jour oĂą je l’ai invitĂ© Ă  la soirĂ©e d’inauguration d’une boite Ă  partouze. Un peu pour me payer sa tĂŞte, puisqu’il n’oserait jamais refuser une telle invitation, et encore moins s’y rendre.

A ma grande surprise, il Ă©tait venu. Et son air guindĂ© dans son petit costume gris, avec ses grands yeux qui regardaient en tous sens tout en essayant de paraĂ®tre tout Ă  fait calme et maĂ®tre de lui, tout cela avait fait un effet du tonnerre Ă  l’une de mes amies. En moins de cinq minutes, elle l’avait entraĂ®nĂ© dans un coin et lui faisait une pipe sans qu’il ait dĂ©crochĂ© un seul mot.

Je ne l’avais pas revu de la soirĂ©e, et j’avais Ă©tĂ© horriblement gĂŞnĂ©, mais le lendemain, il me rappelait pour me remercier, et pour me demander le numĂ©ro de tĂ©lĂ©phone de mon amie.

Depuis ce jour, il m’accompagne souvent, et son air faussement impassible fait des merveilles, tant il trahit la lubricitĂ© jamais exprimĂ©e de Thierry.

Inutile de dire que je n’ai jamais invitĂ© Pascaline Ă  ces soirĂ©es-lĂ . D’ailleurs, elle n’aime pas l’influence de Thierry sur moi. Elle trouve qu’il me pousse Ă  boire beaucoup et Ă  dormir peu, mais surtout qu’il m’incite Ă  Ă©crire, et que ce n’est pas bon pour moi. Que ça me fait vivre avec mes idĂ©es noires, que je devrais faire autre chose. Elle n’aime pas mes textes. Elle les trouve beaux, mais pense qu’ils me coĂ»tent trop, qu’ils m’empĂŞchent d’aller de l’avant.  » Tu te fais du mal « , dit-elle.  » Ce n’est pas la vie qu’il te faut « .

En somme, au moment oĂą commence cette histoire, les choses ne vont ni bien ni mal pour moi. Elles ne vont pas mal parce que je suis content de mon nouveau roman, parce que je vais enfin gagner un peu d’argent avec mon nouveau boulot et que cela devenait vraiment urgent. Mais cette histoire de fĂŞte dans le midi m’irrite profondĂ©ment. Je suis tendu parce que Thierry a dit qu’HĂ©lène allait m’appeler pour m’y inviter, et je n’aime pas ça parce qu’elle va insister, m’assurer que les filles aimeraient me voir, peut-ĂŞtre mĂŞme leur demander de me tĂ©lĂ©phoner. Et moi, rien Ă  faire : je ne vais pas Ă  cette fĂŞte. Je n’en suis pas capable. Je ne peux pas lui dire ça parce que je ne veux pas l’ennuyer et je sais que ça lui ferait de la peine et qu’elle se sentirait coupable si elle savait que la seule idĂ©e d’aller lĂ -bas me rend malade.

Et puis je n’ai plus un pelot. Comment lui expliquer que je ne peux pas m’offrir un aller-retour en TGV ? Que j’ai dĂ©jĂ  empruntĂ© le maximum Ă  5 banques ? Que je dois de l’argent Ă  ma mère, Ă  Thierry, Ă  Pascaline, aux impĂ´ts, et que je ne pourrai jamais les rembourser avant d’ĂŞtre refroidi ? Comment lui dire que je suis devenu un ratĂ© depuis qu’elle est partie ? Ce sont des choses que je ne peux pas faire.

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Chapitre 2

Maintenant, nous sommes le lendemain de cette conversation avec Thierry qui m’a tant agacĂ©.

C’est le matin. HĂ©lène qui m’appelle.

– AllĂ´ ? Jacques ? Je te rĂ©veille ?

Moi :  » Non, non…  » (en vrai :  » Si, si « )

– Dis, je t’appelais parce que les filles aimeraient bien te voir. Et justement on fait une petite fĂŞte samedi prochain. Il y aura plein d’amis. Ca te dirait de descendre pour le week-end ?

– Non

C’est ce que j’ai trouvĂ© de meilleur comme rĂ©ponse :  » Non « , puis un silence. J’avais aussi prĂ©parĂ© quelque chose de plus long, mais ça ne veut pas sortir.

– Bon, je n’insiste pas. Elle vont ĂŞtre un peu déçues, mais si tu ne veux pas venir, n’en parlons plus.

– J’aime autant, oui. Embrasse-les pour moi.

D’habitude, elle insiste. Sans doute, pour une fois, j’ai su me montrer assez ferme.

– Pourtant, ça t’aurait fait du bien un peu de bon air et de soleil. Depuis combien de temps n’as-tu pas pris de vacances ?

– Aucune idĂ©e.

– Tu sais, Thierry m’a dit que tu allais commencer un nouveau roman. Tu ne serais pas bien ici ? Il y a un petit cabanon sur la plage oĂą tu pourrais t’isoler. Tu ne serais pas dĂ©rangĂ©. Tu peux rester aussi longtemps que tu voudras.

– Non, merci, vraiment. Je ne peux pas. J’ai des tas de choses Ă  faire ici.

– C’est dommage, j’aurais voulu te voir.

– Ah bon ?

– Oui, c’est la rentrĂ©e dans trois semaines, et nous avons Ă  parler un peu.

– Au sujet des filles ? Si ça te convient, je trouve l’organisation de l’annĂ©e dernière très au point.

– Oui, oui, moi aussi

– Il y a quelque chose qui ne va pas avec elles ?

– Oh non ! Tout va très bien. Seulement, elles aimeraient bien te voir un peu. Ca leur ferait plaisir.

– Moi aussi, mais lĂ  ce n’est pas possible

– Et toi, tu vas bien ?

– Oui, comme d’habitude.

– C’est tout ?

– Disons que j’Ă©cris toujours autant et que je publie toujours aussi peu, que mes finances pourraient aller mieux, que l’Ă©tĂ© est beau et chaud mĂŞme s’il a plu un peu vendredi, et que mon moral et ma santĂ© ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© beaucoup moins reluisants.

– Tu es avec quelqu’un ?

– Ca dĂ©pend ce que tu appelles  » ĂŞtre avec quelqu’un  » …

– Je veux dire, si tu n’es pas seul en ce moment, tu peux venir accompagnĂ©.

– C’est gentil. Mais quand je me dĂ©place, je prĂ©fère consommer sur place.

– Ce n’est pas un problème : il y a plein de jolies cĂ©libataires ici. Ca te ferait du bien de rencontrer des gens un peu diffĂ©rents. Ca te changerait les idĂ©es.

– Raison de plus pour que je ne vienne pas : je n’ai aucune intention de me caser.

– Mais tu sais, les filles sont grandes maintenant. Elles seront tout Ă  fait contentes si elles te voient heureux, et elles acceptent tout Ă  fait la situation. Avec William, elles s’entendent Ă  merveille.

– Je sais, je sais

– Allez, viens, s’il te plaĂ®t !

– Je t’ai dit que ça n’Ă©tait pas possible.

– C’est une question d’argent ? Je t’offre le TGV.

Ca, c’est ce qui m’a toujours Ă©nervĂ© chez HĂ©lène : elle ne se contente jamais des explications qu’on lui donne. Il faut toujours qu’elle pose la question de trop qui me met hors de moi. C’est Ă  chaque fois la mĂŞme chose.

– C’est si important que ça ce que tu as Ă  me dire, pour aller jusqu’Ă  m’offrir le TGV et un bungalow sur la plage oĂą je pourrais sauter toutes tes copines ?

– Oui, ce que j’ai Ă  te dire est assez important, mais j’ai VRAIMENT envie que tu viennes parce que ça me ferait VRAIMENT plaisir et aux filles aussi, et que William serait très heureux de mieux te connaĂ®tre.

– Mieux me connaĂ®tre ? Je n’ai rien contre lui, mais il ne faut pas exagĂ©rer

– Après tout, tu es mon premier mari, et le père de mes filles, et dans ces conditions il est normal que vous vous rencontriez, non ?

– Premier mari ? Je suis toujours ton mari, il me semble. Et c’est mĂŞme toi qui n’a pas voulu divorcer.

– Je sais, mais William voudrait m’Ă©pouser.

A ce stade-lĂ  de la conversation, il faut imaginer un blanc. Un long silence qui se prolonge tandis que cette phrase  » William voudrait m’Ă©pouser  » rĂ©sonne dans ma tĂŞte et qu’HĂ©lène continue de parler, de m’expliquer que ça n’est pas urgent, que c’est juste un projet pour dans un ou deux ans mais que ça ferait plaisir Ă  la mère de William et que ça serait l’occasion de faire une grande fĂŞte, puis qu’on pourrait vendre la maison peut-ĂŞtre maintenant si j’ai besoin d’un peu d’argent et que de toute manière elle ne demandera pas de pension et que maintenant Ă  l’âge qu’elles ont les filles comprendront mieux. Un grand silence qui se termine lorsqu’elle dit que c’est aussi pour ça qu’elle voulait me voir, parce que c’est plus facile d’en parler ensemble plutĂ´t qu’au tĂ©lĂ©phone, et que ça serait plus pratique aussi.

Alors lĂ  c’est Ă  moi de parler normalement. Peine perdue. Rien ne vient.

– Jacques ?

– Oui

– T’es lĂ  ? Tu ne dis rien ? Ca ne va pas ?

–  » Si, si « , je dis (en vrai :  » Non, non « )

– Enfin, voilĂ . Qu’en penses-tu ?

– Je ne sais pas. C’est très bien. Je ne m’y attendais pas, c’est tout.

– Ca ne t’ennuie pas ?

– Je ne sais pas, non. C’est comme tu voudras. Tu veux faire ça quand ?

– Oh, je ne sais pas. L’Ă©tĂ© prochain, je pense. On aimerait se marier ici, sur la cĂ´te. C’est un endroit merveilleux pour faire un mariage, et si on s’y prend suffisamment Ă  l’avance, on peut loger tous les amis dans un hĂ´tel sympa juste Ă  cĂ´tĂ©. Ils n’ont encore aucune rĂ©servation pour l’Ă©tĂ© prochain, et ils nous feraient un bon prix si on Ă©vite le week-end du 15 aoĂ»t.

– Dans un an ? Bien. Comment on fait ?

Moi, je me fiche de son mariage. Enfin, ce qui m’importe pour le moment, c’est le divorce. HĂ©lène veut divorcer d’avec moi, et je suis pris par surprise. Je ne sais pas quoi penser. J’ai les oreilles qui bourdonnent et les tempes en feu. Elle dit :

– Si on s’y prend dès la rentrĂ©e, ça devrait aller. Il faut un peu plus de 6 mois, normalement, si tout se passe bien.

– La rentrĂ©e ? Mais…

– Le mieux, c’est de prendre le mĂŞme avocat. Ca Ă©vite de perdre du temps en coups de fil et en rĂ©unions. En fait, les dĂ©lais sont surtout dus Ă  l’intervalle entre les convocations. On pourrait en parler Ă  Nicole, elle sera lĂ  samedi.

– Nicole ?

– Oui, Nicole. Elle connaĂ®t bien ce genre de dossier, et elle peut essayer d’obtenir un jugement pour le dĂ©but de l’an prochain. Mais il vaut mieux en reparler calmement. Tu ne peux vraiment pas descendre ce week-end ?

– Vraiment pas.

– Bon. Comme tu veux. J’en touche un mot Ă  Nicole, et on essaye de dĂ©jeuner tous les trois Ă  mon retour alors. Mais donne des nouvelles aux filles. Essaye de les appeler.

– D’accord. Au revoir.

– Je t’embrasse, et si tu changes d’avis, tu es le bienvenu.

– Oui, oui. Puis je raccroche.

A ce moment-lĂ , je suis un peu sonnĂ©. HĂ©lène veut divorcer ! Bon. D’accord. Après tout, c’est logique. Mais quand mĂŞme, ça me fait quelque chose. Il me semble que c’est maintenant que je vais la perdre vraiment. Qu’il restait au moins ce lien. Et puis, si cela disparaĂ®t, il ne restera plus rien.

Je suis sonnĂ© parce que je ne peux pas dire Ă  HĂ©lène que je voudrais qu’elle revienne, parce que je ne peux pas l’empĂŞcher de vivre sa vie, parce que je ne peux pas lui dire qu’elle me manque.

Je suis sonnĂ©, car ĂŞtre son mari, mĂŞme sĂ©parĂ©, c’Ă©tait dĂ©jĂ  ça. Car je voudrais lui dire tout cela mais je n’en ai plus le droit. Et que je n’ai personne Ă  qui le dire. Et que ça fait mal. Et que soudain je rĂ©alise que je suis seul, que je n’ai pas vu mes filles depuis le printemps, que je n’ai pas donnĂ© de nouvelles Ă  ma mère, que je n’ai personne dans ma vie Ă  qui je tienne autant qu’HĂ©lène. Je rĂ©alise que c’est terminĂ© et qu’il va falloir couper le cordon et que j’ai peur de souffrir et que je souffre dĂ©jĂ  Ă  l’idĂ©e qu’un juge nous sĂ©pare et qu’ensuite il ne restera plus rien entre nous, rien qu’une histoire passĂ©e, des photos, des films vidĂ©o, des souvenirs qu’elle a dĂ©jĂ  oubliĂ©s et que je suis seul Ă  conserver en mĂ©moire, des souvenirs que personne ne veut lire, sauf Thierry. Des souvenirs qui n’intĂ©ressent personne, des souvenirs minables qui ont fait de mauvais romans. Je rĂ©alise que ma vie est un mauvais roman.

Alors je prends une feuille de papier

Et j’Ă©cris, au milieu :

 » Les liens du mariage « 

ou

Comment attacher sa femme et la rendre heureuse

Je prends une seconde feuille

Blanche

Et je me mets à écrire le roman pornographique commandé par mon futur boss. Je commence mon job lundi, ça me laisse 6 jours pour terminer le roman. Raisonnable.

J’Ă©cris dans la fièvre.

J’Ă©cris cru.

J’Ă©cris vite.

Et tandis que je m’adresse Ă  tous les maris du monde, pour les appeler Ă  attacher solidement leurs Ă©pouses aux montants de leurs lits, Ă  la rampe des escaliers, aux sièges de leur voiture, et tandis que j’Ă©cris en pensant aux  » liens sacrĂ©s du mariage  » du prĂŞtre de Pascaline, tandis que j’Ă©cris un texte pour faire bander mes lecteurs, je vide mon sac. PortĂ© par la colère, j’aligne les mots qui me font du bien.

Le soir. Des heures plus tard, une journée plus tard. Téléphone.

– Jacques ? C’est Thierry.

– Salut.

– Ca tient toujours pour ce soir ?

– DĂ©solĂ©. Je ne peux pas. J’Ă©cris. Tu peux y aller si tu veux, je te file l’adresse.

– Oh merde t’es chiant ! J’ai annulĂ© un dĂ®ner pour y aller avec toi.

– Écoute, je peux pas m’arrĂŞter.

– Un texte Ă  la con pour tes revues de cul ?

– Tu verras. Salut.

Je raccroche. Je me remets au travail

Quelques heures plus tard encore. Milieu de la nuit.

Mal Ă  la nuque

Soif

Bière, pain, fromage

Un bain chaud pour me dĂ©tendre. Je m’endors. Je dors une heure dans mon bain chaud. Puis froid.

Trois heures Ă©tendu sur mon lit, enveloppĂ© dans le peignoir en Ă©ponge. Un sommeil agitĂ©. RĂŞves. Liens. Cordages. RĂŞnes. RĂŞves oĂą les Ă©pouses crient de dĂ©sir et de plaisir. OĂą les maris nouent, attachent, enferment, lient, fouettent, humilient et cĂ©lèbrent leurs Ă©pouses. Hurlements. Concert de hurlements d’amour. HĂ©lène. Son visage. Le juge. HĂ©lène que je n’ai pas su attacher. HĂ©lène que j’ai toujours laissĂ©e libre. A qui je n’ai jamais rien imposĂ©. HĂ©lène que je n’ai pas su attacher, je le vois maintenant.

Puis c’est le matin. La colère, toujours la colère. Écrire. Ne pas rĂ©pondre au tĂ©lĂ©phone. DĂ©crocher. La nuque raide Ă  nouveau.

Une promenade, un sandwich. Et de nouveau la colère. Dire ce que j’ai sur le cĹ“ur. Raconter aux maris cette histoire qui les fait bander. Leur rĂ©vĂ©ler Ă  quoi pensent leurs femmes, leur montrer comment renforcer les liens, serrer les liens, multiplier les liens. Je dĂ©couvre la chimie des liens du mariage.

Et la forme. Et le style. Un roman porno Ă  deux balles. La forme qui s’imposait pour cet hymne Ă  l’amour, Ă  l’amour fou, Ă  l’amour fou Ă  lier, fou Ă  lire.

La seconde journĂ©e est bien avancĂ©e. 100 pages manuscrites dĂ©jĂ , d’un seul souffle, d’une seule veine.

Coups frappés à la porte

– Jacques ! Jacques ! T’es lĂ  ?

C’est la voix de Pascaline

– Jacques ! RĂ©ponds-moi !

Je me lève, j’ouvre. Elle dit

– Ouf ! Tu m’as fait peur !

Je la regarde, interrogatif

– HĂ©lène essaye de te joindre depuis hier soir, et Thierry aussi, et ça ne rĂ©pond jamais…. Ils m’ont laissĂ© plusieurs messages, ils se demandent oĂą tu es passĂ©. Je suis venue dès mon retour. Que se passe-t-il ?

– Rien, pourquoi ? J’ai juste dĂ©crochĂ© mon tĂ©lĂ©phone pour ne pas ĂŞtre dĂ©rangĂ©. J’Ă©tais en train d’Ă©crire.

– Depuis hier soir ? Sans t’arrĂŞter ?

– Depuis hier matin

– Tu as l’air crevĂ©. Va t’habiller, je te prĂ©pare un cafĂ©

Au moment prĂ©cis oĂą Pascaline dit cette phrase, la tension retombe. Une grande dĂ©tente, et une grande lassitude en mĂŞme temps. Besoin d’une douche fraĂ®che et d’enlever ce peignoir pour mettre des vĂŞtements repassĂ©s. Envie de sortir me promener et de profiter des derniers rayons de soleil. Colère retombĂ©e. Je dis :

– Attends-moi 5 minutes, on va sortir boire un verre.

Pascaline tombe Ă  pic. Elle est la personne Ă  qui je peux parler de ce que je suis en train d’Ă©crire. La bonne distance. Elle sera choquĂ©e et ce sera amusant ; elle m’encouragera, et ce sera encourageant, et puis ensuite j’irai dormir. Puis demain matin, il sera temps de tout relire.

Nous sortons. Je raconte les  » liens du mariage  » Ă  Pascaline. Elle est choquĂ©e, et c’est amusant. Puis elle m’encourage, et c’est encourageant. Puis elle commence Ă  me poser des questions. C’est le moment de rĂ©pondre Ă  cĂ´tĂ©.

– Mais au fond, pourquoi elle te plait tant, cette idĂ©e ? Ce n’est pas seulement Ă  cause du sĂ©minaire que j’ai voulu te faire suivre ?

– Non, pas seulement. C’est aussi parce que je trouve que c’est un moyen de parler du couple et du mariage, au sein d’un genre de littĂ©rature qui ne s’intĂ©resse pas beaucoup au sujet. Et puis c’est un livre dont je serai fier, mĂŞme s’il sort chez un petit Ă©diteur de romans pornos. C’est un livre que j’Ă©cris vraiment, comme mes autres romans.

– Et HĂ©lène ? Et Thierry ? Tu leur as dit quelque chose ? Pourquoi Ă©taient-ils si inquiets Ă  ton sujet ?

– Non, non, je ne leur ai rien dit. Je ne sais pas ce qui leur prend.

Je vois bien que Pascaline ne me croit pas. Elle n’ose pas aller plus loin, mais elle voit bien qu’il se passe quelque chose. Diversion. Elle dit :

– Et sinon, tu vas bien ? Tu ne pars pas un peu en vacances ?

– Non. Tu sais bien que je commence mon nouveau job lundi.

– Ca te laisse tout de mĂŞme quelques jours. Tu devrais en profiter

– Non. Je veux terminer  » Comment attacher votre femme  » avant le dĂ©but de mon job. Ca va me faire le plus grand bien d’avoir un bouquin publiĂ©. Il faut que je termine vite tant que je suis dans le coup.

– Tu pourrais prendre un portable et te mettre au vert. Ca te ferait du bien. Je te prĂŞte le mien, si tu veux.

– J’ai vraiment l’air d’aller si mal que ça ? Tout le monde veut m’envoyer Ă  la mer ou Ă  la campagne !

– A vrai dire, tu ne respires pas la santĂ©. Surtout ce soir. Ce n’est pas l’Ă©tat idĂ©al pour arriver Ă  ton nouveau poste. Dès le mois prochain, tu vas avoir besoin de toute ton Ă©nergie.

C’est lĂ  que je repense Ă  cette histoire de divorce. A cause de l’allusion au mois prochain. Ca doit se lire sur mon visage. Je le sens. Pascaline attend un moment, puis :

– Tu as des ennuis avec HĂ©lène, c’est ça ?

– Bah, trois fois rien : elle veut se remarier. Je pouvais m’y attendre : ça fait près de quatre ans qu’elle est avec ce type.

– Mais vous ĂŞtes encore mariĂ©s !

– On ne le sera plus d’ici quelques mois. Un bon avocat, trois papiers, un juge, et hop ! Le tour est jouĂ©…

– Et tu laisses faire ça sans rien dire ? Tu as pensĂ© Ă  tes filles ? Tu as pensĂ© Ă  toi ? Tu ne peux pas laisser partir sans rĂ©agir la femme que tu aimes.

– Ca fait dĂ©jĂ  longtemps qu’elle est partie sans me demander mon avis. Ce n’est pas un divorce qui va y changer quelque chose.

– Tu lui as dit que tu l’aimais, au moins ? Tu lui as dit que depuis quatre ans tu attends son retour ? Qu’elle est la femme de ta vie ? Que tu n’es plus rien sans elle ?

– Non, pourquoi ?

– C’est bien le problème. Ce n’est pas Ă  moi qu’il faut raconter ces choses-lĂ . Si tu veux garder ta femme, n’espère pas qu’elle va deviner ce que tu as dans la tĂŞte. Prends le train et fais le nĂ©cessaire. Elle n’attend que ça !

– Aller voir HĂ©lène pour lui dire de revenir ?

– Eh oui. Sinon, comment veux-tu qu’elle revienne ?

– Qu’elle revienne ?

– Ce serait bien, non ?

– Oui, mais ce n’est pas possible…

– Pas possible ? Pourquoi ?

– Je ne sais pas, c’est clair : elle veut se remarier, elle a refait sa vie, elle ne veut plus de moi.

– Elle ne veut plus de toi ? Comment le sais-tu ? Tu lui as demandĂ© ?

– Tu ne vas pas recommencer, Pascaline !

C’est l’un de nos grands sujets de conversation : Pascaline pense qu’HĂ©lène est partie parce qu’elle ne pouvait plus supporter mon silence. Elle pense qu’HĂ©lène m’aime encore. Elle pense qu’HĂ©lène souffrait parce qu’elle me trouvait indiffĂ©rent. Elle pense qu’il suffirait que j’apprenne Ă  lui communiquer mes sentiments pour que ça reparte entre elle et moi. Et moi je dis que si HĂ©lène m’aime, elle m’aime, et si elle en aime un autre, alors elle en aime un autre.

Alors cette conversation, on peut l’arrĂŞter quand on veut, d’ordinaire. Il suffit que l’un de nous deux dise  » ArrĂŞte, s’il te plaĂ®t  » pour que l’autre rĂ©ponde  » Comme tu voudras, mais c’est moi qui ai raison « .

Donc, normalement, lĂ , on devrait changer de sujet de conversation, puisque j’ai dit  » Tu ne vas pas recommencer, Pascaline « . Mais cette fois-ci, Pascaline n’est pas d’accord. Elle prend son sac et fouille dedans. Elle en sort un mĂ©daillon et une chaĂ®ne et me les tend.

– Tiens, c’est pour toi

– Qu’est-ce que c’est ?

– Une mĂ©daille de Sainte-BĂ©rangère. Elle te protĂ©gera. Il faut que tu partes au plus vite voir HĂ©lène pour la faire changer d’avis. C’est ta dernière chance et tu dois la saisir.

A ce stade, j’ai plutĂ´t envie de me moquer, mais Pascaline a l’air si sĂ©rieux que je ne sais pas si je dois. Elle me passe la mĂ©daille autour du cou.

– Promets-moi de la garder sur toi jusqu’au retour d’HĂ©lène

– Écoute, Pascaline

– Promets ! Promets je te dis !

Nous sommes Ă  une terrasse oĂą je suis connu, et les gens commencent Ă  se retourner. Je promets. Pascaline se dĂ©tend un peu. Nous n’avons plus rien Ă  nous dire. Je paye et on rentre vers chez nous, en silence.

– A bientĂ´t. Passe prendre un verre demain !

– A bientĂ´t ! N’oublie pas ta promesse.

Elle me regarde une dernière fois. Je lui trouve un air farouche que je ne lui avais jamais vu. Puis nous nous séparons. Quelle promesse exactement ?

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Chapitre 3

ArrivĂ© chez moi, je retourne Ă  ma table de travail. Et puis non, je vais ranger un peu. Les papiers qui ne servent plus Ă  rien, Ă  la poubelle. Les verres et la tasse, dans l’Ă©vier. Les bouquins, en tas, bien droits contre le mur. Le combinĂ©, sur le tĂ©lĂ©phone

– Driiiing !

Pas envie de rĂ©pondre. Je prends ma veste et je ressors. C’est un beau soir d’Ă©tĂ©. Les jardins saturĂ©s de verdure, les trottoirs rectilignes, les pavillons derrière leurs grilles, tout est lumineux, mĂŞme si le soleil commence Ă  dĂ©cliner.

Alors je marche dans l’air chaud et je profite de la douceur de la banlieue. Je marche vers l’orĂ©e du bois de Vincennes. Le chemin devant moi disparaĂ®t sous une voĂ»te de platanes. Je prends un petit sentier. Je marche très lentement, je respire, je m’Ă©tire. Dans mon esprit les sensations de la douceur prĂ©sente se mĂŞlent Ă  la frĂ©nĂ©sie d’Ă©criture de la nuit passĂ©e, et je repense Ă  Pascaline. Quelle mouche l’a piquĂ©e ? Pourquoi avait-elle l’air si sĂ©rieux ? Pourquoi m’a-t-elle offert cette mĂ©daille ? Qui est cette Sainte BĂ©rangère ?

L’amour est le plus puissant des liens mais il peut devenir une chaĂ®ne et faire souffrir. Il peut tout et il peut tout dĂ©truire. Il est capable des plus longues douleurs, de celles qui durent une vie. Il est un lien lĂ©ger et aĂ©rien lorsqu’on a le cĹ“ur simple, mais souvent le cadeau devient un fardeau. Bien attachĂ©s, les amant s’aiment ; mal ajustĂ©s, ils souffrent et ne savent pas pourquoi. Le joug les blesse. Tout mouvement devient pĂ©nible et, par lassitude, on finit par renoncer. Le feu se consume et chacun, le cĹ“ur Ă©teint, ronge son frein en silence, en espĂ©rant qu’il sera libre, un jour, Ă  nouveau.

AllongĂ© sur un banc maintenant, je ferme les yeux et laisse les tous derniers rayons du soleil me rĂ©chauffer. Je suis sous un chĂŞne. Je m’endors. Un sommeil agitĂ©. Je ne sais pas comment dire… Un sommeil particulier, sans doute Ă  cause de la fatigue.

Toujours est-il que je fais un rĂŞve. Dans ce rĂŞve je tiens une plume Ă  la main. Un ange est lĂ , qui me dicte ses propos. Des propos qui s’inscrivent en lettres de feu dans ma chair, en mĂŞme temps que je les transcris. Mais peu Ă  peu l’ange se met Ă  parler plus vite, et je ne parviens plus Ă  noter. Je m’efforce d’Ă©crire toujours plus vite, mais les mots sont maintenant vides de sens. Puis l’ange s’arrĂŞte et me regarde en silence, comme s’il attendait que je sois prĂŞt, comme s’il Ă©tait surpris que je ne le sois pas.

Alors, ses ailes immaculĂ©es s’assombrissent peu Ă  peu, tandis qu’il bascule en arrière, disparaissant d’un coup dans l’embrasure d’une fenĂŞtre qui ne se trouvait pas lĂ  l’instant d’avant. A sa place, apparaĂ®t un ciel gris encombrĂ© de nuages cotonneux.

Puis des sons se font entendre. Des tintements de clochettes, tous proches ; et au loin des voix d’hommes chantant en chĹ“ur une mĂ©lodie lente et monotone. Sans paroles. Les voix d’hommes semblent approcher. On entend aussi maintenant les Ă©chos d’une fĂŞte. Un bruit de pas de danse sur un plancher. Une mĂ©lodie jouĂ©e par un violon, un vieux Danilo Cooper dans le lointain.

Et petit Ă  petit tous ces bruits et ces rumeurs se mĂŞlent les uns aux autres. Cris de femmes, chuchotements, mĂ©lopĂ©es, instruments, pas et cliquetis, rires dĂ©chaĂ®nĂ©s. Toutes ces voix et toutes ces rumeurs, ce brouhaha informe, commencent Ă  s’accorder. C’est d’abord une pulsation rythmique, un va et vient du grave Ă  l’aigu, et enfin une sorte de voix. Une voix impersonnelle composĂ©e de tous ces sons disparates, qui s’adresse Ă  moi tandis qu’apparaĂ®t une jeune femme dans l’embrasure de la fenĂŞtre, sa silhouette dĂ©coupĂ©e sur le ciel lumineux.

Les cheveux courts, elle a de grands yeux et un sourire paisible. Elle me regarde avec bienveillance, et bien que ses lèvres soient immobiles, je sais que c’est elle qui me parle Ă  travers cette voix et ce tumulte.

Elle prononce des paroles douces et apaisantes, dans une langue que je ne connais pas mais dont je comprends le sens. Elle est nue. Elle se tient appuyĂ©e contre le mur, les mains jointes dans le dos, et son regard me transperce comme si elle lisait en moi, son regard d’une grande bontĂ© qui semble m’interroger en mĂŞme temps qu’il me caresse.

Puis le bruit s’arrĂŞte. La voix s’interrompt. Les lèvres entrouvertes, toujours immobile, Sainte BĂ©rangère me semble plus belle encore, et sa voix, une voix de femme cette fois-ci, parvient Ă  mon esprit :

– Si tu veux achever ton livre et accomplir ta mission, suis-moi !

Je m’Ă©veille en sursaut. Un type est en train de me secouer

– Eh ! Oh ! Mon gars ! RĂ©veille-toi !

– Du calme, du calme, articule-je

– T’as vu l’heure qu’il est ? Tu devrais rentrer chez toi au lieu de faire la sieste dans les bois. T’habites oĂą ?

– A 5 minutes… Il est quelle heure ?

– 1 heure du matin. Tu faisais quoi ici ? Tu as tes papiers d’identitĂ© ?

– Euh… Oui, oui. Un instant.

Le type est flic. Ca explique la lampe torche qu’il me braque dans les yeux.

– Vous pouvez baisser ça, s’il vous plaĂ®t ?

Le temps de m’asseoir et de reprendre mes esprits. Le flic s’est un peu reculĂ©. Il est accompagnĂ© d’un collègue, restĂ© dans la voiture Ă  quelques mètres de lĂ . Je l’entends au loin :

– Central, allĂ´ central… Sujet repĂ©rĂ©. Il Ă©tait endormi. ContrĂ´le d’identitĂ© en cours. TerminĂ©.

Pendant ce temps, je fouille les poches de ma veste : rien !

Autres poches : chemise, jean. Rien que des pièces de monnaie et mes clés. Pas de papiers, plus de carte bleue.

– Pouvez-vous braquer votre lampe au sol ? Ils ont dĂ» tomber…

Rien non plus

– Écoutez… On a dĂ» me piquer mes papiers pendant que je dormais. Ils Ă©taient dans ma poche normalement, et lĂ  je ne les trouve plus.

– On va passer au poste faire une dĂ©claration alors, et on fera quelques contrĂ´les aussi.

Le temps de dĂ©clarer le vol de mes papiers et de ma carte bleue, d’expliquer aux flics qu’ils ne peuvent pas appeler ma femme Ă  cette heure lĂ  pour qu’elle se porte garante, parce qu’elle est injoignable

– Mais pourquoi ? Mais oĂą ça ?

– Sur la cĂ´te, en vacances

– Elle n’a pas laissĂ© de numĂ©ro ? Elle a un tĂ©lĂ©phone portable ?

– Elle a dĂ» l’Ă©teindre

– Essayez quand-mĂŞme

– Non car elle n’est pas seule.

– Comment le savez-vous ?

– Elle vit avec quelqu’un d’autre.

Silence embarrassĂ©. Mais de courte durĂ©e : ce flic en a vu d’autres.

– Qui d’autre pourrait se porter garant pour vous ?

– Ma mère. Non pardon ma mère elle dort avec des boules Quiès.

– Qui donc ?

– Je ne vois pas Ă  cette heure.

– Nous allons devoir vous garder jusqu’Ă  demain.

– Amenez-moi chez moi, c’est juste Ă  cĂ´tĂ©. Vous verrez bien que je ne raconte pas n’importe quoi.

– D’ordinaire on ne le fait pas, mais comme c’est calme ce soir, vous avez de la chance. Chef ! Je prends le vĂ©hicule 4 et j’avance la ronde. Comme ça je raccompagne monsieur et je vĂ©rifie ses dires.

– Ah ! Merci monsieur l’agent.

– Allons-y alors.

Il est 4 heures 30 quand la voiture s’immobilise devant ma maison. Il y a de la lumière dans le salon. Le temps d’ouvrir le portail, et la silhouette de Thierry apparaĂ®t sur le seuil.

– Qu’est-ce que tu fous lĂ  ?

– Deux jours que j’appelle et Pascaline qui ne t’a pas revu depuis hier. J’Ă©tais inquiet et je suis passĂ© voir… qu’est-ce qui t’arrive ?

– Oh rien, j’ai perdu mes papiers. Ces messieurs me raccompagnent. Tu vas pouvoir leur dire qui je suis.

– Perdu tes papiers ? Comment ça ?

– Je m’Ă©tais endormi dans la forĂŞt sur un banc, et on m’a volĂ© mes papiers. Quand la police m’a rĂ©veillĂ©, il a fallu passer au poste. VoilĂ  tout.

– Rien de grave, monsieur, assure l’agent. Simple routine. Nous sommes tenus de contrĂ´ler les individus qui vaquent dans le bois Ă  partir d’une certaine heure. Pouvez-vous nous prĂ©senter vos papiers et nous expliquer qui est monsieur et quels liens vous entretenez avec lui ?

– Tenez, monsieur l’agent. Je m’appelle Thierry Chalumeau, et Jacques Lucas est un vieil ami. Je suis son agent, mais pas agent de police : agent littĂ©raire.

– Veuillez attendre une minute, s’il vous plaĂ®t.

L’agent retourne Ă  sa voiture, contrĂ´ler les papiers de Thierry.

– Qu’est-ce que tu foutais encore dans le bois ? Tu t’es fait rafler ?

– Non, je t’assure. J’Ă©tais endormi. Je n’ai pas fermĂ© l’Ĺ“il depuis deux jours. J’Ă©crivais un…

– Je sais, j’ai lu ça. Bravo mon vieux, c’est gĂ©nial ! Avec ça on va faire un tabac.

– Ca te plaĂ®t ? C’est mon roman pour Erotica.

– Tu ne vas pas leur donner ça ?

– C’est une commande. Bien sĂ»r que si…

– C’est bien trop fort pour eux ! Donne-le moi et dans six mois tu vends comme des petits pains. Le couple et le sexe, ça fait un malheur en ce moment.

– Non, non. Ce truc-lĂ , c’est pour Erotica, pas pour toi.

– Tu dĂ©lires ou quoi ? Laisse-moi au moins le faire lire Ă  deux ou trois personnes avant de te dĂ©cider.

– Ce n’est mĂŞme pas terminĂ©…

– Pas grave. Les trois premiers chapitres c’est dĂ©jĂ  de la bombe !

Le flic revenait vers nous.

– C’est bon, messieurs, tout est en ordre. Au revoir monsieur Lucas, et la prochaine fois que vous irez au bois, soyez plus vigilant. N’oubliez pas de faire Ă©tablir vos nouveaux papiers le plus rapidement possible.

– Oui monsieur l’agent. Merci. Je ferai attention. Bonne nuit et bon courage.

La porte refermĂ©e, Thierry m’interroge sur ma nuit au poste. Un verre. Deux verres. Puis je lui raconte mon rĂŞve, lui montre la mĂ©daille.

– Une femme qui te dit  » Suis-moi  » dans le bois de Vincennes, tu sais que ça n’arrive pas qu’Ă  toi… Tu es certain que c’est une vraie sainte, ta BĂ©rangère ?

– T’es trop con, Thierry. Si tu as un doute sur Sainte BĂ©rangère, demande plutĂ´t Ă  Pascaline ce qu’elle en pense. Tu l’aurais vue quand elle m’a fait promettre de garder la mĂ©daille… Une vraie furie !

– J’ai toujours dit que c’Ă©tait une tigresse. Ca se voit tout de suite ! Quand est-ce que tu l’amènes Ă  une de tes soirĂ©es ?

– C’est pas son milieu. Faut pas tout mĂ©langer…

– Tu m’as bien invitĂ©, moi…

– C’est pas pareil. T’es un mec. FrustrĂ©, mais un mec quand mĂŞme.

– Qui te dit que ça ne lui plairait pas de s’Ă©clater dans une mĂ©gapartouze ?

– Je n’ai pas dit que ça ne lui plairait pas de le faire, seulement ça ne lui plairait pas que je le lui propose. C’est diffĂ©rent.

– Alors c’est moi qui vais lui proposer. Dès demain !

– Va te coucher. Tu as trop bu !

– Pas avant que tu m’aies promis de me filer tes trois premiers chapitres.

– Pas question. Ce bouquin, je veux le terminer vite et toucher un peu d’argent. Ce n’est pas mon salaire qui va me permettre de rembourser mes dettes…

– Ton salaire ? Quel salaire ? Tu bosses maintenant ?

– Je commence lundi prochain

Eh merde ! Ca y est, il est au courant. Je ne peux jamais la fermer.

– Super cooool ça ! C’est quoi comme job ?

– RĂ©dac-chef

– Wouaoou ! Tu ne m’avais rien dit… Tu le sais depuis quand ?

– Depuis deux mois environ

– Deux mois ? Mais pourquoi…

– En dehors de toi, personne ne doit le savoir. Tu ne dĂ©connes pas, hein ? Tu ne dis rien Ă  personne, surtout pas Ă  HĂ©lène.

– Mais pourquoi ? C’est gĂ©nial que tu retrouves un job. Je ne savais mĂŞme pas que tu cherchais.

– Je vais ĂŞtre rĂ©dac-chef d’U-Nique

– HEIN ?

– Ben oui, je suis vraiment trop Ă  sec, lĂ . Avec mes piges, je gagne juste de quoi payer les clopes et la bière. Mais ne t’inquiète pas : je fais ça quelques mois et puis j’arrĂŞte.

– T’es fou mon vieux ! Si ça se sait t’es grillĂ© pour publier. C’est encore pire que bosser dans la presse fĂ©minine ! Après tu ne trouves plus un job.

– C’est pour ça que je ne veux pas que tu en parles, si tu veux.

– Ben oui, je comprends. Dis-donc, c’est Sainte Pascaline qui va en faire une tĂŞte !

– Pas du tout, c’est elle qui m’a encouragĂ© Ă  dire oui. Elle pense que ça va me stabiliser.

– Je ne la comprendrai jamais, celle-lĂ .

– Pour elle, la seule chose qui compte, c’est que je cesse d’Ă©crire des romans. Alors U-Nique ou MacDo, l’essentiel c’est que je retourne Ă  la vie active…

– Bah ! Après tout, fais comme tu voudras. Mais vraiment il faut que tu me donnes ces trois chapitres.

– On verra ça. D’abord il faut que je termine. Bon. Dors ici si tu veux, moi je vais me coucher. Je n’en peux plus !

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Chapitre 4

Le lendemain matin, douché, rasé de près, après un petit déjeuner en compagnie de Thierry, je me remets à ma table de travail. Plus que quatre jours pour terminer  » Les liens du mariage « .

Je commence par relire les dernières pages, pour me mettre dans le ton. Puis je me mets Ă  Ă©crire. Pas très en forme, mais après un quart d’heure, je devrais ĂŞtre chaud. Ca arrive souvent.

J’Ă©cris un quart d’heure

Je jette les feuilles

Je recommence

Toujours rien. Je jette encore, puis je m’y remets.

Pas moyen

La panne.

Il y a quelques heures, je savais exactement ce que je voulais Ă©crire et comment m’y prendre pour l’Ă©crire. Ce matin, je sais toujours ce qu’il faudrait que j’Ă©crive, mais je ne vois plus comment m’y prendre. Tout ce que je fais tombe Ă  plat. Je ne le sens plus.

Relire depuis le début.

Pas de souci. Ca me plaît !

Mais toujours pas moyen d’aller plus loin. Rien ne veut venir. Je ne me sens pas Ă  la hauteur aujourd’hui, pour continuer ce texte.

Pas grave. Dans ces cas-lĂ , rien ne sert de forcer. Je vais aller lire le journal.

Je prends mes clés. Je sors. Direction, le café.

La tĂŞte ailleurs, je m’installe. Je pense Ă  ce texte que je viens de relire. Je vois l’ouvrage terminĂ©, avec sa couverture noire et une femme nue, attachĂ©e, dessinĂ©e en noir et blanc, comme sur tous les livres de la collection Erotica.

Je vois les piles de livres à la FNAC.  » Les liens du mariage « , en tête de gondole. Un bandeau rouge sur le couverture :  » Par Jacques Lucas, rédacteur en chef de U-Nique « .

J’entends des commentaires Ă©logieux. Je me vois dans des studios de tĂ©lĂ©. Je me vois chez Pivot (Je sais, il n’exerce plus, mais que voulez-vous ? Je ne me vois pas chez les autres…). Je vois des sacs de courrier arriver devant ma maison. Des lecteurs et des lectrices qui m’attendent devant la porte. Je pense Ă  tout ça en feuilletant mon journal, distraitement. Les yeux dans le vague.

A trois tables, une jolie fille. Elle Ă©crit dans son cahier. Je la regarde faire. Je l’imagine en train de m’Ă©crire :

 » Cher Jacques,

Je ne suis pas encore mariĂ©e, mais j’ai lu votre livre. Je l’ai beaucoup aimĂ©. J’aimerais beaucoup que mon petit ami m’attache lui-aussi. Pensez-vous que ce sera moins bien si nous ne sommes pas mariĂ©s ? Allez-vous Ă©crire un autre livre pour nous donner des conseils ? Je me suis abonnĂ©e Ă  U-Nique et je lis tous vos articles. Je vous trouve gĂ©nial. Je vous aime, je vous embrasse.

P.S. : Pourquoi votre livre est-il dédicacé à Sainte-Bérangère ? « 

 » Petite sotte « , je pense. Tu n’as rien compris !

Ma rĂŞverie m’a donnĂ© une idĂ©e : rĂ©diger une annexe, un chapitre pour les couples non mariĂ©s, adultères et homosexuels. Je regarde ma montre : dĂ©jĂ  17 heures. Une journĂ©e de foutue.

Et Meeerde ! Mes papiers ! Il fallait que je refasse mes papiers et que je passe Ă  la banque demander une nouvelle carte bleue. C’est trop tard pour aujourd’hui.

J’ai faim, maintenant. Manger un morceau, puis rentrer. Me remettre Ă  Ă©crire. J’ai dĂ©jĂ  perdu toute une journĂ©e.

Une heure plus tard, retour Ă  ma table de travail. L’esprit toujours aussi vide. Toujours aussi inapte Ă  reprendre contact avec l’inspiration qui m’a dictĂ© ces cent pages.

Je pense Ă  mes papiers maintenant. Aux pièces qu’il fallait rĂ©unir avant de me rendre Ă  la prĂ©fecture. Aux heures de file d’attente, probablement. Et puis tout recommencer pour le permis de conduire ; c’est sĂ»rement un autre guichet. Ca va foutre en l’air mon planning d’Ă©criture, cette tuile.

Ou alors j’Ă©cris toute la nuit. Oui c’est ça : je vais Ă©crire la nuit. Ca correspond mieux Ă  l’esprit du texte : tous les soirs de 22 heures Ă  4 heures du matin. Ca fait 6 heures. De quoi avancer largement. Et ensuite, hop ! Quelques heures de sommeil et direction la prĂ©fecture, pour y ĂŞtre avant l’ouverture et ne pas devoir faire la queue.

Oui, c’est ça. Je m’y remets après dĂ®ner. D’ici-lĂ , un peu de dĂ©tente, cette journĂ©e m’a Ă©puisĂ©. Je vais faire un tour chez Pascaline. Elle va me changer les idĂ©es.

Me voilà donc dans sa cuisine, devant une tasse de café. Je lui raconte mes histoires de papiers, et puis mon rêve.

– Et alors, qu’est-ce que tu as fait ensuite ?

– Aujourd’hui ? Je me suis remis au boulot : j’en ai oubliĂ© de passer Ă  la prĂ©fecture pour mes papiers.

– Remis au travail ? Mais… Et ton rĂŞve ?

– Quoi, mon rĂŞve ?

– Eh bien oui, ton rĂŞve : l’avertissement de Sainte-BĂ©rangère.

– Quel avertissement ?

–  » Si tu veux achever ton livre et accomplir ta mission, suis-moi « . C’est bien ce qu’elle t’a dit ?

– Oui… enfin, si on veut. C’Ă©tait juste un rĂŞve.

– Mais enfin tu ne comprends donc pas ? C’est un signal ! Tu ne peux pas Ă©crire  » Comment attacher votre femme  » si tu divorces ! Il faut que tu partes dans le Sud pour reprendre HĂ©lène et les filles

– Tu dĂ©bloques, Pascaline. J’ai commencĂ© ce bouquin par dĂ©rision, justement parce qu’HĂ©lène voulait divorcer. C’est ça qui m’en a donnĂ© l’idĂ©e. Autrement, je ne l’aurais mĂŞme pas commencĂ© !

– Justement, tu ne l’as pas commencĂ© pour rien. Tu m’a dit toi-mĂŞme que c’Ă©tait un bon texte dont tu es fier. Tu as Ă©crit pendant plus de 24 heures, presque sans t’arrĂŞter. Tu n’as jamais connu une telle inspiration. Tu Ă©tais comme sur un nuage l’autre soir. Et tu trouves que ça ressemble Ă  une plaisanterie ?

– Pas seulement. C’est vrai que j’avais besoin de me dĂ©fouler. Ca m’a un peu abattu cette histoire de divorce, c’est vrai.

– Tu vois ? Eh bien il ne faut pas te laisser abattre : il faut te battre.

– Me battre avec mon bouquin, oui. Plus que quatre jours pour le terminer. Ca va ĂŞtre limite.

– Et tu as bien avancĂ© aujourd’hui ?

– Oui, pas mal.

– Je ne te crois pas.

– Si, si, je t’assure : les Ă©lĂ©ments sont bien en place, et ce sera un jeu d’enfant de terminer. Ca prendra juste un peu de temps parce que le style est un peu particulier, mais il n’y a aucun problème. D’ailleurs, je m’y remets tout Ă  l’heure.

A ce stade-lĂ , je suis prĂŞt Ă  raconter n’importe quoi plutĂ´t que de laisser soupçonner Ă  Pascaline que je suis en panne. L’avertissement de Sainte BĂ©rangère, il commence Ă  me gonfler.

Pascaline embraye :

– Et mĂŞme si tu as raison, quel est le sens de ton livre ?

– C’est un ouvrage Ă©rotique Ă©crit pour faire bander les lecteurs et fantasmer les lectrices. Un roman mineur dans un genre mineur, ce qui n’enlève rien au plaisir que j’Ă©prouve en l’Ă©crivant, ni aux qualitĂ©s que je lui trouve.

– Je veux dire : quel est ton message ?

– Le message, c’est un jeu de mots sur les liens du mariage, sur l’attachement, et Ă  partir de lĂ  un travail d’imagination Ă©rotique sur le plaisir qu’on peut donner Ă  sa partenaire en prenant ces mots-lĂ  au pied de la lettre. Un exercice de style, si tu veux.

– Un exercice de style qui te fait Ă©crire toute la nuit et le jour suivant, et dĂ©crocher ton tĂ©lĂ©phone ? Il y a quatre ans que tu t’es mis Ă  Ă©crire des romans et je n’ai jamais vu un texte qui te mette dans cet Ă©tat-lĂ .

– Oh ! J’Ă©tais Ă©nervĂ©, c’est tout. J’ai passĂ© ma grosse colère et maintenant je me sens mieux.

– Bien. Si tu le dis. Alors tu es content de divorcer ?

– Je n’ai pas dit ça. Disons que je me fais Ă  l’idĂ©e.

– Alors tu laisses tomber ? Tu vas laisser filer HĂ©lène et te contenter d’Ă©crire un petit livre qui n’est qu’un exercice de style chez un Ă©diteur minable ?

– Oh arrĂŞte ! Ca ne va pas recommencer !

– C’est bien ça, tes projets ? Devenir un Ă©crivain de seconde zone, et seul par-dessus le marchĂ© ?

– Eh bien oui, qu’est-ce que tu veux ? Il faut voir les choses en face : mes textes, personne ne veut les publier. Et HĂ©lène, elle est partie depuis quatre ans. C’est la rĂ©alitĂ© et tu la connais comme moi. Et dans quatre jours je serai rĂ©dac’chef d’une feuille de chou consacrĂ©e Ă  la baise, avec des fausses lettres de lecteurs, des reportages bidons et des photos crados prises dans les pays de l’Est. Enfonce-toi ça dans le crâne : je suis un mauvais Ă©crivain, et je ne suis pas assez bien pour HĂ©lène.

– Tu penses exactement le contraire, Jacques.

– Eh bien je me trompe ! Je suis seul Ă  croire en moi, et c’est encore plus pathĂ©tique !

– Et moi je dis que tu manques de courage. Tu te comportes comme si tu Ă©tais quelqu’un de bien, et tu ne fais jamais rien pour le prouver. Tu as du talent et tu ne fais jamais rien pour le prouver. Tu aimes encore HĂ©lène et tu ne fais jamais rien pour lui prouver. Elle t’aime encore, elle aussi, et tu es tellement stupide que tu vas finir par la laisser t’Ă©chapper pour de bon.

– Jamais rien ? Je ne fais jamais rien ? Cinq romans, envoyĂ©s Ă  tous les Ă©diteurs, tous refusĂ©s. Près de cinq annĂ©es Ă  espĂ©rer le retour d’HĂ©lène, Ă  ne rien toucher dans la maison, Ă  faire tout ce qu’elle demande et Ă  la fin elle demande le divorce. Tu ne voudrais pas que je prenne un lasso pour la capturer et la ramener Ă  la maison ? Elle ne fonctionne pas comme les Ă©pouses soumises de mon bouquin, tu sais.

– Qu’en sais-tu ? Peut-ĂŞtre pas au sens littĂ©ral, mais toute femme a besoin d’un homme qui la rassure en lui offrant un cadre, qui lui montre son amour et exige de l’amour en retour. Quand on a un peu de courage, on n’a pas besoin de grilles, de chaĂ®nes et de cordes pour dire Ă  sa femme qu’on l’aime et pour la retenir.

– Tu me l’as tellement dit.. Merci, j’ai compris maintenant. Il faut que j’ex-prime mes sen-ti-ments ! Je le ferai, c’est promis !

– Quand ?

– Je ne sais pas, moi. Il faudrait encore que je trouve quelqu’un. En attendant, si tu veux bien, je laisse ça pour mes livres.

– Ah ! Tu vois bien que ce n’est pas juste un exercice de style

– Oh ! T’es chiante ! Pourquoi faut-il que tu me fasses toujours des scènes ? Ma femme m’a quittĂ©, j’ai bien gagnĂ© le droit de vivre en paix. Laisse-moi au moins ça et engueule plutĂ´t ton mari Ă  toi.

– Ce n’est pas elle qui t’a quittĂ©, c’est toi qui l’a laissĂ©e tomber ! Elle se sentait si seule face Ă  toi qu’elle a pris la fuite, c’Ă©tait son seul moyen de survivre.

– Et toi ? Pourquoi tu ne te barres pas ? Tu as un mari qui bosse jusqu’Ă  minuit mĂŞme le week-end, qui te laisse seule Ă  la maison avec tes gosses et qui ne dit presque rien quand il est lĂ  ! Qu’est-ce qu’il a de plus que moi ? Comment a-t-il fait pour te garder ?

– Tu sais bien que nous sommes opposĂ©s au divorce. Et puis tu te trompes : HervĂ© n’est pas souvent lĂ , mais quand il est lĂ , il est vraiment prĂ©sent. Il ne prend pas la fuite comme tu pouvais le faire.

– Eh bien tant mieux pour vous. Moi, je ne suis pas capable de rendre heureuse une femme de cette manière.

– Tu prends la fuite, une fois de plus. Écoute-moi : c’est le moment oĂą jamais pour toi. Le moment oĂą jamais de rĂ©cupĂ©rer HĂ©lène, et le moment oĂą jamais de te donner une nouvelle chance en terminant ce roman sans le bâcler. Il ne faut pas reculer maintenant ! Imagine-toi, la semaine prochaine, quand tu iras au travail. Veux-tu ĂŞtre fier de toi ou bien encore plus malheureux qu’aujourd’hui ?

– Bah, au fond je m’en fous, tu sais. Je n’ai pas les ressources nĂ©cessaires pour faire tout ce que tu dis, c’est tout. Ce n’est pas moi qui me surestime : c’est plutĂ´t toi qui me prends pour Superman.

– Je suis dĂ©solĂ©e d’avoir Ă  te dire tout ça, mais je n’ai pas le choix. Il faut absolument te secouer, tu vaux beaucoup mieux que ça !

– Peut-ĂŞtre, mais donne-moi des tâches rĂ©alisables. Faire revenir HĂ©lène, c’est foutu d’avance. Et puis mon roman, je finirai bien par trouver le moyen de le continuer. Et puis je vais te dire : si elle revenait, je ne sais pas ce que je ferais. Je ne me sens pas Ă  la hauteur pour vivre avec elle sans la faire souffrir de nouveau. Je ne comprends pas exactement pourquoi mon attitude Ă©tait si difficile Ă  supporter pour elle. Je ne sais toujours pas vraiment pourquoi elle est partie avec ce type, pourquoi elle a choisi de me quitter. Alors Ă  quoi bon la faire revenir si c’est pour revivre la mĂŞme chose ? Crois-moi : il vaut mieux pour elle que je ne fasse rien.

– Tu ne peux pas dire ça. Tu dois essayer. C’est possible de trouver une solution. ForcĂ©ment. Il faut que tu lui parles, que tu cherches Ă  comprendre ce qui n’allait pas et que tu lui prouves que c’est terminĂ© maintenant. Il faut que tu fasses cet effort ! Pour ton couple ! Pour tes enfants !

– Merci Pascaline. Bel effort, mais ça ne servira Ă  rien. Je suis dĂ©solĂ© mais je ne peux pas, tout simplement. Allez, bonne soirĂ©e. A la prochaine.

A chaque fois que je quitte Pascaline après une conversation sur ce sujet, je ressors Ă©puisĂ©. LessivĂ©. VidĂ©. Elle aimerait tant que les couples ne se sĂ©parent pas, que les enfants restent avec leurs parents, que les hommes ne dĂ©fassent pas ce que le ciel avait fait. Elle aimerait tant sauver tout les couples. Elle ne voit pas que le prix Ă  payer pour rester ensemble est parfois trop Ă©levĂ©. Elle ne veut pas comprendre qu’on puisse se tromper. Elle ne peut pas croire que j’aime HĂ©lène sans qu’elle m’aime en retour. C’est incroyable et ça me surprend Ă  chaque fois de la voir aussi butĂ©e.

En mĂŞme temps, elle arrive toujours Ă  me faire sentir coupable. Elle y croit tellement que pour un peu j’aurais envie d’essayer rien que pour lui faire plaisir.

Au fond, c’est Pascaline qui devrait Ă©crire ce bouquin sur les liens du mariage. Elle, au moins, elle croit vraiment que ce sont des liens indestructibles. Il n’y aurait pas de place pour le doute ou l’hĂ©sitation si tous les couples Ă©taient comme le sien. Pas de rupture. Pas d’Ă©chappatoire. LiĂ©s l’un Ă  l’autre Ă  perpĂ©tuitĂ©.

Une idĂ©e ridicule, bien sĂ»r. C’est prĂ©cisĂ©ment l’idĂ©e dont je me moque dans le bouquin. En mĂŞme temps, Ă  chacune de nos disputes, Pascaline arrive Ă  semer le doute en moi : laisser filer HĂ©lène, c’est refuser d’affronter le problème qui se pose Ă  nous, c’est refuser de me remettre en question, c’est accepter la facilitĂ©, rompre plutĂ´t que changer. A chaque fois, je me sens un peu lâche.

Je le sais bien : les couples qui restent ensemble par principe sont parfois encore plus lâches. Ils peuvent finir par cohabiter en s’ignorant, en s’Ă©vitant, en se mentant, en faisant le moins de vagues possibles. Ils finissent par trouver un lâche compromis qui leur permet de continuer Ă  vivre sans Ă©clat mais sans rupture. Ils prĂ©fèrent, par conformisme ou par peur, rester ensemble, et se gâcher la vie plutĂ´t que risquer de tout perdre en affrontant la solitude.

Eh bien moi, Pascaline arrive parfois Ă  me faire croire que c’est moi le lâche, qui refuse d’affronter la rĂ©alitĂ© de la vie Ă  deux. Comment trancher ? Si j’allais plutĂ´t me remettre au boulot ? Il est dĂ©jĂ  22 heures.

Un dĂ®ner lĂ©ger, et me voici de nouveau Ă  ma table de travail. Je prends une feuille et je me mets Ă  Ă©crire des trucs sur les liens du mariage. Rien de porno. Pas de sexe ni de cordes, pas de nĹ“uds ni de donjons, pas de coups de fouet. Des idĂ©es qui me passent par la tĂŞte. Je parle de la vie Ă  deux, des enfants, de la solitude, de l’Ă©goĂŻsme, de la lâchetĂ©, de l’affrontement, du dĂ©sir, des aventures, des pulsions. Je parle d’argent, de travail aussi. J’aligne les idĂ©es comme elles viennent.

Comme plus tĂ´t, lorsque j’Ă©crivais le dĂ©but de ce roman, je me sens concentrĂ©, totalement plongĂ© dans ce que j’Ă©cris, mĂŞme si j’ai bien conscience de n’Ă©crire que pour moi. D’Ă©crire un texte dont je suis le seul destinataire.

J’Ă©cris de moins en moins mon roman, de plus en plus autre chose. Je ne sais pas quoi. Je dĂ©rive, le stylo Ă  la main. Cela me fait repenser au rĂŞve d’hier soir, Ă  cet ange qui me dictait des mots et des phrases que je transcrivais de mon mieux. Cela me refait penser aux voix, aux centaines de voix que j’entendais. J’ai l’impression de capter, comme dans ce rĂŞve, des voix multiples qui m’inspirent une idĂ©e, un mot, une phrase, et, fidèlement, j’essaye de retracer les paroles entendues. Je ne suis pas en train d’Ă©crire, mais de transcrire, pas en train de concevoir un texte mais en train de m’efforcer de reproduire les propos que je crois distinguer.

Après quelques heures, je me sens bien. J’ai noirci une quinzaine de pages, en petits caractères serrĂ©s qui ne me sont pas habituels. Comme si un autre avait Ă©crit. Je ne suis mĂŞme pas fatiguĂ©, sauf par la tension physique gĂ©nĂ©rĂ©e par le geste d’Ă©crire.

Et alors je reprends mon roman.

J’Ă©cris

 » Seconde partie :

Il Ă©tait une fois un homme qui aimait une femme. La femme avait aimĂ© l’homme, elle aussi, il y a longtemps de cela.

Ils Ă©taient donc sĂ©parĂ©s. Et l’homme avait fini par s’y habituer.

Du moins le croyait-il. Car les liens de l’amour ne disparaissent jamais, malgrĂ© tous les efforts qu’on peut faire pour s’en dĂ©barrasser.

Il Ă©tait une fois un homme qui aimait une femme. La femme Ă©tait partie depuis bien longtemps.

Un matin, se levant, l’homme dit  » Il n’est pas bon que ma femme reste loin de moi. Je vais aller la rechercher « .

J’Ă©cris, et cela me paraĂ®t de plus en plus stupide, et en mĂŞme temps de plus en plus inĂ©vitable de partir dès demain chercher HĂ©lène et les filles et les ramener Ă  la maison.

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Chapitre 5

C’est le matin maintenant. En quelques heures j’ai terminĂ© ce rĂ©cit d’un homme qui reprend sa femme, qui la fait revenir. Peu Ă  peu, au fil du texte, j’ai abandonnĂ© tout style, toute volontĂ© d’Ă©crire en vue d’un lecteur. J’ai tracĂ© des mots sur le papier, j’ai Ă©crit l’acte II de  » Comment attacher sa femme « . Maintenant, je pars chercher la mienne.

Je dois aller lui parler. Lui dire quoi ? On verra bien, une fois sur place.

Au pire, je pourrai lui demander pourquoi elle s’est attachĂ©e Ă  moi, et pourquoi elle s’est ensuite dĂ©tachĂ©e. Comprendre Ă  quelle distance nous Ă©tions quand je nous croyais proches, savoir Ă  quel point nos liens ont fini par se distendre, Ă  quelle distance nous finirons, quand plus rien ne subsistera pour nous lier. Quand, après ceux du mariage, les liens qui passent par nos filles seront passĂ©s Ă  leur tour.

Alors me voici parti pour la gare. Me voici dans la queue, prĂŞt Ă  acheter un billet de TGV.

Me voici rĂ©alisant que je n’ai plus de carte bleue.

Plus de liquide.

Pas de chéquier, non plus.

Plus d’argent, Ă  moins de passer Ă  la banque. Plus d’argent sur mon compte, de toute manière. Pas envie de croiser monsieur CĂ©lĂ©brant qui voudra prendre un rendez-vous avec moi, un rendez-vous oĂą il m’expliquera qu’il ne peut plus me prĂŞter d’argent, que mon endettement est dĂ©jĂ  très important, que je suis sans emploi et que mes revenus sont très irrĂ©guliers. Pas besoin de ça.

Taper Thierry ? Je lui dois dĂ©jĂ  une fortune. Pascaline ? C’est la mĂŞme chose, et puis je ne veux pas qu’elle sache que je descends voir HĂ©lène. Je ne veux pas lui offrir ce triomphe.

Pas une très bonne idĂ©e, finalement, ce voyage. Elle peut bien attendre quinze jours, ma conversation avec HĂ©lène. D’ici-lĂ , j’ai un autre roman terminĂ©, prĂŞt Ă  envoyer Ă  Thierry. D’ici-lĂ  je vais me reposer un peu pour ĂŞtre en forme lundi. Je vais ranger la maison, faire du sport.

Aller Ă  la piscine.

Me décrasser un peu.

Et puis sortir. Revoir de vieux amis. Changer d’air. Faire la fĂŞte.

Pas trop, juste un peu.

Et pour commencer, un peu de sexe. Je vais appeler une bonne copine. Natacha ? Trop intelligente ! Véronique ? Trop sérieuse ! Nathalie ? Elle doit être en vacances avec son nouveau fiancé.

Valérie !

Oui, ValĂ©rie. J’espère qu’elle sera libre…

– AllĂ´ ?

– ValĂ©rie ? C’est Jacques. Tu vas bien ? Tu fais quoi ce soir ?

– Jacques ? Comment tu vas ? Je suis dĂ©jĂ  prise ce soir, malheureusement.

– Demain alors ?

– Je pars dans le midi. J’Ă©tais justement en train de faire mes valises.

– Dans le midi ? OĂą ça ?

– Aix-en-Provence, je descends passer quinze jours chez mes parents.

– TGV ?

– Non, en voiture. Je voudrais me balader un peu une fois lĂ -bas.

– Il te reste une place ? Je vais vers Antibes, tu pourrais m’avancer…

– Avec joie. Mais je pars demain matin très tĂ´t

– Je peux te retrouver porte d’OrlĂ©ans, Ă  l’heure que tu voudras.

– OK. Tu vois la station de bus ? Rendez-vous devant Ă  7heures30.

– Ca roule. A demain !

Valérie. Une bonne copine.

Elle Ă©crit comme moi des trucs pour U-Nique. On s’est rencontrĂ©s dans une boite Ă©changiste, Ă  une soirĂ©e professionnelle. Très bonne copine. On n’a jamais baisĂ© : quand on se voit, on discute. On rigole.

Elle me plaĂ®t, je lui plais. On s’envoie des mails de temps Ă  autre, on se dĂ©panne pour boucler de gros textes. On se taquine.

Elle, c’est  » Très bonne suceuse « . Elle doit ce surnom Ă  une indiscrĂ©tion de Thierry. ValĂ©rie est la fille qui s’est jetĂ©e sur lui le soir de sa première partouze.

Moi, c’est  » Bite d’acier « . Un surnom qui ne repose sur rien de concret. Une longue histoire.

Trois affaires dans un sac, et me voilĂ  auto stoppeur. Depuis Aix, je me dĂ©brouillerai bien pour prendre une micheline. Ne pas oublier mes petits papiers, mon manuscrit. Mon stylo. Ce qui me reste de papiers et d’argent liquide. Une fois Ă  Aix, je trouverai bien une agence bancaire pour tirer un peu de sous.

Ce sera jeudi matin. Il n’y aura personne sur la route. Appeler HĂ©lène pour la prĂ©venir. Mais ne pas lui laisser croire que je vais rester pour la soirĂ©e.

Meilleur moyen : Un SMS

 » I kom 2morow 4 2days. I kol when I r-ive. Biz. Tellzegirls. Jacques « 

Et hop !

Bon. Je vais profiter de cette journĂ©e pour rĂ©gler mes histoires de paperasse. Et retaper un peu mon manuscrit. Il faut qu’il soit prĂ©sentable pour HĂ©lène.

Le lendemain matin, Ă  7H30, surprise : ValĂ©rie n’est pas seule.

Il y a Thierry Ă  bord de la voiture

Ils ont l’air hilares. Et moi j’ai sommeil et mon cafĂ© ne passe pas.

– Salut ! Monte !

Je prends place sur la banquette arrière.

– Salut, vous deux. Qu’est-ce que tu fous dans cette voiture, mon Thierry ?

– J’ai dĂ®nĂ© avec ValĂ©rie hier soir. Elle m’a racontĂ© qu’elle t’emmenait dans le sud. Comme je n’ai pas grand chose Ă  faire ces temps-ci, je me suis dit que j’allais vous accompagner. Tu as changĂ© d’avis ? Tu viens Ă  la fĂŞte ?

– Non, non. Je descends juste pour voir les filles. J’avais rĂ©servĂ© le TGV mais j’aime autant la route.

– Depuis Aix, je propose de louer une voiture. On sera lĂ -bas pour dĂ®ner. J’appelle HĂ©lène pour la prĂ©venir.

– Non. Je ne tiens pas Ă  dĂ®ner chez eux.

– Et oĂą tu comptes dormir ?

– Je ne sais pas, je verrai bien.

– Allez, ne fais pas l’idiot. Si tu veux voir tes filles, ce sera plus commode de t’installer Ă  la villa.

– Ce n’est pas possible. Vas-y si tu veux, on n’est pas obligĂ©s d’arriver ensemble. Je trouverai un coin pour ce soir et j’appellerai HĂ©lène demain.

– Tu ne vas pas dormir Ă  la belle Ă©toile, c’est dĂ©bile ! Et puis ça ne te rĂ©ussit pas tellement de coucher dehors, je te rappelle…

– Non, non, j’irai dans un hĂ´tel, promis.

– La villa est assez isolĂ©e, tu vas t’emmerder pour venir depuis la ville.

– Ca m’est Ă©gal, je t’assure. J’aime mieux comme ça.

– Bon, comme tu voudras. Dis, ValĂ©rie, on peut s’arrĂŞter dormir chez toi ce soir puisque monsieur ne veut pas faire les choses simplement ?

– Pas de problème. Il y a une petite chambre pour vous sous le toit. Si vous ĂŞtes sages, je viendrai vous faire une petite visite Ă  tous les deux…

– Tu ne vas pas baiser avec ton rĂ©dacteur en chef, tout de mĂŞme ?

– Mon rĂ©dacteur en chef ?

Thierry se tourna vers moi…

– Jacques… On peut lui dire, elle le saura bien dès lundi

– Oui, oui, pas de problème.

Je n’y avais pas pensĂ© : il va bien falloir que, peu Ă  peu, les gens apprennent mon nouveau job. Je ne sais pas pourquoi j’ai du mal Ă  me faire Ă  cette idĂ©e. Je ne pense pas que ce soit Ă  cause de la nature du poste. C’est simplement l’idĂ©e de retravailler, de  » retourner Ă  une vie normale « , qui m’est insupportable. Thierry explique :

– Alors voilĂ , ma petite ValĂ©rie : j’ai l’honneur de te prĂ©senter Jacques Lucas, le nouveau et prochain rĂ©dacteur en chef de la plus prestigieuse publication de littĂ©rature et d’actualitĂ©s Ă©rotiques, j’ai nommĂ© la seule, la prestigieuse, la raffinĂ©e revue qui a l’honneur de compter parmi ses collaboratrices distinguĂ©es la plus experte des partouzeuses, Ă  savoir toi-mĂŞme. J’ai nommĂ©, sous vos applaudissements, U-Nique !

– Toi ? RĂ©dac’Chef ? C’est super ! J’en avais entendu parler, mais je croyais que c’Ă©taient des conneries. Pourquoi tu ne nous as rien dit ?

– Je pensais que j’allais changer d’avis…

– Et ce n’est pas tout ! Ton nouveau supĂ©rieur hiĂ©rarchique est Ă©galement l’auteur du plus grand roman pornographique de la rentrĂ©e ! Un Ă©vĂ©nement qui va le rendre cĂ©lèbre autant que riche, sĂ©duisant, puissant, mĂ©diatique. Bref : cet homme-lĂ  n’est dĂ©jĂ  plus des nĂ´tres. AurĂ©olĂ© de sa gloire naissante, il a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© remarquĂ© par Sainte BĂ©rangère en personne, qui est descendue du ciel IntĂ©gralement Ă  poil pour lui donner des conseils de rĂ©daction. Cet homme-lĂ  est dĂ©jĂ  une star, et moi je suis le besogneux, le souffre-douleur de monsieur qui m’impose ses caprices de diva, qui ne veut pas voyager simplement et rejoindre d’un seul coup sa destination, qui ne veut pas honorer de sa prĂ©sence une fĂŞte oĂą on l’attend en toute amitiĂ©. Depuis que le ciel s’ouvre Ă  lui, il n’Ă©coute plus les hommes, ses semblables. Il va, les yeux fixĂ©s sur sa mission, fidèle Ă  Sainte BĂ©rangère qui guide ses pas, comme AthĂ©na guidait ceux d’Ulysse.

– C’est qui, cette Sainte BĂ©rangère ? Ta nouvelle copine ?

– Une copine ? Tu ignores de quoi tu parles, profane. Vois plutĂ´t Ă  son cou cette mĂ©daille oĂą resplendit le regard bon et gĂ©nĂ©reux de la Sainte ! Elle ne quitte plus notre hĂ©ros, elle l’inspire, elle le protège. Grâce Ă  ce talisman mystĂ©rieux qu’il porte jour et nuit, la Bienheureuse lui rend visite dans ses songes et lui prodigue ses prĂ©cieux conseils. D’ailleurs, Jacques, il va falloir que tu nous expliques pourquoi une Sainte se mĂŞle d’Ă©crire des romans pornos ! J’ai toujours cru que le pĂ©chĂ© de chair Ă©tait l’un des plus terribles… Y a-t-il une nouvelle ligne Ă©ditoriale lĂ  haut dans le ciel ? Doit-on s’attendre Ă  un Évangile de la Baise ? Est-ce que toutes les saintes se baladent Ă  poil dĂ©sormais ? Ne crains-tu pas plutĂ´t d’ĂŞtre en rĂ©alitĂ© victime d’une illusion crĂ©Ă©e par le DĂ©mon pour mieux te tenter et te faire tomber dans ses rets ?

Alors bon, il a fallu que je raconte une fois de plus mes aventures. Et mon divorce, et le manuscrit, et la mĂ©daille, et le rĂŞve sur le banc, et les papiers. Heureusement, ils Ă©taient de bonne humeur. La rigolade a durĂ© une bonne heure. Puis j’ai pris le volant, car ils avaient sommeil après avoir baisĂ© tard dans la nuit. Ce cachottier de Thierry ne m’avait jamais dit qu’il voyait ValĂ©rie. Au fond, je m’en fous complètement mais tout de mĂŞme il aurait pu m’en parler. C’est sĂ©rieux ? Étrange, j’ai toujours vu Thierry comme un type qui n’arriverait jamais Ă  dĂ©crocher une fille normale. Trop tordu, trop solitaire. Vieux garçon. Bah. Après tout, tant mieux. Ce serait bien pour lui. Je l’ai toujours cru trop amoureux d’HĂ©lène, aussi, pour avoir une histoire sĂ©rieuse.

Cela dit, ValĂ©rie et lui, c’est peut-ĂŞtre juste pour le cul. Et pourquoi est-ce que je gamberge Ă  leur sujet ? Ca ne me regarde pas, après tout. Au fond, je sais très bien ce qui me gĂŞne dans cette histoire : si Thierry sort avec l’une de mes pigistes, mon nouveau job va s’Ă©bruiter plus rapidement. La cloison Ă©tanche entre ma vie et le milieu du sexe prend un peu l’eau avec ça. Oui, c’est probablement ça qui me trouble.

En mĂŞme temps, je ne vais pas passer le restant de ma vie Ă  en faire un secret d’Ă©tat. J’aime le sexe, et tout le monde aime le sexe. Je suis tout Ă  fait banal. Et j’ai tout Ă  fait le droit de frĂ©quenter des adultes majeurs et consentants qui ont les mĂŞmes goĂ»ts que moi !

DĂ©cidĂ© : j’annonce Ă  HĂ©lène que je vais ĂŞtre rĂ©dac’chef Ă  U-Nique. Je l’annonce Ă  ma mère. Je fais mon coming out. Fini de jouer : j’ai quarante ans et je mène ma vie comme je l’entends. Je n’ai plus l’âge pour jouer Ă  l’Ă©colier qui fait le mur. Je n’ai personne dans ma vie, et j’en fais ce qui me plaĂ®t. J’Ă©cris des romans nuls et je dirige un magazine trash de sexe et j’aime ça. Point final !

La seule chose qui m’inquiète est l’Ă©criture : trouverai-je le temps d’Ă©crire quand j’aurai ce job Ă  plein temps ? Vais-je trouver le moyen de m’organiser pour terminer mes romans ? Ce n’est pas que je tienne Ă  les publier, mais c’est devenu un besoin d’Ă©crire. Une nĂ©cessitĂ©. C’est le seul moyen que j’aie pu trouver pour me rapprocher des gens. C’est la seule activitĂ© qui m’oblige Ă  me concentrer, Ă  faire des efforts, Ă  m’amĂ©liorer. Écrire, ça me rend meilleur. Le rĂ©sultat vaut ce qu’il vaut, mais en ce moment je ne sais pas ce que je deviendrais si je ne pouvais pas Ă©crire, si je ne pouvais pas me mettre Ă  une table avec un stylo et mettre de l’ordre dans mes pensĂ©es.

Midi et demie. Thierry et ValĂ©rie sont rĂ©veillĂ©s. Nous commençons Ă  avoir faim car cela fait cinq heures que nous roulons. Je propose un pique-nique : rien ne nous presse, il n’y a pas grand monde sur l’autoroute.

A la sortie suivante, je sors et nous achetons de quoi dĂ©jeuner sur l’herbe. Le soleil commence Ă  taper et nous trouvons un petit coin ombragĂ© entre deux champs de tournesol. ValĂ©rie demande :

– Jacques, je peux prendre ton manuscrit ? J’aimerais bien le lire : Thierry m’a vraiment fait envie.

– Si tu veux. Mais tu verras, ce n’est pas terminĂ©. Et je ne l’ai pas encore relu.

On s’installe. ValĂ©rie se met Ă  l’Ă©cart pour lire les premières pages pendant que Thierry et moi dĂ©ballons les tranches de jambon et les gobelets.

– A table, ValĂ©rie…

– J’arrive…

Je me sens d’humeur communicative.

– Hmmmm ! Qu’on est bien ! Deux hommes et une femme sous les arbres en train de manger des sandwiches, je ne sais pas si c’est un spectacle qui vaut le dĂ©placement, mais en tout cas c’est bon Ă  vivre.

Je suis content d’avoir quittĂ© Paris, de sortir de la ville. Ca me fait toujours le mĂŞme effet quand je ressors de Paris au bout de plusieurs mois. Comme ankylosĂ© par la vie au milieu des gens, par les autos et les bruits et les informations sans cesse renouvelĂ©es.

– Quel pieeeeed !

ValĂ©rie s’est remise Ă  lire. Thierry l’observe du coin de l’Ĺ“il. Moi aussi je surveille ses rĂ©actions. Elle relève la tĂŞte

– Vous avez quoi les gars ? Vous ne m’avez jamais regardĂ©e ?

Elle se lève et va lire un peu plus loin

– Je ne sais pas ce qu’en pense Sainte-BĂ©rangère, mais moi je vais faire une petite sieste, les amis.

Thierry s’allonge dans l’herbe. Je l’imite

– On repart dans une heure, les enfants..

Je crois que ce sont les derniers mots que j’aie entendus avant de m’assoupir. D’ailleurs cela n’a pas d’importance, cela ne mĂ©rite pas d’ĂŞtre mentionnĂ©. Pas plus cela que les rĂŞves que je fis au cours de cette sieste, sous un arbre, non loin de l’autoroute du midi.

Un peu plus tard, nous avons repris la route. Valérie :

– Dis, il est vachement bien ton bouquin. Tu vas le publier quand ?

– Je dois le terminer, mais si tout va bien je le donne Ă  Alain dès la semaine prochaine. Si ça lui plaĂ®t, ça devrait sortir rapidement.

– Tu veux dire que tu vas publier ce truc chez Erotica ?

– Ben oui, c’est une commande d’Alain. Il a besoin de titres pour le Club Erotique du Livre

– C’est dommage. Tu ne veux pas essayer de l’envoyer Ă  un autre Ă©diteur ? Écoute, mon cousin est directeur littĂ©raire aux Éditions du Treuil. Il arrive demain Ă  Aix. Laisse-moi un exemplaire, ça ne coĂ»te rien de lui demander son avis.

– Mais je n’ai pas encore terminĂ©. Et puis j’ai promis quelque chose Ă  Alain. Je ne peux pas lui faire ça.

– Un roman pour Alain, tu peux Ă©crire ça en trois nuits. Un roman comme celui-lĂ , c’est autre chose.

– J’ai Ă©crit ça en deux jours et une nuit… Pas tellement plus long.

– Tu vois très bien ce que je veux dire. Ce que tu as Ă©crit est un vrai roman d’amour. Pas une histoire de cul.

– Mes histoires d’amour, les Ă©diteurs n’en ont jamais voulu.

– Il faut changer de mĂ©thode !

– Demande Ă  mon agent. Il est assis Ă  cĂ´tĂ© de moi.

– Thierry ? Tu en penses quoi ?

– Eh oui, Thierry. L’agent le plus malheureux de la terre, dont l’auteur vient de pondre un supertruc puis se met Ă  faire des chichis…

– On fait quoi ? On lui pique son manuscrit et on le donne Ă  mon cousin ?

– En mĂŞme temps, je n’avais pas pensĂ© Ă  Treuil pour un texte comme celui-lĂ . Ils sont un peu classiques pour Jacques. Il n’y serait pas Ă  l’aise.

Moi, finalement, l’idĂ©e me plaisait de faire lire ce truc au cousin de ValĂ©rie. Les paroles de Pascaline me revenaient Ă  l’esprit : si je n’essaye pas, je resterai toujours un ratĂ©.

Alors Ă  la fin on se met d’accord pour laisser un exemplaire du manuscrit Ă  la chère ValĂ©rie. Je vois bien que cela contrarie Thierry, mais après tout, il n’y a aucune raison. Je me contente juste de donner une chance supplĂ©mentaire Ă  mon avenir d’Ă©crivain, et le principal bĂ©nĂ©ficiaire, après moi, ce sera tout de mĂŞme mon agent.

Nous arrivâmes Ă  Aix en fin d’après-midi.

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Chapitre 6

Nous repartons d’Aix le lendemain en fin de matinĂ©e, et je commence Ă  regretter d’ĂŞtre lĂ . Je ne sais plus très bien pourquoi j’ai dĂ©cidĂ© de descendre voir HĂ©lène et les filles. Mais je me garde bien de le dire Ă  Thierry : pas envie de discuter. Je ne lui ai pas dit que je viens pour parler Ă  HĂ©lène. D’ailleurs, je ne le veux plus ; je ne saurais pas quoi lui dire. Officiellement, je suis descendu pour voir les gosses. Au mieux, je parlerai de mon nouveau job. Sinon, cela attendra la rentrĂ©e.

Thierry a louĂ© une voiture. Tandis qu’il conduit, je regarde le paysage. Pas pressĂ© d’arriver. Thierry veut que je garde les fenĂŞtres fermĂ©es, pour la climatisation.

Il connaĂ®t le chemin. Il est dĂ©jĂ  venu plusieurs fois. Il me raconte ses sĂ©jours prĂ©cĂ©dents. La dernière fois, Isabelle Huppert se trouvait au cocktail : William la connaĂ®t très bien. Il y avait aussi le PDG d’une chaĂ®ne de tĂ©lĂ© amĂ©ricaine, et sa petite amie, un top model superbe qu’on voit sur toutes les couvertures de magazines. Et aussi JPKS, le patron du plus grand groupe de communication europĂ©en, qui contrĂ´le près de la moitiĂ© des Ă©diteurs français. Plein de gens intĂ©ressants. Des artistes, des chefs d’entreprise. Thierry me conseille de rester jusqu’Ă  samedi. Cette fĂŞte me changerait les idĂ©es.

Je ne réponds pas. Je pense à ce mot : divorce.

Je n’y avais jamais prĂŞtĂ© attention auparavant. Jusqu’Ă  aujourd’hui, le divorce m’a toujours paru naturel. Un Ă©vĂ©nement dans le cours des choses. L’issue prĂ©visible de la plupart des mariages.

Aujourd’hui, il rĂ©sonne diffĂ©remment : DIVORCE. Di-vorce. d.i.v.o.r.c.e… Ce mot sonne comme  » accident « . a.c.c.i.d.e.n.t. Ce mot n’est plus naturel. Il voudrait s’attacher Ă  moi mais je m’y refuse. Le divorce, ce n’est pas normal : c’est un accident. Ce divorce, c’est notre accident. J’ai dĂ» donner un mauvais coup de volant. HĂ©lène a prĂ©fĂ©rĂ© partir avant de rentrer dans le dĂ©cor.

D.i.v.o.r.c.e. DecOR, DIVision, ecORCE, ECorchĂ©, de FORCE. Nous franchissons le portail d’une propriĂ©tĂ©. Je suis dans l’Ă©tat d’esprit de quelqu’un Ă  qui on veut arracher une dent. La voiture suit l’allĂ©e de platanes, puis se range devant le seuil d’une immense villa, au bas d’un escalier Ă  double volĂ©e. Un endroit splendide.

Dehors, il fait 34 degrĂ©s. Dès l’ouverture des portes, la chaleur nous accable. Je commence Ă  transpirer. J’entends les filles jouer dans la maison. Je les entends jouer du piano. Je rĂ©alise que je n’ai pas de cadeau pour les filles. Que je suis venu les mains vides.

William apparaît sur le perron. Bronzé, ses cheveux blonds impeccablement peignés. Il porte un bermuda beige et un T-shirt qui met en valeur ses épaules musclées. A son poignet, une montre de prix projette un éclat discret parmi les poils dorés. Il est souriant.

– Vous avez fait bonne route ? Entrez ! Ca fait plaisir de vous voir, Jacques. J’entends si souvent parler de vous. Nous allons enfin pouvoir faire connaissance. Je suis content que vous ayez acceptĂ© de venir passer quelques jours avant la fĂŞte.

Nous l’avons rejoint en haut des marches. Il nous fait entrer.

– Venez, je vais vous conduire Ă  vos chambres. Vous avez certainement envie de vous rafraĂ®chir. Avez-vous dĂ©jeunĂ© ? Non ? Vous vous joindrez Ă  nous alors. Nous attendons HĂ©lène qui est allĂ©e en ville ce matin… Elle ne devrait pas tarder.

La voix de ce type-lĂ  ne laisse aucune place au doute. Il vous enveloppe de son charme et de son sourire, vous dicte ce qu’il faut faire. Je ne veux pas une chambre chez lui et encore moins manger Ă  sa table dans dix minutes, pourtant je ne trouve pas le moyen de faire autrement.

– Jacques, je vous ai fait mettre près de vos filles. Comme ça, vous pourrez les voir tant que vous voudrez. Je vous montre le chemin. Thierry, je te laisse retrouver ta chambre, d’accord ? Retrouve-nous d’ici un quart d’heure au bord de la piscine.

Nous bifurquons. William me précède.

– J’espère que la chambre sera Ă  votre goĂ»t. Elle est petite mais calme. Et il y a un bureau pour Ă©crire, si vous le dĂ©sirez.

– Merci

C’est le premier mot que je dĂ©croche depuis mon arrivĂ©e. Dans la seconde de silence qui s’installe tout de suite après, je sens que c’est encore Ă  moi de dire quelque chose.

– A vrai dire, je ne pense pas Ă©crire beaucoup : je suis juste descendu embrasser les filles et je repars demain matin.

– DĂ©jĂ  ? Mais c’est trop bĂŞte ! Nous comptions absolument sur vous demain soir. D’ailleurs j’espĂ©rais vous mettre Ă  contribution : Thierry raconte que vous faites un punch dĂ©licieux.

– Malheureusement, je dois repartir. Ce n’Ă©tait dĂ©jĂ  pas très raisonnable de quitter Paris.

VoilĂ  que je me mets Ă  parler comme lui. Quel idiot ! Comment un chĂ´meur Ă©crivain ratĂ© pourrait-il faire croire Ă  un type qui dirige plusieurs entreprises qu’il est trop occupĂ© pour passer trois jours sur la cĂ´te ?

– C’est Ă  dire que je dois voir un ami de passage Ă  Paris. Et puis je suis descendu sans bagages.

– Invitez votre ami ! Plusieurs invitĂ©s viendront de Paris en avion privĂ©. Ils se feront un plaisir de le descendre. Et puis je vous prĂŞterai un costume, nous sommes Ă  peu près de la mĂŞme taille vous et moi.

– Euh. C’est Ă  dire…

– Voici votre chambre. Je vous laisse vous rafraĂ®chir.

– Merci.

– Je vous envoie les filles. Elles vous conduiront jusqu’Ă  la piscine. Nous devrions passer Ă  table dans un quart d’heure environ.

– J’en ai pour 5 minutes, merci. Vous avez une très belle maison

– Merci, Jacques. Dites… Ne croyez-vous pas que nous pourrions nous tutoyer ? Ce sera plus naturel.

– Si vous voulez. Euh, oui, si tu veux.

– Ca me fait plaisir. A tout de suite ! Je vais prĂ©venir les filles.

RestĂ© seul, je m’allonge sur le lit. Je repense au divorce. Pour un type comme ça, divorce ne rime probablement pas avec accident. Ni avec fatalitĂ©. PlutĂ´t  » petit obstacle sur la route « , ou  » dĂ©cision Ă  prendre avant de pouvoir saisir de nouvelles opportunitĂ©s « . Je ne sais pas pourquoi je pense cela. Tellement d’assurance. Tellement certain que les choses doivent se passer comme il le souhaite, et que c’est Ă©galement le souhait de tout le monde.

Je l’imagine, interrompant d’un coup de fil l’un de ses riches invitĂ©s, au milieu d’une rĂ©union de première importance.

– Dis, j’ai un ami Ă  te confier. Tu peux le prendre dans ton Fokker pour descendre ? OK. Merci. Je compte sur toi. Je lui dis de prendre contact avec ton bureau. A samedi !

Évidemment, moi, je ne fais pas le poids face à un tel lascar. Je ne suis pas de taille à lutter. Trop différent.

Les filles qui arrivent. Je les entends courir dans le couloir. Porte qui s’ouvre.  » Papaaaa ! « . Elles se jettent sur le lit. Me couvrent de baisers. Leur parfums, lĂ©gers, leurs haleines fraĂ®ches, leurs cris de joie. Elles parlent en mĂŞme temps.  » Tu vas nous amener Ă  la fĂŞte au village ? Tu vas venir Ă  la plage avec nous ? Tu as vu ma nouvelle robe ? Tu as vu la mienne ? Et j’ai un maillot bleu ! Et moi j’ai trouvĂ© un crapaud ! Et tu vas nous amener au cheval ? « 

– Stop, les filles. Un peu de calme !

Elles sautent sur le lit.  » Notre chambre est juste Ă  cĂ´tĂ© ! Tu as quoi dans tes bagages ? « . Elles sont dĂ©jĂ  dans la pièce voisine, leur chambre, qui communique avec la mienne.  » Tu as reçu ma carte postale ? Tu as pensĂ© Ă  me ramener ma jupe violette ? Tu voudras bien qu’on se couche tard ce soir ? Et samedi soir Ă  la fĂŞte ? Tu vas travailler ou bien rester avec nous ? « 

– Stop. Stop ! STOOOOOP ! Écoutez, les filles. Laissez-moi arriver. Montrez-moi plutĂ´t oĂą on dĂ©jeune.

Elles me conduisent, tout en bavardant, Ă  travers les couloirs, les escaliers. C’est une maison superbe, dĂ©corĂ©e avec un goĂ»t parfait et raffinĂ©.

Le bord de la piscine. Thierry est dĂ©jĂ  lĂ . Il s’est mis en bermuda lui aussi, bronzĂ© comme un vacancier.

– Alors ça te plaĂ®t ? Elle est formidable, cette villa, hein ? Bonjour les filles ! Comment ça va ? Vous ĂŞtes contentes de voir votre père ?

Elles répondent oui, évidemment.

– Je te sers un apĂ©ro ?

Il passe derrière le bar. Un très beau bar en bois verni, abritĂ© du soleil par une toile blanche. Il remplit deux verres d’une boisson puisĂ©e dans une jarre en terre cuite.

– GoĂ»te-moi ça ! Tu m’en diras des nouvelles. Les cocktails de William valent les tiens, Ă  mon avis.

Je m’assieds sur un transat, un verre Ă  la main, les filles juchĂ©es sur les accoudoirs. William sort de la maison et se dirige vers nous. Il s’est mis en maillot de bain.

– Si vous voulez piquer une tĂŞte, n’hĂ©sitez pas : HĂ©lène vient d’appeler, elle aura un peu de retard.

Thierry et les filles ont tĂ´t fait de plonger. Je n’ai pas mis de maillot ; je reste dans mon transat Ă  siroter ce cocktail. William me fait signe :

– Tu devrais venir, Jacques ! Elle est très bonne ! Il y a des maillots dans le club-house derrière le bar. Choisis-en un !

Je n’ai pas envie d’obĂ©ir Ă  William, mais je transpire Ă  grosses gouttes et ce cocktail est trop fort, trop sucrĂ©. Au passage, je laisse mon verre sur le bar. Puis j’enfile un maillot. Il y en a plusieurs de ma taille, mais quelle que soit la couleur, ils mettent en valeur ma peau blanche, mon ventre mou de type qui est restĂ© Ă  Paris et qui ne fait plus de sport depuis longtemps. Tant pis. Trop envie de me rafraĂ®chir.

L’eau est bonne, je dois le reconnaĂ®tre, mais je n’ai plus l’habitude : je la trouve fraĂ®che. Je n’y entre pas facilement. Je reste assis sur le plus haut barreau de l’Ă©chelle, de l’eau jusqu’au-dessus du nombril. C’est avec hĂ©sitation et maladresse que je finis par rentrer doucement dans l’eau. Je fais ma longueur, et l’eau ne me semble pas froide du tout, en fin de compte.

HĂ©lène vient d’arriver ; les autres sortent dĂ©jĂ . C’est Ă  regret que je les rejoins. Une jeune fille en tablier – Une soubrette ! – nous a apportĂ© des serviettes. William demande que le repas soit servi.

Une fois sĂ©chĂ©, j’embrasse HĂ©lène.

– Contente que tu sois venu.

– Moi aussi.

Moi aussi quoi ? Je ne sais pas trop, d’ailleurs. Content moi aussi ? Venu moi aussi ? Content d’ĂŞtre venu ?

– Content de te voir. Tu as l’air en forme.

– Et toi tu es un peu blanc. Ca va te faire du bien un peu de soleil. Il y a longtemps que vous ĂŞtes arrivĂ©s ?

– Oh non, une petite demi-heure.

– Papa ! Viens te mettre Ă  cĂ´tĂ© de nous ! Ici ! Ici !

– Allons, dit William. Passons Ă  table. C’est très bien : Jacques, je te mets Ă  cĂ´tĂ© des filles, et Thierry Ă  la droite d’HĂ©lène. Asseyons-nous !

On nous sert un tartare de saumon. Une bouteille de domaine Ott rosé prend le frais dans un seau à glace. William se tourne vers moi :

– Alors, Jacques. Comment trouves-tu la rĂ©gion ? Tu n’es jamais venu ?

– Vraiment très joli. Et il y a plein de choses Ă  visiter.

– Raison de plus pour rester jusqu’Ă  samedi. Tu pourrais au moins dĂ©couvrir les environs. Le musĂ©e Picasso est une promenade superbe.

Hélène intervient :

– Tu ne comptes pas rester jusqu’Ă  la fĂŞte ?

– Oh, papa, s’il te plaĂ®t !

Un dĂ©tail idiot me traverse l’esprit d’un coup : si je reste Ă  la fĂŞte, je pourrai me faire ramener en avion par l’un des invitĂ©s. Cela vaut bien un petit changement d’avis, vu l’Ă©tat de mes finances. Cela ne signifie pas que j’accepte leur invitation, mais que je pense Ă  mes Ă©conomies.

Et puis la maison est tellement grande que je ne serai pas obligé de voir William. Il suffira de trouver un prétexte pour les prochains repas. William reprend :

– Et puis si tu ne viens pas Ă  la fĂŞte, tu vas manquer Flora Margoulit. C’est quelqu’un qu’il vaut mieux connaĂ®tre, lorsqu’on Ă©crit.

– Flora Margoulit ?

– Tu ne connais pas ? C’est la rĂ©dactrice en chef de la Revue LittĂ©raire, mais surtout la maĂ®tresse de Jean-Paul Korn-Shell. Elle connaĂ®t tout le monde, et elle a le bras long. Si elle peut faire quelque chose pour toi…

– Elle ne me connaĂ®t mĂŞme pas.

– Demain, ce sera chose faite. Je suis certain que vous allez vous entendre.

Jean-Paul Korn-Shell. Le patron du plus grand groupe de mĂ©dias europĂ©en. A lui seul, il reprĂ©sente plus de la moitiĂ© de l’Ă©dition française. Le genre de type qui rachète des maisons d’Ă©ditions comme moi j’achète des boites d’allumettes !

Ne sachant trop quoi dire, je me tourne vers Thierry

– Eh bien, mon cher agent, qu’en pensez-vous ? Cette Flora est-elle assez bien pour moi ?

– Elle devrait adorer ton dernier texte, j’en suis certain.

Thierry, une fois de plus, a l’air contrariĂ©. Comme dans la voiture hier avec ValĂ©rie, il semble prendre ombrage des opportunitĂ©s qui s’offrent Ă  moi. Je n’insiste pas.

Hélène :

– Tu as Ă©crit un nouveau roman ?

Thierry :

– Oh oui ! Un truc super !

Moi :

– Pas devant les filles, s’il te plaĂ®t.

Thierry :

– Oh, pardon. Oui, un truc super, mais, disons, pour adultes. Il se tourne vers les filles. Nous attendrons que ces demoiselles soient absentes pour en parler.

William :

– Tu as Ă©crit un roman Ă©rotique ?

Moi :

– Oui, c’est un roman qui…

William :

– Mais alors, il faut absolument aller voir AndrĂ©…

Thierry :

– AndrĂ© ?

William :

– AndrĂ© Normand

Moi :

– Les Ă©ditions du Phallus ?

– Oui. C’est un bon copain. C’est moi qui ai arrangĂ© la vente de sa boite Ă  Jean-Paul. Il passe toutes ses vacances Ă  cĂ´tĂ© et on va souvent Ă  la pĂŞche ensemble. C’est simple, tiens. Je vais l’appeler. On verra bien s’il est lĂ . C’est une petite boite d’Ă©dition, mais AndrĂ© est l’un des meilleurs connaisseurs français de l’Ă©rotisme en littĂ©rature. C’est un passionnĂ©… AllĂ´ AndrĂ© ? C’est William. Tu vas bien ? … Sur ton bateau ? Eh bien moi je dĂ©jeune avec un ami, lĂ  … On compte sur toi samedi, hein ? …. Super… Oui…. non… Dis, je t’appelle parce que j’ai un ami, lĂ . Il est Ă  la maison pour quelques jours. Il faudrait que tu le rencontres… Oui, c’est ça, il a Ă©crit quelque chose que tu vas adorer… DĂ©jĂ  plusieurs romans… non, pas Ă©rotiques. Il a un talent fou … Il allait publier ailleurs mais je l’ai suppliĂ© de te rencontrer d’abord… Pas possible aujourd’hui ? Passez dĂ©jeuner demain alors… OK, super. Embrasse Marie. A demain.

Et voilĂ , c’est rĂ©glĂ©. Ils viennent dĂ©jeuner demain, sa femme et lui. Thierry, tu n’auras plus qu’Ă  relire le contrat. Ton poulain vient de trouver un Ă©diteur. Je propose de fĂŞter ça au champagne ce soir ! Je vais rĂ©server Ă  la Calanque bleue.

HĂ©lène l’interrompt

– Dis, il faudrait que je me dĂ©pĂŞche, car les filles ont Ă©quitation Ă  14 heures. Tu n’as pas besoin du 4X4 ?

– Non, non, chĂ©rie. Mais c’est dommage. Avec la visite de leur père, elles aimeraient peut-ĂŞtre mieux rester lĂ .

– Camille doit passer son galop 2 vendredi. Ce n’est pas le moment de manquer un cours. Et puis ensuite je veux passer en ville leur acheter de quoi s’habiller samedi soir.

– Bah… Comme tu voudras. Jacques : il ne te reste plus qu’Ă  te prĂ©lasser au bord de la piscine. Ou alors si tu veux, je te prĂŞte le bateau. Il y a des criques superbes dans le coin.

– Je crois que je vais simplement faire une sieste, et Ă©crire peut-ĂŞtre un peu.

– Je passerai te voir dans l’après-midi, avant de repartir, ajouta Thierry.

Ainsi, contre toute attente et au mĂ©pris de ma fiertĂ©, je m’installai pour quelques jours chez l’amant de ma femme. J’Ă©tais curieux de connaĂ®tre un peu plus ce type Ă  qui tout paraĂ®t si simple et qui tient sous son charme ma femme, mes filles, mes amis et probablement une bonne partie des gens qu’il rencontre.

Je m’installai donc dans la  » petite  » chambre qu’il avait mise Ă  ma disposition. Je sortis le petit bureau Ă  l’extĂ©rieur, sur le balcon, et lĂ , sous l’ombrage d’un immense pin parasol dont le tronc dĂ©passe largement le toit de la maison, au-dessus de moi, je fis face Ă  mon manuscrit, prĂŞt Ă  en dĂ©coudre. J’avais trois heures devant moi avant le retour des filles, le temps d’Ă©crire une dizaine de pages et de terminer cette stupide histoire de maris et de femmes qui s’attachent.

Je commençai par relire la première partie.

Superbe, vif, Ă©clatant.

Puis les différents essais rédigés depuis deux jours : rien à en tirer, bon à jeter.

Je mis donc de côté mes élucubrations philosophico-conjugales aussi bien que mes histoires de mari parti récupérer sa femme, et me mis à réfléchir intensément à mes personnages.

Quelqu’un frappa Ă  la porte. C’Ă©tait Thierry.

– Je ne te dĂ©range pas ?

– Non, non.

– Il faut que je te parle.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Flora Margoulit…

– Oui, qu’est-ce qu’elle a ?

– Tu la connais dĂ©jĂ .

– Comment ?

– Je l’ai vue plusieurs fois en club, avec toi.

– Mais…

– Diane…

– Diane ???

– Eh oui, Diane.

Diane est l’une de ces relations qu’on finit par se faire lorsqu’on frĂ©quente le milieu du sexe. Très chaude, elle vient rĂ©gulièrement aux fĂŞtes organisĂ©es par la revue, dont elle connaĂ®t le patron, Alain, mon futur boss. Nous avons baisĂ© plusieurs fois, mĂŞme si nous ne nous connaissons que par nos prĂ©noms, ou plutĂ´t, dans son cas, par nos pseudonymes. Elle vient toujours accompagnĂ©e d’une bande de types et de filles plutĂ´t jeunes, et elle passe gĂ©nĂ©ralement ses soirĂ©es parmi eux, ce qui fait que nous n’avons jamais fait connaissance au-delĂ  de ces quelques coĂŻts, plutĂ´t rĂ©ussis d’ailleurs.

– Merci, vieux. Tu fais bien de me prĂ©venir. Ce serait bien qu’elle soit avertie elle aussi.

– Qu’est ce que tu crois ? Je l’ai appelĂ©e… Elle est ravie de te retrouver ici, et elle a promis de ne rien dire devant HĂ©lène.

– Et toi, tu savais qui elle Ă©tait ?

– Oui, bien sĂ»r. Mais je ne pouvais pas te le dire, tu comprends…

– Je comprends… Quand je pense que je me suis fait sucer par la copine officielle de JPKS !

– Bien sĂ»r, Jean-Paul est au courant des petites habitudes de Flora, mais il vaut mieux ne pas en parler… C’est plus sĂ»r.

– Tu me prends pour qui ?

– Oh, ce n’est pas pour ça. Juste une prĂ©cision pour que tu saches oĂą tu mets les pieds.

– Eh bien le monde est petit, finalement. Et cet AndrĂ© Normand, tu le connais bien ? Je l’ai dĂ©jĂ  vu lui aussi ?

– Non, je ne crois pas. Mais je le rencontre très souvent. L’Ă©dition est un milieu assez petit, tu sais… Et William, alors, qu’en penses-tu ?

– Quel type Ă©trange !

– Étrange ? Comment ça ?

– Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi sĂ»r de lui. On dirait que rien n’est un problème pour lui, et que le Monde est tout naturellement Ă  ses ordres. C’est fascinant. Et charmant avec tout ça.

– N’est-ce pas ? Tu verras, il va te surprendre.

– On verra. En attendant, pas moyen de me remettre Ă  mon roman. Je suis complètement bloquĂ©.

– Bah, tu as le temps. Repose-toi un peu et tu reprendras ça Ă  tĂŞte reposĂ©e une fois rentrĂ©.

– Non, ce n’est pas la fatigue, c’est plus grave : je suis dĂ©jĂ  en train de perdre le fil. Je ne parviens plus Ă  continuer. Je ne trouve pas le bon ton pour la fin…

– Tu as dĂ©jĂ  quelque chose de bien Ă  montrer Ă  AndrĂ©…J’aurais bien aimĂ© ĂŞtre lĂ  demain midi.

– Tu ne restes pas ?

– Non. Je dois remonter Ă  Aix pour chercher ValĂ©rie. Comme ça je lui porterai l’exemplaire de ton manuscrit pour son oncle. Je vais aller faire une photocopie tout Ă  l’heure, et puis je pars ce soir. Nous revenons samedi, pour la fĂŞte.

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Chapitre 7

Cet après-midi là, je renonçai à travailler. Après le départ de Thierry, je dormis un moment, avant de sortir visiter le parc de la villa.

SituĂ©e sur une presqu’Ă®le, la propriĂ©tĂ© Ă©tait environnĂ©e par la mer de tous cĂ´tĂ©s. Les abords immĂ©diats de l’habitation Ă©taient très soignĂ©s : pelouse, massifs de fleurs, palmiers et orangers. Ce vaste jardin Ă©tait environnĂ© de bois et de maquis. En direction de la plage, un chemin courait sous les arbres. Je m’y dirigeai. L’endroit Ă©tait superbe, et totalement isolĂ©. Très entretenu et naturel Ă  la fois.

J’arrivai en quelques minutes Ă  une crique de sable fin. Sur la droite, le long des rochers, un hors-bord Ă©tait amarrĂ© le long d’un dĂ©barcadère. Un peu plus haut, Ă  la lisière des arbres, un cabanon de bois. Probablement celui oĂą HĂ©lène avait proposĂ© de me loger.

J’eus envie de me baigner. N’ayant pas pris de maillot, j’inspectai Ă  tout hasard le hors-bord, puis la petite maison. On y trouvait un lit, une chaise et un bureau, une armoire. Dans l’armoire se trouvaient des serviettes, et j’en pris une, puis redescendis jusqu’au rivage oĂą je me dĂ©shabillai.

L’eau Ă©tait fraĂ®che, mais contrairement Ă  tout Ă  l’heure dans la piscine, cette sensation Ă©tait celle que je recherchais. Maladroit et peu habituĂ©, je trĂ©buchais sur les petits galets piquants qui roulaient sous mes pas. Je prĂ©cipitai le mouvement, et m’Ă©lançai dans l’eau.  » Le Monde du Silence « , pensai-je. Revinrent Ă  ma pensĂ©e des images de Cousteau. Je me souvins d’une scène oĂą les marins de la Calypso se baignent nus autour du bateau. Je fis quelques brasses, puis me laissai aller au plaisir de nager, de sentir mon corps portĂ© par l’eau, mon sexe libre flotter comme une algue.

Tournant le dos au large, je contemplais la petite plage, avec sa cabane et son bateau. Toute la fatigue accumulĂ©e au cours des semaines prĂ©cĂ©dentes, la chaleur de l’Ă©tĂ© parisien, les discussions avec Pascaline ou Thierry, le divorce les coups de fil de mon banquier, les nuits passĂ©es Ă  Ă©crire, la perte de mes papiers, tout cela se dĂ©tachait de moi et de mon corps flottant. Tout ce poids disparut de mes Ă©paules, tandis que l’eau de la MĂ©diterranĂ©e semblait opĂ©rer sur mes humeurs et mes tensions un effet dissolvant.

 » Les bains de mer « , pensai-je. Et des images de baigneurs en maillots rayĂ©s, de grosses dames allongĂ©es dans des transats, de jeunes sportifs en canotier pratiquant l’acrobatie ou le saut en longueur dans le sable, dĂ©filèrent.  » Les grandes Vacances… Nationale 7 … Et Dieu crĂ©a la femme « … Comme si un ressort trop tendu avait fini par retrouver sa libertĂ© Ă  l’intĂ©rieur de mon cerveau, des images de plages, de mer et de stations balnĂ©aires, des souvenirs de crèmes glacĂ©es, d’odeur de noix de coco, de sable qu’on enlève entre les doigts de pied, tout cela dĂ©fila en quelques instants. Puis le calme se fit. J’Ă©tais allongĂ© maintenant sur le rivage, le corps Ă  moitiĂ© dans l’eau, flottant doucement avec le ressac.

Le soleil rĂ©chauffait ma poitrine et mon visage dont la peau tirait sous l’effet du sel. Les yeux fermĂ©s, je faisais varier la pression de mes paupières, pour modifier la couleur perçue. Pression douce : un bel orange clair, qui vire au sanguin lorsque je ferme un peu plus fort, et enfin un bleu nuit très pur lorsque j’accentue la pression au maximum.

Au bout d’un moment, j’entendis des pas sur l’embarcadère. On sauta dans l’eau. Les pas se rapprochaient, le long du rivage.

Je me redressai. Un Zodiaque avait accostĂ© sans que je l’entende. Une jeune femme approchait. Menue, de taille assez petite, elle avait un visage allongĂ©. Lorsqu’elle s’approcha, je notai deux grands yeux clairs. Elle me regardait en avançant d’une dĂ©marche ondoyante. Lorsqu’elle fut Ă  deux pas, je perçus sa peau tannĂ©e par le soleil. Je lui donnai entre 35 et 40 ans. Elle ramena par-dessus son Ă©paule ses longs cheveux, les essora en renversant sa tĂŞte sur le cĂ´tĂ©.

– Bonjour, dit-elle.

– Bonjour.

– Vous ĂŞtes un ami de William ? EnchantĂ©e, je suis Marie Normand.

– Jacques Lucas. J’ai entendu parler de vous ce midi. Je suis le mari d’HĂ©lène. Enfin, son ex-mari.

– Ravie de vous rencontrer. HĂ©lène m’a beaucoup parlĂ© de vous. Nous sommes très amies.

Elle me dĂ©visageait. Elle s’assit Ă  cĂ´tĂ© de moi. Nullement gĂŞnĂ©e par ma nuditĂ©. Son Ă©paule touchait la mienne. Elle avait nagĂ© ; sa peau Ă©tait fraĂ®che.

– William n’est pas lĂ  ?

– Des courses Ă  faire, je crois

– Tant pis pour lui…

BĂŞtement, parce qu’elle Ă©tait plutĂ´t jolie dans son maillot blanc, et parce que la situation Ă©tait vaguement excitante, mon sexe commença Ă  se dresser doucement le long de ma cuisse. Assis les jambes repliĂ©es devant moi, les coudes sur les genoux, je m’efforçais de masquer mon Ă©rection.

– Nous sommes en vacances dans la presque-Ă®le. Notre villa se trouve Ă  quelques minutes en bateau. Vous viendrez nous rendre visite ? Personnellement, j’adore venir nager par ici, car on ne voit pas la cĂ´te : rien que la plage et le large. Et puis il n’y a jamais personne.

– C’est vrai, c’est très beau, et calme.

– C’est la première fois que vous venez ?

– Oui.

– Alors comme ça vous ĂŞtes Ă©crivain ?

– Enfin, si on veut : j’ai beaucoup Ă©crit mais rien publiĂ© jusqu’ici.

– Vous avez bien raison ! Tous ces gens qui sortent un livre dès qu’ils ont rĂ©ussi Ă  aligner trois idĂ©es, c’est insupportable ! J’ai beaucoup plus de respect pour ceux qui Ă©crivent avant tout pour eux-mĂŞmes. C’est très Ă©goĂŻste mais tellement moins vulgaire. Vous faites quoi pour vivre ?

– Des piges dans un magazine Ă©rotique.

– Ah oui ? Vous savez que mon mari AndrĂ©…

– Oui, oui, William veut me le faire rencontrer. Mais mes piges n’ont rien de littĂ©raire : c’est purement un travail alimentaire.

– Comme vous avez de la chance ! Vivre avec trois sous et trouver le temps d’Ă©crire pour vous. Quand je vois ces hommes qui courent en tous sens pour rapporter de l’argent, signer des contrats, nĂ©gocier, rĂ©ussir des coups… Mon pauvre mari, par exemple, il s’Ă©puise et il n’en profite mĂŞme pas, de son argent.

Tandis que nous échangions ces propos, mon érection ne diminuait pas. Au contraire : tout en parlant, Marie avait doucement passé sa main sous mon bras, et se mit à me caresser le sexe. A me gratter doucement les bourses avec ses ongles.

– Vous serez Ă  la fĂŞte, samedi, je suppose. D’ici-lĂ , il faut que vous veniez Ă  la maison. Tenez, demain Ă  quatre heures, mes enfants ont invitĂ© vos filles… Ils sont très amis, vous savez ? Venez avec elles, nous passerons un moment.

Comme si de rien n’Ă©tait, elle continua Ă  me parler des enfants, tout en me caressant. Aucune obscĂ©nitĂ© dans son geste, Ă  la limite rien de sexuel. Elle avait une attitude et un ton familiers. Comme si nous nous Ă©tions toujours connus. Ses doigts lĂ©gers et habiles maintenaient mon sexe Ă  la limite de l’Ă©jaculation, tandis que je l’Ă©coutais avec intĂ©rĂŞt. Son regard Ă©tait plongĂ© dans le mien, presque maternel. Elle me parlait des gens qui possĂ©daient les autres villas de la presqu’Ă®le, de la fĂŞte de samedi, des cocktails de William. Elle travaillait avec son mari, passait tout l’Ă©tĂ© dans sa villa. Adorait le festival de jazz Ă  Juan.

Finalement, elle me dit :  » Viens… « 

Elle me prit par la main et me conduisit vers la cabane. J’essayais de garder une dĂ©marche normale malgrĂ© mon sexe en Ă©rection.

– Il n’y a rien de plus beau qu’un homme qui bande en train de marcher, dit-elle en me regardant. Elle n’avait pas l’air de plaisanter. Les petits cailloux me piquaient la plante des pieds et le sable Ă©tait brĂ»lant. Nous arrivâmes Ă  la cabane.

Marie se dirigea vers le lit, et ouvrit le tiroir de la table de nuit. Une boite de prĂ©servatifs s’y trouvait. Elle me sourit :

– Tu vois, je connais bien la maison…

Puis Marie ôta son petit maillot de bain blanc.  » Tu as une belle queue, je vais la sentir passer  » . Elle se plaça sur le lit, à plat-ventre, ses mains accrochées aux barreaux de la tête du lit, les jambes écartées. Elle se tenait en croix. Elle avait le dos très fin, et de jolies fesses rondes, offertes.

– Viens…

J’enfilai la capote, et me plaçai sur le lit, c’est Ă  dire sur elle. De sa main, elle dirigea mon pĂ©nis emmaillotĂ©, et l’introduisit dans son sexe, puis elle se mit Ă  remuer doucement.

– Mmmmh ! Ca fait du bien. Vas-y, saute-moi maintenant !

Elle s’Ă©tirait comme une chatte. Pour un peu, je l’aurais entendue ronronner. Les yeux fermĂ©s, elle semblait goĂ»ter la chose et apprĂ©cier mon sexe en elle. La pĂ©nĂ©trant de plus en plus profondĂ©ment, je sentais sa cambrure plus accentuĂ©e, son sexe plus chaud. Lorsqu’enfin j’arrivai au fond, elle me plaqua les fesses contre elle avec ses mains, et se mit Ă  donner de petits coups de reins en soupirant d’aise. En quelques instants, elle avait atteint l’orgasme. Je sentis les parois de son vagin, les contractions rĂ©pĂ©tĂ©es, tandis que les ongles de Marie me labouraient le haut des cuisses. Étendu sur elle de tout mon poids, j’entrai en action Ă  mon tour, pour Ă©jaculer en quelques secondes. Et au moment prĂ©cis oĂą je dĂ©chargeais, elle contracta Ă©nergiquement son sexe, dont les parois m’aspirèrent et me communiquèrent une dĂ©licieuse vague de chaleur brĂ»lante.  » Un raffinement dĂ©licieux « , pensai-je avant de m’assoupir, pesamment allongĂ© sur elle.

Lorsque nous sortĂ®mes de la cabane, il Ă©tait dĂ©jĂ  cinq heures. J’allai reprendre mes vĂŞtement sur la grève, puis la rejoins sur l’embarcadère.

– Merci, dit-elle. Tu m’as fait beaucoup de bien.

– Toi aussi.

– J’espère qu’on recommencera.

– Si tu veux.

– Il faudra ĂŞtre un peu plus prudents… HĂ©lène ne vient presque jamais par ici, mais William y a ses habitudes avec moi…

– Tu es sa maĂ®tresse ? Depuis longtemps ?

– Oui, mais il se pourrait bien que ça change. Je crois que tu me plais. A demain !

Elle dĂ©marra le moteur de son Zodiaque et s’Ă©loigna. Je regardais Marie s’Ă©loigner. A quelque distance, elle me fit un signe de la main, puis disparut derrière les rochers.

RĂ©capitulons : ma femme veut divorcer pour Ă©pouser un type qui saute sa copine… Elle qui m’a tant dit qu’elle ne supporterait plus de vivre avec un homme Ă  femmes, maintenant qu’elle a dĂ©couvert la vraie fidĂ©litĂ©…

En mĂŞme temps, je ne vois pas comment je pourrais tirer parti de ça… Et puis ça ne m’aiderait pas Ă  la rĂ©cupĂ©rer. Au contraire… Sans compter que les filles ont l’air très heureuses avec William… Ca n’avancerait pas Ă  grand-chose de crĂ©er des ennuis. Sans compter Marie. Je n’ai aucune raison de la mettre dans une situation embarrassante…

Je rentrai Ă  la villa en songeant Ă  tout cela. Les filles Ă©taient rentrĂ©es. Je passai la fin de l’après-midi Ă  jouer avec elles dans la piscine. Elles me firent visiter la maison : salle de billard, douze chambres, une orangerie, un salon immense avec de très beaux plafonds… Un endroit encore plus superbe et luxueux que je ne l’avais cru. Une vĂ©ritable maison de nouveau riche, mais sans la moindre faute de goĂ»t. Je fis la connaissance de Lydia, la jeune fille au pair chargĂ©e de leur parler anglais, et de superviser leurs devoirs de vacances. Puis je rencontrai Paf, le labrador que William leur avait offert.

Un peu plus tard, avant l’heure du dĂ®ner, je montai dans ma chambre. William avait fait porter des vĂŞtements pour mon sĂ©jour. Un short, deux pantalons en lin et des chemises. Une paire de sandales. Un costume pendu sur un cintre. Tout un nĂ©cessaire de toilette.

Tout Ă  ma taille, parfaitement. Tout, parfaitement neuf.

Je voulus ranger mon manuscrit restĂ© sur la terrasse : il ne s’y trouvait plus. Probablement rangĂ© par quelqu’un d’autre. Il ne se trouvait pas dans le tiroir. Ni dans l’armoire.

– Les filles, vous avez touchĂ© mes papiers ?

– Non.

– Vous savez qui a pu les ranger, alors ?

Elles allèrent chercher la femme de chambre. Celle-ci n’avait rien vu. Elle avait bien fait la chambre, mais il n’y avait aucun papier. On demanda Ă  l’office. Personne n’avait rien vu non plus.

HĂ©lène, qui m’avait cherchĂ© dans la chambre en milieu d’après-midi, se souvenait, elle, d’avoir vu des papiers sur le bureau que j’avais placĂ© sur le balcon… Impossible de savoir oĂą ceux-ci Ă©taient passĂ©s.

Je commençais Ă  ĂŞtre très inquiet. Puis l’idĂ©e traversa mon esprit : Thierry !

Je pris mon tĂ©lĂ©phone portable pour l’appeler : sa ligne sonnait dans le vide. Je laissai un message, puis j’eus l’idĂ©e d’appeler ValĂ©rie… Sur mon Ă©cran je remarquai alors le texte :  » 1 appel en absence « . J’Ă©coutai le message sur mon rĂ©pondeur :

AllĂ´ Jacques c’est Thierry. J’ai emportĂ© ton manuscrit par erreur… j’ai fait des photocopies, puis j’ai oubliĂ© de remonter la serviette dans ta chambre. DĂ©solĂ©, je te ramène tout ça demain et j’en profite pour le faire taper et mettre au propre. Bises. A bientĂ´t.

Un plan habituel Ă  la Thierry… C’est un spĂ©cialiste pour embarquer les manuscrits, les mettre au coffre, les couver comme s’ils Ă©taient des bombes atomiques. Bah ! Après tout je n’ai pas besoin de la première partie pour Ă©crire la seconde… Et AndrĂ© Normand, il ne va pas lire mon roman demain au dĂ©jeuner. Après tout il est en vacances et il a d’autres chats Ă  fouetter. Et puis je ne me suis mĂŞme pas corrigĂ©. Par contre, il faut que j’interdise Ă  Thierry d’envoyer ce truc Ă  tous les Ă©diteurs de Paris.

Sur ce, nous allons dĂ®ner. La Calanque bleue nous attend. Le meilleur restaurant de poisson de la cĂ´te, d’après les guides. Je descends les retrouver. Je porte un pantalon blanc et une simple chemise bleue très Ă©lĂ©gante, prĂŞtĂ©s par William. HĂ©lène insiste pour que je sois  » tout de mĂŞme un peu habillĂ© « .

– Tu ne vas pas y aller comme ça, Jacques, enfin ! Tu es tout dĂ©braillĂ© !

Toujours bien la mĂŞme. Pour ne pas nous mettre en retard ni me fatiguer Ă  la contredire, je monte mettre mon costume. Lorsque je les retrouve dans le hall, cinq minutes plus tard, William est lĂ  lui aussi. Il porte un simple pantalon blanc et une chemise bleue. Presque la tenue qu’il m’a Ă©tĂ© interdit de porter.

– Tu es bien Ă©lĂ©gant, Jacques. Je suis content de voir que le costume te plaĂ®t.

HĂ©lène fait semblant de ne rien remarquer. Effectivement… On n’imagine pas tellement William en train de se faire dicter comment il doit s’habiller. Et puis il faut dire qu’elle serait mal venue de le traiter de  » dĂ©braillĂ© « . Il est très bien. Il a mĂŞme une certaine classe dans cette tenue. Je suis plutĂ´t content de ne pas porter les mĂŞmes vĂŞtements que lui, finalement, mĂŞme si je suis un peu endimanchĂ© Ă  mon goĂ»t.

J’embrasse les filles et nous partons.

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Chapitre 8

La Calanque bleue est un très bel endroit. La salle, totalement ouverte sur une grande terrasse, surplombe la mer. Au loin, de l’autre cĂ´tĂ© du golfe, les lumières d’Antibes qui dansent sur l’eau, comme on dit.

Entre les tables, des orangers en pots prĂ©servent les convives de leurs voisins. Le plancher, les nappes, les serviettes et mĂŞme les oranges sont bleus. Le rĂ©sultat est assez sombre mais chaleureux. Dans ce dĂ©cor dĂ©ambulent des femmes superbes, des hommes riches et bronzĂ©s. On reconnaĂ®t des personnalitĂ©s : visages vus Ă  la tĂ©lĂ©vision, joueurs de football. Il règne une festive effervescence. D’une table Ă  l’autre, on semble se connaĂ®tre. On se parle.

Tandis que nous traversons la salle pour rejoindre notre table, HĂ©lène et William reconnaissent quelques relations. Ils saluent d’un petit signe de tĂŞte. On nous a attribuĂ© une table ronde, d’oĂą on peut voir la plage en contrebas.

– Un apĂ©ritif, monsieur Lavil ?

– Champagne ! A moins que tu prĂ©fères autre chose, Jacques ?

– Non, non, très bien, au contraire.

On nous amène une bouteille

– A ton succès, Jacques !

– Ne vends pas la peau de l’ours… D’ordinaire mes romans sont refusĂ©s.

– C’est Ă©trange. Tu sais pourquoi ?

– Pas assez bons, je suppose.

– Tu rigoles ? La moitiĂ© des Ă©diteurs publie n’importe quoi. Je t’assure qu’il n’y a aucun doute : dans six mois tu es en librairie. Ensuite, Ă©videmment, je ne peux pas te promettre que ça va marcher. Ca dĂ©pend de la promo que tu pourras obtenir…

– Et de la qualitĂ© du texte…

– Oui, si tu veux. Mais il se publie tellement de choses que mĂŞme les trucs emballants, on n’a pas le temps de tous les lire. Crois-moi, il est plus sĂ»r de faire envie Ă  ton Ă©diteur, qu’Ă  tes lecteurs. Tu discuteras avec AndrĂ©, et surtout avec Flora, je suis certain qu’ils sauront te dire quoi faire.

– Tu serais terrible, comme agent littĂ©raire. Tu me promets des rĂ©sultats en deux jours, alors que Thierry, qui a envoyĂ© des centaines d’exemplaires de mes manuscrits, n’obtient aucun rĂ©sultat.

– Pauvre Thierry ! C’est normal… Il croit trop Ă  la littĂ©rature. Je suis certain qu’il envoie tes textes aux gens les plus chiants, qui ne sont jamais contents de ce qu’ils lisent.

– C’est vrai qu’il me fait rĂ©Ă©crire des dizaines de fois chaque passage.

– Exactement comme dans son boulot. S’il veut garder son poste, il va falloir qu’il se remue un peu les neurones, l’ami Thierry.

– Ah bon ? Je croyais que ça marchait bien pour lui.

– Impossible ! Il est bien trop compliquĂ© dans sa tĂŞte.

Hélène intervint :

– Si Thierry n’Ă©tait pas copain avec William, je crois qu’il serait dĂ©jĂ  Ă  la porte…

– Oui, je travaille pas mal avec son boss. Thierry me l’a prĂ©sentĂ© et depuis on fait quelques affaires. Et aussi quelques nuits de poker des fois. Tu aimes le poker ?

– J’ai jouĂ© Ă  ça il y a très longtemps.

– J’ai une partie ce soir après dĂ®ner. Viens, Ă  tout hasard, au cas oĂą quelqu’un se dĂ©sisterait.

– C’est que..

HĂ©lène m’interrompit

– William, je te rappelle que j’ai besoin de toi Ă  huit heures demain matin… Nous avons rendez-vous avec le traiteur pour la fĂŞte de samedi

– Pffff ! Quel emmerdeur celui-lĂ  ! Il passe toujours aux aurores. Tant-pis, je me recoucherai après son dĂ©part…

– Tu me ramènes d’abord. Je n’ai pas envie de passer la nuit au Club.

– Comme tu voudras, ma chĂ©rie.

Hélène se tourna vers moi :

– Jacques, puisque tu es lĂ , ce serait bien qu’on se voie un moment demain matin pour parler du divorce. Ensuite je serai trop occupĂ©e avec la soirĂ©e. On pourrait rĂ©flĂ©chir Ă  ce qu’on va dire Ă  Nicole.

– Oh, HĂ©lène, tu pourrais le lâcher un peu… Il descend voir les filles, et tu lui sautes dessus.

– Écoute, William, si tu veux te marier ici l’Ă©tĂ© prochain, il faut s’y prendre dès maintenant. Ce serait bien d’en parler avant de rentrer Ă  Paris et de fixer la date, pour pouvoir rĂ©server.

– Bon, bon, si tu veux… Jacques, je suppose que tu as l’habitude de madame-qui-organise-tout-et-qui-a-toujours-raison… Je te laisse te dĂ©fendre… Veuillez m’excuser, je vois entrer une personne que je dois saluer.

Il se leva et partit en direction de l’entrĂ©e.

– Ca t’ennuie vraiment d’en parler demain ? Il n’y en aura pas pour longtemps… William ne se rend pas compte du travail que c’est d’organiser un mariage. J’ai dĂ©jĂ  comptĂ© au moins 450 invitĂ©s. Si on les veut tous, il faut les prĂ©venir le plus tĂ´t possible.

– Non, non, on va le faire si tu veux. Mais c’est bizarre : ça me fait quelque chose de divorcer.

– Quelque chose ? C’est Ă  dire ?

– Bah, rien de grave. Ca doit rĂ©veiller quelques souvenirs, c’est tout. Mais je ne dirais pas que ça m’est indiffĂ©rent. Je pense aux filles aussi… on avait dĂ©cidĂ© de se marier pour les faire. Si on divorce, c’est qu’elles ont vraiment grandi. Ca me fait rĂ©aliser tout le temps passĂ©… Je ne sais pas pourquoi ça me fait cet effet, au fond.

– Au fait, que penses-tu de William ? Il sera très bien pour elles, tu ne penses pas ?

– Elles ont l’air de l’apprĂ©cier. Et toi ? Tu es bien avec lui ?

– Bah… après cinq annĂ©es ce n’est plus comme au dĂ©but. Mais si je veux refaire ma vie, c’est maintenant ou jamais. Il est très gentil, il m’aime, il est attentionnĂ©, il me laisse vivre comme je l’entends, et nous avons beaucoup d’amis que j’adore. Au fond, nous avons une vie très agrĂ©able et nous formons un plutĂ´t joli couple. Sans compter qu’il adore les filles.

– Et ses enfants ?

– Ils vivent Ă  San Francisco. Il ne les voit pas beaucoup. Deux ou trois semaines par an.

– En somme, tu es heureuse ?

– Oui. Très heureuse. Quand je vois les femmes de mon âge avec leurs maris qui traversent la crise de la quarantaine, qui prennent des maĂ®tresses, qui pètent les plombs, je me dis que j’ai de la chance. Et toi, tu la fais quand, ta crise de la quarantaine ?

– Pas de femme, pas de crise. C’est l’avantage du cĂ©libat !

– Tu as bien quelqu’un en vue, tout de mĂŞme… Tel que je te connais tu as besoin qu’on s’occupe de toi… Je n’imagine mĂŞme pas dans quel Ă©tat doit se trouver la maison.

– Je peux trouver une femme de mĂ©nage sans coucher avec elle…

– Ce n’est pas ça… il y a toujours plein de choses Ă  faire si on veut que ça reste en bon Ă©tat. Toi qui ne plantes jamais un clou et qui oublies une facture sur deux… je ne sais pas comment tu fais.

– Comme tout le monde, je suppose. Et puis j’ai Pascaline qui est comme une mère pour moi, et toi qui m’appelles presque chaque semaine pour me rappeler ce que je dois faire… Une vĂ©ritable Ă©quipe !

– Tu as dĂ©jĂ  l’air plus en forme, en tout cas. Ca te ferait du bien de rester ici quelques jours. Tu ne veux pas rester la semaine prochaine ?

– Ah non, lĂ  c’est impossible.

– Tu sais, William peut te faire rencontrer plein de gens utiles pour toi.

– C’est gentil Ă  lui. Mais… je commence un travail lundi.

– Ah bon ? Ca y est ? Tu as retrouvĂ© quelque chose ?

– Oh… C’est juste alimentaire. Mais je n’ai pas vraiment le choix : je suis Ă  sec…

– Et tu vas faire quoi alors ?

– RĂ©dacteur en chef d’une revue porno.

– Ca te va plutĂ´t bien. ObsĂ©dĂ© comme tu l’es…

– Pas tellement en fait : quand ça devient professionnel, il n’y a plus vraiment d’excitation. Mais bon : ça paye plutĂ´t bien, et je vais travailler avec des gens que j’aime bien. Ce n’est pas une catastrophe.

– Mais non, au contraire. Je trouve ça très bien. Ce n’Ă©tait pas très rĂ©aliste de croire que tu pourrais gagner ta vie en Ă©crivant des romans. Et puis ça va te faire du bien de travailler au lieu de rester toute la journĂ©e Ă  la maison.

– Et puis au moins j’aurai les moyens de t’inviter Ă  dĂ©jeuner quand on sera divorcĂ©s…

William revenait vers nous. Il terminait une conversation téléphonique. Il raccrocha puis nous rejoint.

– C’est OK pour le poker ce soir. Un de nos partenaires a acceptĂ© de te cĂ©der sa place.

– Mais je n’ai pas d’argent. Je ne peux pas payer…

– Ne t’inquiète pas pour ça. Si tu perds un peu, on s’arrangera.

Le dĂ®ner se poursuivit agrĂ©ablement. HĂ©lène semblait de bonne humeur, et William Ă©tait charmant avec moi. Le repas Ă©tait excellent. Lorsque William apprit que je m’apprĂŞtais Ă  travailler pour U-Nique, il trouva cela très bien lui aussi, et m’encouragea. Le sujet les divertissait beaucoup : ils me posèrent plein de questions sur les mĂ©thodes de travail, le type de journalistes qui bossent dans ce genre de revue, les sĂ©ances photo. Puis sur les soirĂ©es, les fameuses soirĂ©es U-Nique.

HĂ©lène, qui n’avait jamais voulu me suivre dans mes expĂ©riences sexuelles, n’Ă©tait pas la dernière Ă  poser des questions. Le champagne aidant, elle riait tout le temps. Puis, sĂ©rieuse :

– Moi, ce qui m’effraierait le plus, c’est de croiser quelqu’un que je connais. Tu imagines la honte ?

– Dans ce cas, je ne t’inviterai jamais… Tu aurais trop de surprises.

– Ah bon ? Il y a des gens que je connais ?

– A commencer par Thierry

– Thierry ? Je ne peux pas le croire !

– Moi non plus, au dĂ©but. Je l’avais invitĂ© pour me payer sa tĂŞte. Mais il y a pris goĂ»t et il fait un malheur Ă  chaque fois qu’il vient. C’est d’ailleurs lĂ  qu’il a rencontrĂ© sa dernière petite amie.

– Tu te moques de nous ! Thierry dans une partouze, c’est impossible !

– Écoutez, je suis un peu gĂŞnĂ©. Je pensais que vous Ă©tiez au courant… Ne lui dites pas que je vous ai racontĂ© ça, promis ?

– Promis, promis. Alors, c’est un bon coup, Thierry ?

– A ce qu’on raconte, il se dĂ©fend…

William se tourna vers Hélène

– Tu vois ? Depuis le temps qu’il te tourne autour… Tu es passĂ©e Ă  cĂ´tĂ© d’une vraie bombe atomique.

– Oh Ă©coute William, arrĂŞte avec Thierry. Ca fait longtemps que je ne l’intĂ©resse plus !

Je repris :

– Ah, ça, ça m’Ă©tonnerait beaucoup qu’il ait renoncĂ© Ă  toi. Il suffit de le regarder quand tu es lĂ  pour s’en rendre compte.

– Tu racontes n’importe quoi !

– En tout cas, si tu lui demandes, je suis certain qu’il acceptera d’ĂŞtre ton cavalier Ă  la prochaine soirĂ©e U-Nique.

– Et la petite amie de Thierry ? Tu la connais bien ?

– Pas comme vous le pensez… C’est une bonne copine. D’ailleurs, elle travaille un peu pour le magazine. Je crois qu’il l’amène, demain. Vous allez faire sa connaissance.

– Tout de mĂŞme, je serais curieux de voir ça… C’est possible de venir sans participer ?

– Oh ! William !

– Oui, oui, tout Ă  fait. Ce sont avant tout des soirĂ©es dansantes oĂą l’on boit. Tout le monde ne se retrouve pas sur les canapĂ©s, heureusement !

– Écoute, organisons cela dans l’automne. Ca te dirait, chĂ©rie ?

– Bah, oui, après tout. Je ne vais tout de mĂŞme pas mourir idiote.

– Et toi, Jacques, tu es un adepte de ces pratiques ?

– Un adepte ? C’est beaucoup dire. A une certaine pĂ©riode, je m’y suis pas mal intĂ©ressĂ©, puis j’ai sympathisĂ© avec des gens, et de fil en aiguille je me suis mis Ă  travailler un peu pour U-Nique. Maintenant que je suis rĂ©dacteur en chef, il va falloir que j’assiste Ă  toutes les soirĂ©es, mais je devrai rester près du bar, c’est clair !

– C’est marrant ça, HĂ©lène ne m’en avait jamais parlĂ©.

– Tu apprĂ©cieras ma discrĂ©tion… dit-elle. Puis William reprit :

– Mais au fait, et toi, HĂ©lène, tu as fait cela toi aussi ?

– Non, moi, jamais !

– C’est vrai, William. Elle n’a jamais voulu me suivre.

– Dommage, elle aurait pu m’initier maintenant.

– Ne me dis pas que toi aussi tu vas tomber lĂ  dedans !

– Hmmmm… Pourquoi pas ? Ca a l’air plutĂ´t sympa. Et puis on y rencontre plein de gens passionnants, on dirait.

– Ah ça, oui ! rĂ©pondis-je.

– Non mais qu’est ce que j’ai fait au ciel pour me caser toujours avec des obsĂ©dĂ©s sexuels !

Je poursuivis :

– Ma pauvre HĂ©lène : nous sommes tous des obsĂ©dĂ©s sexuels. Les hommes comme les femmes. La seule diffĂ©rence, c’est que les hommes sont obsĂ©dĂ©s et conscients de l’ĂŞtre… Sache que dans les couples qui pratiquent l’Ă©changisme, c’est presque toujours l’homme qui insiste au dĂ©but, et souvent la femme qui ne peut plus s’en passer, après quelque temps.

– Oui, j’ai lu ça quelque part, moi aussi… Dis donc, entre ce nouveau poste et ton roman porno, tu deviens le vĂ©ritable pape du sexe parisien.

– C’est un hasard. Le bouquin m’a Ă©tĂ© demandĂ© il y a quelques mois par mon nouveau boss, qui possède aussi les Ă©ditions Erotica. J’ai d’abord pensĂ© que j’allais refuser, et puis la semaine dernière, je ne sais pas pourquoi, c’est venu tout seul. Je me suis mis Ă  Ă©crire d’un coup.

– Et il parle de quoi, ce roman ?

– Des liens du mariage… C’est Ă  propos de l’art d’attacher sa femme.

Je rĂ©alisai que j’Ă©tais en train d’oublier Ă  qui je parlais : ma femme et son amant. Ou plutĂ´t mon ex-femme et son futur-mari.

– C’est Ă  dire que… c’est une idĂ©e qui m’est venue grâce Ă  Pascaline, ma voisine. Elle est très croyante et elle possède un livre sur  » Les liens du mariage « . On parlait de ce sujet l’autre jour, et puis l’idĂ©e m’est venue de prendre la formule au pied de la lettre. J’ai rĂ©digĂ© une bonne partie du rĂ©cit, mais je ne parviens pas Ă  continuer. Je ne sais pas comment terminer.

– Je comprends maintenant pourquoi Thierry a dit que Flora allait adorer ce texte ! dit William : Elle tyrannise son mari, et lui il gĂ©mit toujours  » Pourquoi me suis-je donc attachĂ© Ă  cette femme-lĂ  ? « . C’est une phrase qu’il rĂ©pète sans cesse !

Hélène renchérit :

– Tu verras, Jacques. Elle va te donner plein d’idĂ©es. Mais ne tombe pas trop sous son charme : c’est une femme redoutable avec les hommes qu’elle sĂ©duit.

– Je croyais qu’elle Ă©tait avec JPKS ?

– C’est vrai, mais il se raconte que JPKS au lit, c’est le nĂ©ant. Alors les bruits circulent sur les amants que consomme Flora entre cinq et sept.

– Oh, William! Tu exagères. On n’en sait rien du tout.

– Mais c’est toi-mĂŞme qui m’as racontĂ© ça… Ne fais pas semblant. Avec ta copine Marie vous n’arrĂŞtez pas de parler des galipettes de Flora.

– Oui mais ce n’est pas la mĂŞme chose : Jacques n’a jamais vu Flora. Il va se faire une drĂ´le d’idĂ©e d’elle, avec tes histoires…

Le dĂ®ner se terminait. William rĂ©gla l’addition. Je le remerciai, puis on se leva.

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Chapitre 9

Nous Ă©tions dans la voiture, en train de raccompagner HĂ©lène, lorsque mon tĂ©lĂ©phone sonna : c’Ă©tait Thierry.

– Jacques ? J’ai une mauvaise nouvelle…

– Quoi donc ?

– Le manuscrit… Je l’ai perdu.

– COMMENT CA ???

– En sortant de la voiture. Je me suis fait agresser et dĂ©pouiller par une bande de types.

– Merde, merde, meeeeeerde ! Comment je vais faire, moi ? Tu n’avais pas Ă  embarquer ce truc avec toi pour commencer. Et maintenant, dĂ©merde-toi pour le retrouver. Je ne veux pas te revoir avant.

Je raccrochai, furieux.

– Ah, le con !

HĂ©lène m’interrogea :

– Qu’est-ce qui se passe, Jacques ?

– Mon manuscrit : Thierry se l’est fait voler !

– Tu n’as pas de copie ?

– Aucune. S’il ne le retrouve pas, c’est foutu…

– Comment tu vas faire ? Tu ne peux pas le rĂ©Ă©crire ?

– Non. Je n’y arriverai pas. Je ne crois pas. Je n’Ă©tais pas dans mon Ă©tat habituel quand j’ai Ă©crit ça, et je ne saurais pas comment faire pour m’y remettre.

Le silence s’installa dans la voiture. Je rĂ©flĂ©chissais. Au fond, ce texte Ă©tait peut ĂŞtre mon meilleur, mais il n’Ă©tait pas vraiment de moi. Je ne l’avais ni voulu ni conçu : il Ă©tait arrivĂ© d’un coup, sans prĂ©venir. Puis il Ă©tait reparti. Maintenant, je me retrouvais seul. A moi de jouer, de me montrer Ă  la hauteur, d’Ă©crire ma version. A moi de faire Ĺ“uvre de crĂ©ation.

Je commençai à imaginer une nouvelle version. A me dire que, finalement, cet accident pouvait avoir du bon. Je commençais à trouver de bonnes raisons. Après tout, me sentais-je vraiment capable de terminer cette première version ?

– Tu viens quand mĂŞme jouer au poker, ça te changera les idĂ©es, dit William.

– Si on allait plutĂ´t danser ? proposa HĂ©lène

– Écoute, on est attendus maintenant, on ne peut pas se dĂ©filer comme ça.

– On ne peut jamais s’amuser comme on le voudrait. Tu n’es vraiment pas drĂ´le. Jacques : tu ne prĂ©fères pas venir danser ?

– J’aimerais bien, mais c’est vrai que si on a rendez-vous pour jouer, ce n’est pas très correct de ne pas y aller, il me semble. Cela dit, je n’ai pas du tout envie de jouer aux cartes pour le moment.

– Alors je n’ai rien dit : je rentre Ă  la maison. Vous n’ĂŞtes pas drĂ´les.

HĂ©lène se tut. Je la connais bien : quand elle veut s’amuser et que ce n’est pas possible, elle est contrariĂ©e. William aussi devait savoir qu’une scène l’attendait dans les 24 heures.

– Écoute, chĂ©rie, je te propose quelque chose : je joue une heure maximum, puis on file en boite. Si Jacques ne veut pas jouer, on verra bien sur place s’il se prĂ©sente quelqu’un pour le remplacer. Vous trouverez bien des connaissances au club pour m’attendre en buvant un verre…

– Non, tu sais bien que quand tu commences Ă  jouer aux cartes, tu y passes la nuit… Je ne veux pas gâcher ton plaisir.

N’ayant rĂ©ellement envie ni de jouer aux cartes ni de danser, je me taisais, laissant venir les idĂ©es pour la seconde version de mon roman. J’Ă©tais Ă  la fois euphorique et surpris de voir Ă  quel point la perte de ce texte, ce matin encore si important pour moi, me stimulait au lieu de m’abattre. Et puis je n’Ă©tais pas malheureux au fond de me passer les nerfs sur Thierry. Ses conseils incessants pour remanier mes textes, ses contacts bidon qui refusaient systĂ©matiquement mes manuscrits, je commençais Ă  en avoir ras le bol.

William finit par convaincre Hélène de nous suivre. La voiture roulait en silence dans la nuit.

Le club de jeu : un cercle privĂ©, apparemment luxueux, distribuĂ© autour d’une piscine. On y trouve des tables de jeu classiques, et un grand bar Ă  l’amĂ©ricaine avec des tables pour jouer aux cartes. William retrouve ses amis. Il rĂ©ussit Ă  me trouver un remplaçant. Pas mĂ©content, je m’Ă©loigne vers le bar avec HĂ©lène.

– Excuse-le, dit-elle. Il est parfois si maladroit…

– Excuser qui ? RĂ©ponds-je.

– William. Il a dĂ» t’assommer Ă  te poser toutes ces questions sur les soirĂ©es U-Nique.

– Pas du tout, je t’assure.

– Tu es trop gentil. Quand il est comme ça, ne le laisse pas te marcher sur les pieds. Il est d’une indiscrĂ©tion terrible. Et puis n’Ă©coute pas ce qu’il t’a dit sur Flora. Tu verras, c’est une fille adorable.

– Oh, je peux bien te le dire, tu ne le rĂ©pĂ©teras pas : je connais dĂ©jĂ  Flora. Elle vient aux soirĂ©es U-nique elle-aussi.

– Ah bon ? Pourquoi n’as-tu pas dit que tu la connaissais, ce midi ?

– Je ne savais pas qui elle Ă©tait. C’est Thierry qui me l’a dit ensuite.

– Eh bien je comprends encore mieux pourquoi elle est censĂ©e apprĂ©cier ton manuscrit… oh pardon, j’oubliais…

– Ce n’est pas grave : je vais rĂ©Ă©crire quelque chose Ă  la place. J’ai dĂ©jĂ  les premières idĂ©es. Ce ne sera pas du tout la mĂŞme chose, mais je vais le faire quand mĂŞme.

– Ah bon ?

– Oui. Un recueil de nouvelles, je pense. C’est un sujet trop riche pour ĂŞtre traitĂ© en un seul rĂ©cit.

– Attacher sa femme, c’est un sujet si riche que ça ?

– Oui, c’est un sujet dĂ©jĂ  assez riche. Mais le vrai sujet, c’est quand mĂŞme les liens qui se crĂ©ent quand on s’aime. Ces liens sont beaucoup plus solides que de simples chaĂ®nes ou cordes, et on ne peut jamais vraiment s’en libĂ©rer, Ă  mon avis.

– C’est ce que tu ressens pour nous deux ?

– Tout Ă  fait. Tu n’as qu’Ă  voir les filles, c’est un lien qui…

– Non, non, je veux dire : au niveau des sentiments.

– Oui, Ă©galement. A tous les niveaux : sentiments, sexe, vie quotidienne, voix, musiques, souvenirs : il y a tant de choses qui nous relient. J’en trouve chaque jour de nouvelles.

– C’est affreux de t’empĂŞtrer comme ça dans une histoire ancienne.

– Ce n’est pas de l’histoire ancienne. C’est quelque chose qui subsiste en moi, mais aussi hors de moi…

– Les liens Ă©ternels du mariage…Je croirais entendre parler un prĂŞtre… Ou bien Pascaline.

– SacrĂ©e Pascaline… Non, j’aime bien parler avec elle, mais ses idĂ©es sur le couple me fatiguent un peu. Tiens, je ne t’ai pas racontĂ© ? Quand elle a su que tu voulais divorcer, elle a voulu me faire jurer que je descendrai sur la cĂ´te pour te convaincre de revenir au foyer conjugal !

– Tu te moques de moi ?

– Pas du tout. D’ailleurs, regarde la mĂ©daille qu’elle m’a donnĂ©e pour me porter chance dans mon entreprise…

Elle prit la médaille au bout de sa chaîne

– Sainte BĂ©rangère… Attends, c’est grave. Elle dĂ©bloque complètement. Elle veut te rendre fou ou quoi ?

– Je n’ai pas besoin d’elle pour devenir fou. Tu sais, Ă  part ses idĂ©es religieuses elle est vraiment super avec moi. Et mĂŞme ça, j’ai fini par m’y habituer.

– En tout cas, si HervĂ© veut la quitter un jour, ça va ĂŞtre un vrai cirque !

– Aucun risque : sur ce plan il est tout Ă  fait comme elle, ils ont les mĂŞmes valeurs. PlutĂ´t gâcher sa vie que divorcer. Tout sacrifier pour rester ensemble.

– Et tu penses qu’elle va prendre ça comment, ton nouveau job ? Ca sent un peu le soufre, tout de mĂŞme…

– Elle est dĂ©jĂ  au courant. C’est elle qui m’a poussĂ© Ă  dire oui. Au dĂ©but, je ne voulais absolument pas faire ce boulot.

– Pourtant, tu vas mener Ă  leur perte des milliers d’âmes.

– Le divorce la choque beaucoup plus que le libertinage. Pour elle, un divorce est la rupture d’un engagement divin. C’est un pĂŞchĂ© qui ne peut pas s’effacer. Tandis qu’une partie de jambes en l’air, il vaut mieux l’Ă©viter si on peut, mais c’est simplement de la faiblesse… C’est humain de succomber Ă  la tentation. Une petite confession, et hop ! c’est pardonnĂ©…

– Au fond, tu lui ressembles un peu pour ça : tu m’as dit Ă  un moment que tu aurais beaucoup moins souffert si je t’avais trompĂ© plutĂ´t que te quitter.

– C’est cette expression qui ne me convient pas : tromper. Quand je fais l’amour Ă  une femme, je n’ai pas le sentiment d’ĂŞtre infidèle aux autres, ni de lui demander d’oublier son mari ou ses autres partenaires. Ce n’est pas ce que j’attends d’elle, en tout cas.

– Eh bien moi c’est l’inverse : quand je fais l’amour, c’est que j’aime, et j’attends de l’autre qu’il en soit de mĂŞme. C’est une relation qui ne peut ĂŞtre qu’exclusive.

– Je sais, je sais. Tu me l’as dit cent fois Ă  l’Ă©poque.

– Et tu m’as rĂ©pondu cent fois que tu Ă©tais comme moi : exclusif en amour. La seule diffĂ©rence : cette exclusivitĂ© ne joue pas en matière de sexe. Une grande diffĂ©rence entre les femmes et les hommes.

– Tu crois vraiment ça ? Tu penses que toutes tes copines sont comme toi ?

– Oui, je le pense. Enfin, presque toutes…

– Elles n’ont pas d’amants de temps en temps ?

– Je ne dis pas ça. Mais c’est plus compliquĂ©… Enfin, je ne sais pas tout, remarque. Mais il me semble que ça peut ĂŞtre difficile de briser un couple qui existe depuis plusieurs annĂ©es, avec des enfants pour une romance qui risque d’ĂŞtre passagère, tant qu’on n’est pas certaine de ne pas se tromper. Cela n’empĂŞche pas d’ĂŞtre parfois attirĂ©e par une aventure… La vie n’est pas drĂ´le tous les jours pour certaines…Les hommes sont souvent durs Ă  vivre, tu sais…

– Heureusement que certaines de tes congĂ©nères ont des idĂ©es moins compliquĂ©es.

– Au fond, il y a quelque chose qui me gĂŞne dans tes idĂ©es sur le sexe : tu fais comme si le sexe et l’amour Ă©taient deux choses dissociĂ©es. Cela suppose que tu pourrais coucher avec moi rien que pour le plaisir physique et non pas par amour. C’est une idĂ©e qui m’est insupportable.

– Mais non, c’est diffĂ©rent ! Toi, je t’aime. Enfin, je t’ai aimĂ©e. Tu es la seule. Quand on faisait l’amour toi et moi, on faisait quelque chose d’autre, quelque chose de plus. Et mĂŞme lorsque je couchais avec une autre, cela avait toujours un rapport avec toi.

– Je suis d’accord. Ca a un rapport, et ce rapport s’appelle l’infidĂ©litĂ©.

– Bah…. Laisse tomber. Je t’expliquerai peut-ĂŞtre mieux tout cela quand j’aurai terminĂ© mon roman. En fin ce compte, le vrai sujet, c’est exactement ça : quoi qu’on fasse et quoi qu’on fasse Ă  l’autre, et quoi qu’on fasse quand l’autre n’est pas lĂ , c’est toujours ce lien qui s’exprime, lorsqu’on est liĂ© par l’amour. Mais tu as raison, je dois ĂŞtre mystique. C’est pour ça que je m’entends pas si mal avec Pascaline.

– En plus, je suis sĂ»re qu’elle prend ta dĂ©fense : tu es la pauvre victime abandonnĂ©e par une femme sans foi ni loi qui n’a pas su faire les efforts et se sacrifier. Je l’entends comme si j’y Ă©tais.

– DĂ©trompe-toi ! Elle me dit sans arrĂŞt Ă  quel point j’ai Ă©tĂ© un abruti, et pourquoi j’ai bien mĂ©ritĂ© ton dĂ©part. Elle adore me mettre le nez dans mes dĂ©fauts. Mon incroyance, et ce qu’elle appelle mon indiffĂ©rence, la scandalisent.

– Ah ! Je n’y comprendrai jamais rien. Elle m’a toujours Ă©nervĂ©. Avec sa foi, elle est au moins aussi Ă©goĂŻste que toi, et au moins aussi indiffĂ©rente : elle ne s’intĂ©resse qu’Ă  ce qui lui permet de cultiver sa croyance. Elle ne se tourne pas vers les autres parce que ça l’intĂ©resse, mais par devoir.

– Sur ce point, c’est plutĂ´t toi qui lui ressembles : le sens du devoir

– Tu crois ?

– Regarde-toi : toujours Ă  faire ce qu’il faut, Ă  faire ce qui doit ĂŞtre fait, Ă  t’imposer des contraintes et des trucs chiants Ă  faire : les cours pour les filles, le traiteur Ă  8 heures, les traites, les factures, vĂ©rifier que le gazon est bien tondu et les feuilles balayĂ©es, les acariens exterminĂ©s…

– Il faut bien que quelqu’un le fasse. William n’a pas le temps, et si personne ne s’occupe de l’intendance, c’est le bazar.

– Je sais, je sais. Ca aussi tu me l’as dit cent fois.

– Tu as l’air de penser que ça m’amuse, que j’en rajoute par plaisir.

– Peut-ĂŞtre que ça ne t’amuse pas de faire toutes ces choses, mais reconnais que tu ne sais pas t’arrĂŞter cinq minutes, prendre un livre, souffler, faire des choses pour toi, t’amuser un peu…

– J’adore m’amuser. J’adore danser.

– Une fois de temps en temps. Et toujours avec d’autres personnes. Te reposer seule, simplement, dans ta maison, au fond je suis certain que ça t’angoisse. Tu dis  » Je ne peux pas me permettre « , mais au fond tu penses  » Je ne pourrais pas le supporter « .

– Tu as peut-ĂŞtre raison…

– J’irai mĂŞme plus loin : tu ne supportes pas de rester seule face Ă  toi-mĂŞme parce que tu as peur d’ĂŞtre confrontĂ©e Ă  tes vrais dĂ©sirs. Si ton mari t’attachait, seule, pendant plusieurs heures, tu deviendrais folle d’angoisse.

– Ah ça oui ! Quelle horreur !

– On peut savoir ce qui est si horrible ?

Marie s’approchait. Nous ne l’avions pas vue venir.

– Bonsoir HĂ©lène, bonsoir Jacques. Ne bougez pas…. Elle se penchait pour nous embrasser.

– Tu connais Jacques ? Demanda HĂ©lène, surprise.

– On s’est prĂ©sentĂ©s l’un Ă  l’autre cet après-midi sur la plage de la villa. Alors, vous avez abandonnĂ© William ?

– Il joue aux cartes.

– Quelle horreur ! AndrĂ© est allĂ© jouer lui aussi. Je suppose qu’ils vont y rester toute la nuit et nous laisser siroter des gin tonics comme de vieilles anglaises. Heureusement que nous avons Jacques pour nous tenir compagnie… Mais j’interromps votre conversation… Vous aviez peut-ĂŞtre des choses Ă  vous dire ?

Hélène répondit

– Non, non, au contraire. On va aller danser. Tu veux venir avec nous ? Après tout, tant pis pour les hommes s’ils prĂ©fèrent rester avec leurs cartes et leurs cigares… Jacques, tu veux bien ĂŞtre notre chevalier servant ?

– Oui mais d’abord un peu de champagne, dit Marie. Jacques, pouvez-vous nous faire apporter une bouteille ?

– Bonne idĂ©e, mets-la sur la note de William. Ca lui apprendra Ă  se montrer grossier !

– Grossier, William ? Tu veux parler du brillant et Ă©lĂ©gant William Lavil ? Comment pourrait-il se montrer grossier ?

– Disons qu’il a manquĂ© de dĂ©licatesse. Pendant tout le repas, il a ennuyĂ© Jacques, qui se laissait faire.

– Mais non, HĂ©lène, je t’assure, il ne m’ennuyait pas du tout.

– Alors disons que c’est moi qu’il a ennuyĂ©e. Il a passĂ© la soirĂ©e Ă  parler de sexe, comme s’il n’y avait jamais rien eu entre Jacques et moi. J’Ă©tais très embarrassĂ©e. Ca ne m’a pas du tout plu.

– Tu as posĂ© beaucoup de questions, toi aussi. Et puis c’est un peu de ma faute : j’aurais pu dĂ©tourner la conversation.

– Ca allait un moment, mais Ă  la fin il Ă©tait vraiment vulgaire. On aurait dit qu’il voulait faire une partie Ă  trois. C’Ă©tait malsain !

– Allez. Oublie-ça. Ce n’est pas important.

– Et puis tu sais bien comment sont nos hommes dès qu’ils ont un peu bu, ajouta Marie.

Je continuai :

– D’ailleurs, avec ma profession, il arrive souvent que les gens en fassent un peu trop, qu’il se lâchent plus que d’ordinaire pour ne pas avoir l’air en reste…

– Oui, tu as peut-ĂŞtre raison. En tout cas il m’a coupĂ© l’envie de venir voir Ă  quoi ressemblent les soirĂ©es U-Nique.

– Les soirĂ©es U-Nique ? Vous connaissez, Jacques ?

– Oui… C’est le magazine pour lequel je travaille, vous savez…

– Oh ! Comme c’est amusant ! J’en ai beaucoup entendu parler par une amie qui…

– Oh non ! Ca ne va pas recommencer, gĂ©mit HĂ©lène.

– Pardon, HĂ©lène. Passons Ă  autre chose, alors. Proposai-je. Nous aurons bien le temps d’en reparler une autre fois.

Marie me dĂ©crocha un sourire plein de promesses qui n’Ă©chappa pas Ă  HĂ©lène. Je fis mine de ne rien remarquer.

– Eh bien buvons Ă  … A quoi pourrions-nous boire ? Demandai-je en levant mon verre.

– A Sainte BĂ©rangère ! rĂ©pondit HĂ©lène

– A Sainte BĂ©rangère, dis-je.

– Je veux bien trinquer Ă  Sainte BĂ©rangère avec vous, les enfants, mais il faudra m’expliquer d’oĂą vient cette idĂ©e. A la santĂ© de Sainte BĂ©rangère !

Les verres s’entrechoquèrent. Je racontai de nouveau l’histoire de Sainte BĂ©rangère, puis, un second verre aidant, j’en vins Ă  mon somme dans le bois de Vincennes, Ă  mon rĂŞve, qui les fit beaucoup rire. A la perte du manuscrit.

– Mais c’est un drame qui vous arrive lĂ , Jacques ! Le sort de tant de couples est entre vos mains ! Il faut absolument Ă©couter Sainte BĂ©rangère et retrouver votre ouvrage pour le terminer ! Je me propose comme assistante. Tant que vous n’aurez pas vaincu tous les obstacles, je me dĂ©vouerai corps et âme Ă  la cause.

– MĂ©fie-toi, Marie ! Jacques est bien capable d’accepter ta proposition.

– Évidemment qu’il accepte ! Il lui faut une compagne pour mener ce combat. Et puisqu’il n’est plus Ă  toi, j’ai bien le droit de me proposer. Jacques, vous ĂŞtes d’accord ?

– C’est Ă  dire que… Si Sainte BĂ©rangère n’y voit pas d’inconvĂ©nient, alors moi non plus.

– Je crois que nous sommes assez saouls pour aller danser, dit HĂ©lène. En route !

William nous prĂŞta sa voiture et proposa de nous rejoindre un peu plus tard. Je conduisis tant bien que mal mes deux cavalières Ă  destination. C’Ă©tait la première fois que je me trouvais au volant d’une voiture aussi grosse, et j’avais peur de l’esquinter contre un mur, en tournant dans les rues Ă©troites, puis dans le parking de la boite de nuit.

Pour payer l’entrĂ©e, je dĂ©pensai mes derniers sous. Maintenant, j’Ă©tais rĂ©ellement fauchĂ©. Un peu dĂ©grisĂ© par la conduite, je me sentais lĂ©gèrement barbouillĂ©. HĂ©lène et Marie, riant et trĂ©buchant comme deux adolescentes, se tenaient le bras.

Je n’avais plus vu HĂ©lène ainsi depuis une Ă©ternitĂ©. Bien plus de cinq annĂ©es. Peut-ĂŞtre plus depuis les mois qui avaient suivi notre rencontre. Je me retrouvais complice de sa petite escapade en boite, non pas Ă  l’insu de William, mais en rĂ©action contre lui. Et flanquĂ© de sa maĂ®tresse, par dessus le marchĂ©.

Quelques jours auparavant, cette situation eut Ă©tĂ© pour moi inimaginable. Aujourd’hui, j’Ă©tais juste Ă©mu de retrouver HĂ©lène telle que je l’avais perdue depuis longtemps, et flattĂ© de l’attention soutenue que me manifestait Marie. Mais je plaignais un peu William, dont je ne voyais pas ce qu’il avait pu faire pour irriter ainsi HĂ©lène.

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Chapitre 10

Le restaurant, le club, et puis maintenant la boite : trois lieux similaires, oĂą circulent des gens riches et bronzĂ©s, souriants, dĂ©tendus. Depuis le dĂ©but de cette soirĂ©e, j’ai l’impression d’Ă©voluer dans le dĂ©cor d’une sitcom feutrĂ©e et sophistiquĂ©e. Une sitcom imaginĂ©e par Françoise Sagan pour y placer ses personnages Ă©lĂ©gants et paresseux. On y boit, on y rit, on y dĂ©pense de l’argent sans avoir l’air de s’en rendre compte.

HĂ©lène semble parfaitement Ă  l’aise dans ce cadre. Marie, encore plus. Elles m’entraĂ®nent sur la piste, oĂą nous dansons mollement parmi les quadragĂ©naires. Parmi des gens qui nous ressemblent, en somme. HĂ©lène et Marie rient toujours. Elles doivent se crier dans l’oreille pour parler. Toutes deux me regardent. Marie, avec gourmandise, HĂ©lène, d’un air que je ne lui connaissais pas. Elles rient encore. Que se disent-elles ? Marie est-elle en train de faire le rĂ©cit de notre rencontre sur la plage ?

HĂ©lène s’approche de moi :

– Marie te trouve charmant !

– Moi aussi, je la trouve charmante. Et je la trouve mariĂ©e, aussi.

– Comment ?

Putain de musique !

– MARIEE ! Je la trouve mariĂ©e !

– Tu t’embarrasses de ces choses-lĂ  ?

– Quand une personne me plaĂ®t et que c’est rĂ©ciproque, j’essaye d’en tenir compte. Ca Ă©vite les ennuis.

Je dĂ©teste parler par dessus la musique, comme ça. Hurler des phrases trop courtes, chercher mes mots, m’Ă©railler la voix. Et puis je ne sais pas quoi dire au sujet de Marie, je ne sais pas quoi en dire, surtout Ă  HĂ©lène.

Elles se reparlent. Cette fois-ci, c’est Marie qui vient Ă  ma hauteur.

– Venez danser avec moi !

Elle m’enlace. Passe ses bras autour de mon cou. Cela ne colle pas du tout au rythme.

– Vous n’aimez pas danser avec moi ?

– Si, si

– Ca vous ennuie que je vous drague ?

– Un peu…

– Je ne vous plais pas ?

– Au contraire, vous me plaisez beaucoup…

– Alors tout va bien : HĂ©lène m’a affirmĂ© que vous Ă©tiez libre !

– Je ne suis pas si libre que ça…

– Comment ça ?

– C’est pourtant simple : la femme que j’aime m’a quittĂ© pour un autre.

– Elle n’y connaĂ®t rien en hommes, celle-lĂ  ! Elle ne vous a pas bien regardĂ© !

– Elle a dĂ» se lasser de moi, Ă  la longue…

– Mais non ! On voit bien que vous ĂŞtes un chou ! Ne pensez plus Ă  cette idiote. Je vais vous consoler, moi.

– Mais il reste un second obstacle : vous n’ĂŞtes pas libre, il me semble.

– AndrĂ© ? Il ne m’a pas touchĂ©e depuis des mois. Il ne pense qu’Ă  son travail. Du moins, c’est ce qu’il prĂ©tend.

– Alors lui-aussi est un vĂ©ritable imbĂ©cile. Vous valez bien mieux que ça !

– Merci, c’est gentil de me dire ça ! Au fond, nous sommes dans la mĂŞme situation vous et moi : amoureux de quelqu’un qui ne veut plus de nous…

– Mais pourquoi vous intĂ©resser Ă  moi ? William ne vous convient pas ?

– William ? Oh non, ce n’est pas pareil… Il se contente de m’ajouter Ă  son tableau de chasse. Je suis un trophĂ©e pour lui, et je lui ai cĂ©dĂ© par ennui, parce que j’avais besoin de compagnie, de penser Ă  autre chose, de me faire des illusions. Mais ce sont des illusions qui n’ont guère durĂ©.

– Cela ne dit pas pourquoi je serais le prochain sur la liste. Un loisir de plus ?

– Non. Je sens que vous pouvez me faire beaucoup de bien. Et que je peux vous en faire, moi aussi. Vous m’inspirez confiance. Je ne sais pas pourquoi, c’est intuitif. Ne me demandez pas pourquoi.

– Vous ĂŞtes rapide en besogne. On se connaĂ®t Ă  peine.

– Mais si, je vous connais bien : HĂ©lène parle souvent de vous.

– Vraiment ?

– Vous savez que nous sommes très amies.

– Je suis quand mĂŞme surpris qu’elle parle de moi. Cela fait quatre ans qu’elle est partie, tout de mĂŞme. Elle a refait sa vie.

– Oui, mais elle Ă©lève vos enfants. Ca laisse des traces.

– Donc, vous me connaissez bien. Parlez-moi un peu de vous, pour rĂ©tablir l’Ă©quilibre.

Hélène intervint :

– Eh ! Oh ! Les tourtereaux ! Vous me laissez danser toute seule ? Il faut vous occuper de moi si vous ne voulez pas que je vous dĂ©nonce !

– Il n’y a rien Ă  dĂ©noncer, ma pauvre HĂ©lène : Jacques ne veut pas ĂŞtre mon amoureux. Il est dĂ©jĂ  pris, Ă  ce qu’il dit.

– Jacques ? Tu nous aurais cachĂ© quelque chose ?

– Laissez tomber. Ca n’a pas d’importance. Dansons ! RĂ©pondis-je.

– Je commence Ă  ĂŞtre fatiguĂ©e. Allons plutĂ´t boire un verre sur la terrasse.

Marie s’Ă©loigne vers le bar en fendant la foule. HĂ©lène reste plantĂ©e devant moi, Ă  me regarder. Puis elle me prend la main, et, la serrant plus fort que d’ordinaire, m’entraĂ®ne Ă  la suite de Marie.

Quelques minutes plus tard, nous sommes assis sur la terrasse. Hélène se tourne vers moi.

– Eh bien, Jacques, pour quelqu’un qui ne voulait jamais danser, tu te dĂ©fends plutĂ´t bien maintenant !

– J’aime bien danser, mĂŞme le Danilo Cooper. Mais il faut que l’ambiance s’y prĂŞte. Le champagne est la meilleure des prĂ©parations psychologiques. Ajoutez deux jolies femmes….

– Deux jolies femmes qui s’intĂ©ressent Ă  vous, par dessus le marchĂ© !

– Si c’est vraiment le cas, j’ai beaucoup de chance. Je me sens merveilleusement bien en votre compagnie.

– Tout en pensant Ă  la belle inconnue qui ne veut pas de vous… quel gâchis, tout de mĂŞme ! Que lui avez-vous fait pour qu’elle vous dĂ©laisse ainsi ?

– Marie ! Tu es un peu saoule, je crois.

– Écoute, ma chĂ©rie. Pour une fois, nous sommes entre gens de bonne compagnie, qui se veulent du bien et qui peuvent tout se dire sans crainte d’ĂŞtre jugĂ©s. Ca fait des annĂ©es que cela ne m’Ă©tait pas arrivĂ©. Alors laisse-moi en profiter un peu. Je vous ennuie, Jacques ?

– Non non, pas du tout.

Marie, assise Ă  ma gauche, m’avait pris la main. Je ne bougeai pas, tout d’abord. Puis, comme elle s’appuyait contre moi, je commençais Ă  me retrouver pressĂ© contre HĂ©lène, qui s’Ă©tait aperçue du petit manège. Je proposai :

– Un autre verre ? Je me levai pour aller vers le bar.

Quelques minutes plus tard, je ramenais une bouteille de champagne et trois flûtes.

– HĂ©lène… Je n’ai pas d’argent sur moi. J’ai mis ça sur le compte de William… C’est incroyable, ce type a une ardoise dans tous les dĂ©bits de boisson de la cĂ´te, on dirait.

Elle n’Ă©coutait pas. LovĂ©e sur la balancelle, elle allait d’avant en arrière, se poussant doucement du pied contre la table. De son cĂ´tĂ©, Marie fumait une cigarette Ă  quelques mètres, tournĂ©e vers la mer.

Je m’assis en face d’HĂ©lène

– FatiguĂ©e ?

– Oui. Un coup de barre. Ce n’est rien. Tu t’amuses bien ?

– Je passe une très bonne soirĂ©e… Je te disais que je n’avais pas de quoi payer… J’ai mis la bouteille sur le compte de William.

– Tu as bien fait.

Elle Ă©tait ailleurs. Je la connais bien.

– Tu es contrariĂ©e ? A cause de Marie ?

– Excuse-moi, je ne sais pas ce que j’ai : d’abord William, maintenant Marie. Tu avais raison sans doute de dire que je ne sais pas m’amuser.

– Au contraire, je ne t’avais pas vue comme ça depuis une Ă©ternitĂ©. Je te trouve en pleine forme. Il ne faut pas faire attention Ă  ça. C’est ma prĂ©sence qui les intrigue, c’est normal après tout… ils entendent parler de moi depuis près de cinq ans… Tu regrettes que je sois venu ?

– Non. Ca me fait plaisir. Tu as peut-ĂŞtre raison. Ils vont se calmer quand ils te connaĂ®tront mieux.

– Oui. Ils finiront par voir mes dĂ©fauts. Pour le moment, tout cela se passe trop bien. C’est la lune de miel. Mais mon charme n’opère jamais très longtemps.

– Ne dis pas ça. Tu sais bien que c’est faux !

– Pas tant que ça. Je vis comme un ours et je ne frĂ©quente personne, je te rappelle. Tu n’as qu’Ă  voir le nombre d’amis que je ne vois presque plus. Si j’Ă©tais si gĂ©nial que ça, j’en aurais tout de mĂŞme un peu plus autour de moi.

– Tu vas en revoir certains, samedi soir. C’est l’occasion de reprendre contact.

– Tu sais, je me demande si je vais rester.

– Pourquoi ? Tu n’es pas bien ici ?

– Oh si ! Je suis trop bien, justement. Il vaudrait peut-ĂŞtre mieux que je reparte avant que cela devienne embarrassant.

– Pour Marie ? Ne t’inquiète pas. AndrĂ© et elle, c’est terminĂ© depuis dĂ©jĂ  longtemps. Il sort officiellement avec une autre, et elle a dĂ©jĂ  probablement dĂ©jĂ  quelqu’un, mĂŞme si elle ne veut pas me l’avouer.

– Je ne pensais pas Ă  Marie. Je pensais Ă  toi… Cela ne me ferait aucun bien de retomber amoureux de toi.

– Pourquoi dis-tu cela ?

– Parce que c’est prĂ©cisĂ©ment ce qui est en train d’arriver. Je sais bien que c’est idiot et que j’ai l’air d’un collĂ©gien, mais je ne peux rien contre ça.

HĂ©lène Ă©tait troublĂ©e. Moi aussi, bien que d’une toute autre manière. J’Ă©tais troublĂ© parce que cela m’ennuyait de la replonger dans notre histoire dont elle avait voulu sortir. Parce que cela n’arrangerait rien. Parce que j’allais la perturber, qu’elle allait se sentir responsable. Parce que je n’en avais pas le droit. TroublĂ© Ă©galement parce que, malgrĂ© tout, je me sentais libĂ©rĂ© d’un poids. TroublĂ© parce que, en mĂŞme temps que j’Ă©tais certain de l’aimer comme avant, je n’avais aucune certitude Ă  lui offrir. TroublĂ© car ce soir je l’avais retrouvĂ©e telle que des annĂ©es auparavant. TroublĂ© car je pensais malgrĂ© tout avoir trouvĂ© le moyen de lui dire tout cela sans exagĂ©ration, sans pathos inutile, sans quĂ©mander quoi que ce soit. TroublĂ© car elle Ă©tait troublĂ©e et ne savait pas quoi dire, et moi non plus.

– Viens danser, me dit-elle

Je la suivis. Elle m’enlaça, se serra contre moi. La tĂŞte contre mon Ă©paule. Je la serrai dans mes bras, lui caressant le dos. Le mĂŞme dos que cinq annĂ©es plus tĂ´t. Les reins, les Ă©paules : identiques. Intacts. Tels que dans ma mĂ©moire.

Combien de fois, les yeux fermĂ©s, avais-je parcouru de mĂ©moire chaque millimètre de ce corps ? Combien de fois, en quatre annĂ©es, sans jamais la toucher, avais-je ressenti son absence physique sous la forme d’une souffrance. PrĂ©sente comme le membre amputĂ© dont on reçoit toujours des sensations. Et soudain, tout revenait. FermetĂ© de son dos, chaleur de sa joue, odeur de ses cheveux.

Hélène releva les yeux vers moi. Elle pleurait, mais elle essaya un sourire.

– Qu’as-tu ? demandai-je.

– Serre-moi. Ca me fait du bien.

J’approchai mes lèvres des siennes.

– Non, non. Il ne faut pas. Serre-moi juste contre toi, s’il te plaĂ®t.

Nous ne dansions plus. Je la serrais, aussi fort que possible. Son front contre le mien. Puis je séchai ses larmes en lui caressant la joue avec le dos de mon doigt.

– Je suis dĂ©solĂ©, dis-je.

– Non. Tu ne dois pas. Je suis heureuse au fond. J’ai de la chance d’avoir quelqu’un comme toi. Je suis juste un peu nerveuse alors je craque, c’est tout. C’est l’Ă©motion mais ce n’est pas nĂ©gatif. Je crois que j’avais ce besoin de pleurer en moi depuis longtemps.

– Ca fait du bien ? Tu vas mieux ?

– Oui, oui. Et toi, ça va ?

Elle prit ma main qui caressait son visage, la baisa doucement et m’entraĂ®na.

– Viens. Ne restons pas lĂ .

Marie n’Ă©tait plus sur la terrasse. Je m’assis sur la balancelle. HĂ©lène vint s’allonger, la tĂŞte sur mes cuisses.

– C’est Ă©trange, dit-elle, comme en quelques secondes un flot de sensations passĂ©es peuvent revenir et vous submerger.

Son regard Ă©tait perdu dans le vague.

– Oui. On dirait parfois que la mĂ©moire est parfaite. Qu’elle garde en rĂ©serve la moindre de nos expĂ©riences, pour nous les resservir, peut-ĂŞtre, un jour.

– Par surprise.

– Pas forcĂ©ment…

Elle reprit

– Tout Ă  l’heure, sur la piste, j’ai revĂ©cu notre premier baiser. Tout Ă©tait pareil. C’est effrayant.

– Effrayant, pourquoi ?

– Ca donne l’illusion qu’on pourrait revenir en arrière et gommer toutes ces annĂ©es, comme si elles n’avaient jamais existĂ©. Ca ne peut pas ĂŞtre vrai !

– Je me suis souvent demandĂ© si tu pouvais ressentir ça, toi aussi.

– Jamais jusqu’Ă  ce soir.

– Eh bien moi, ça m’arrive. Souvent.

– Tu veux dire : revivre exactement notre histoire ?

– PlutĂ´t avoir la sensation que tu es toujours Ă  cĂ´tĂ© de moi. Que ça n’a jamais cessĂ©.

– Tu en souffres ?

– Je ne sais pas. Je crois que je souffrirais encore plus si je n’avais pas ça.

Marie revenait vers nous.

– Eh bien, oĂą Ă©tiez-vous passĂ©s ? On vous cherchait partout… William est venu nous rejoindre… Il est parti au bar pour voir si vous y Ă©tiez.

Hélène se leva, me donnant une tape amicale sur la cuisse.

– Allez, je vais aller le chercher ! Elle s’Ă©loigna.

Marie s’assit Ă  cĂ´tĂ© de moi.

– Vous avez l’air bien songeur… HĂ©lène s’est un peu calmĂ©e ? Elle m’a agressĂ©e quand vous Ă©tiez parti, comme si je vous avais fait du mal et que vous n’Ă©tiez pas de taille Ă  vous dĂ©fendre.

– Suis-je vraiment de taille ?

– Ne dites pas n’importe quoi pour vous faire cajoler, maintenant. Ce serait trop facile après m’avoir laissĂ©e tomber.

– Vous avez raison. Il faut que j’apprenne un peu Ă  marcher tout seul.

– En tout cas, si je vous ai dĂ©plu tout Ă  l’heure, j’en suis dĂ©solĂ©e. Et si je vous ai agressĂ©, c’Ă©tait sans le vouloir.

– C’est plutĂ´t Ă  vous de me pardonner.

– De quoi ?

– De vous montrer que vous me plaisez, et de vous tourner le dos ensuite. Si j’Ă©tais une fille, on me traiterait d’allumeuse.

– Ne vous en faites pas. Je suis capable de supporter ça. D’ordinaire, les hommes ne sont mĂŞme pas aussi dĂ©licats que vous.

– Ce soir, j’ai l’impression d’ĂŞtre comme un adolescent lors de sa première boum, et qui ne sait pas quelle petite amie embrasser. C’est ridicule…

– Ne dites pas ça. L’adolescence est un âge si tragique ! Mon premier petit ami a voulu se suicider lorsque je l’ai quittĂ© pour un autre. Nous avions seulement Ă©changĂ© un baiser, pendant un slow… Je trouve toujours ça aussi romantique.

– Vous avez peut-ĂŞtre raison. Et vous, qu’avez-vous fait quand votre mari vous a dĂ©laissĂ©e ?

– Oh ! Rien de prĂ©cis… Je me suis consacrĂ©e aux enfants un moment, puis je me suis Ă©tourdie : j’ai bu, je suis sortie danser avec des copines cĂ©libataires, j’ai fait du sport, j’ai fait des cures de dĂ©sintoxication, et puis j’ai fini par atterrir dans le lit de William. Pervers comme il est, il doit adorer sauter la meilleure amie de sa femme…. Et moi, ça me change les idĂ©es. Et en fin de compte je me dis que tant qu’il est avec moi, HĂ©lène n’est pas vraiment en danger.

Et puis j’ai besoin de ça.

– Besoin de quoi ?

– De sexe. De sentir un homme, d’ĂŞtre remplie par lui, Ă©crasĂ©e par son poids. De jouir. Je me sens revivre quand je jouis.

– Je vous comprends.

– Soyons amis, voulez-vous ? Sans rancune pour tout Ă  l’heure.

– Au contraire, je vous dois beaucoup. Sans vous, je n’aurais jamais parlĂ© avec HĂ©lène comme je l’ai fait.

– Alors c’est elle, la femme que vous aimez… J’aurais dĂ» m’en douter. Que vous a-t-elle dit de si important ?

– Rien, au fond. Seulement qu’elle Ă©tait capable de se souvenir.

– C’est triste Ă  mourir.

– N’est-ce pas ? Mais au moins, je ne me sens plus totalement seul.

– Vous pensez que vous en sortirez, un jour ? Que vous parviendrez Ă  oublier ?

– Je ne sais pas. Je n’en ai pas tellement envie.

– Moi non plus, je n’oublie pas. AndrĂ© ne m’a pas touchĂ©e depuis des mois, il est affable et indiffĂ©rent, se comporte comme un vieil ami, et il ne voit pas que je l’ai toujours dans la peau, que sa trace est en moi pour toujours. Vous croyez qu’il est capable de se souvenir, lui aussi ?

– Probablement. Vous n’ĂŞtes pas de celles qu’on oublie.

– Je me souviendrai de vous, Ă©galement.

– C’est gentil, lui rĂ©pondis-je. Venez vous asseoir près de moi, et servons-nous un verre.

– VoilĂ  que vous recommencez Ă  me draguer. Il faudrait savoir ce que vous voulez !

– Ca a toujours Ă©tĂ© mon problème : savoir ce que je veux. Choisir une voie et m’y tenir. J’ai toujours trouvĂ© la vie trop complexe pour y comprendre quelque chose, et pour dĂ©terminer par moi-mĂŞme ce qui me convient ou non.

– Ca se voit tout de suite. C’est l’un de vos charmes, d’ailleurs. On a envie de vous prendre en charge, de vous protĂ©ger contre vos choix erronĂ©s.

– Je ne manque pas de nounous, c’est vrai !

– Et HĂ©lène ? Vous savez bien ce qu’il en est pour elle… Vous n’avez pas de doute sur le fait que vous l’aimez ? Pas de problème de choix, il me semble.

– HĂ©lène ? C’est l’exception. La seule idĂ©e claire et constante que j’aie pu cultiver. Le seul problème, c’est qu’elle ne peut pas vivre avec quelqu’un comme moi. Et puis je suis sympa au dĂ©but, mais après quelque temps, il semblerait qu’on se lasse de mon incapacitĂ© Ă  trouver des raisons d’agir.

– Vous n’avez jamais eu envie de vous enrĂ´ler dans l’armĂ©e ? Dans une secte ? Un truc qui vous rĂ©veille un peu ? Qui dirige votre vie Ă  votre place ? Moi, quand j’Ă©tais jeune, je voulais aller vivre dans un couvent, pour qu’on me dise quoi faire Ă  chaque heure de la journĂ©e.

– Ce serait une idĂ©e, mais je dĂ©teste l’autoritĂ©. Je n’aime pas qu’on me dise ce que je dois faire.

– Dans ce cas, j’ai trouvĂ© ! Celle qui vous gardera sera celle qui aura essayĂ© la douceur. Vous ne lui rĂ©sisterez pas.

– Peut-ĂŞtre…. Et vous ? Comment faut-il s’y prendre pour vous apprivoiser ?

– Oh ! Mon cas est dĂ©sespĂ©rĂ© : je suis une vellĂ©itaire. Contrairement Ă  vous, je vois très bien ce qu’il faudrait que je fasse, mais je ne trouve jamais les moyens pour atteindre mon but. Je me dĂ©brouille toujours pour ne pas faire ce qu’il faut.

– Pourquoi cela ?

– Toute action a des consĂ©quences. Ce sont les consĂ©quences qui m’effraient. Par exemple, je sais parfaitement que pour retrouver un jour l’amour d’AndrĂ©, il faudrait que j’aie le courage de partir maintenant. Il ne s’y opposerait pas, et me donnerait mĂŞme suffisamment d’argent. Seulement, je n’ai pas le courage de faire mes valises.

Et Ă  l’instant mĂŞme, je sais que si je le voulais, je pourrais partir avec vous. Il suffirait que je vous embrasse. Mais je n’ai pas le courage de le faire, non plus. Pourtant je crois que ce serait notre plus grande chance. A moi comme Ă  vous. HĂ©lène et AndrĂ© nous ont quittĂ©s parce que nous avions cessĂ© de les surprendre. Ne croyez-vous pas ?

– RĂ©flexion faite, je vous ai menti tout Ă  l’heure : moi aussi, au fond, je sais très bien ce que je devrais faire. Pas toujours, mais très souvent, au moins. Simplement, je suis incapable de dĂ©clencher un Ă©vĂ©nement. Alors j’attends qu’il se produise. Et s’il se produit autre chose que ce que j’avais souhaitĂ©, alors tant pis. Ou bien tant mieux.

– Nous ferions un beau couple, tous les deux. Un couple tranquille. Sans coups de théâtre inutiles. Attendant que les choses arrivent comme les vaches dans le prĂ© qui regardent passer les trains.

– Cultivant notre jardin sans nous mĂŞler Ă  la fureur du monde.

– Un couple surprenant. Jacques le fataliste et la pauvre Marie.

– Mais un couple charmant.

– Lequel d’entre nous osera faire le premier pas ?

– Embrasse-moi.

– Non ; toi !

– Pas question. Il faut que ce soit toi.

– Tu me promets d’ĂŞtre douce ?

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Chapitre 11

Le lendemain matin, je fus réveillé par les filles, qui entrèrent en courant dans ma chambre. Hélène les suivait dans le couloir.

– Non ! Ne rĂ©veillez pas papa ! Il a besoin de se reposer !

Trop tard ! Elle passa la tĂŞte par la porte entrouverte.

– Bonjour, tu vas bien ? Elles te rĂ©veillent ? Je suis dĂ©solĂ©e, elles avaient trop envie de te voir.

– Allez debout papa ! Secoue-toi les puces…

– Ce n’est pas grave. Quelle heure est-il ?

– Midi. Je te fais monter un cafĂ© ?

– Non, merci. Je vais descendre. PlutĂ´t au bord de la piscine.

– Je te fais prĂ©parer ça. A tout de suite. Tiens, Ă  propos : Thierry a appelĂ©. Il sera lĂ  pour dĂ©jeuner avec son amie. Ca ne t’ennuie pas ?

– Bah… Qu’il soit lĂ  ou ailleurs, c’est lui qui voit.

– Il m’a dit qu’il avait portĂ© plainte pour le vol du manuscrit.

– GĂ©nial !

– Bon. Je descends. Les filles ! Laissez papa s’habiller ! Allez demander Ă  Maria de lui prĂ©parer un cafĂ©.

Je m’habillai rapidement : les polos et les bermudas de William me vont Ă  ravir, mais je ne suis pas fana du rose. Cinq minutes plus tard, j’Ă©tais attablĂ© sur la terrasse. Face Ă  moi, un cafĂ© et deux toasts, et une collection de journaux. Maria m’attendait.

– Monsieur dĂ©sire-t-il un Ĺ“uf au plat ? Une salade de fruits ?

– Non merci. Ca ira très bien comme ça.

Les filles jouaient bruyamment dans la piscine.

– Regarde, papa, comment je plonge Regarde comment je mets la tĂŞte sous l’eau !

La jeune fille au pair vint les chercher : c’Ă©tait l’heure de la leçon de piano. Quelle vie ! Quelles vacances !

DĂ©jĂ  24 heures que je me trouvais ici. Je promis aux filles d’aller les Ă©couter jouer un peu plus tard, puis je terminai mon cafĂ© avant de me diriger vers la plage, un journal Ă  la main.

Je pensais Ă  HĂ©lène, Ă  notre conversation interrompue de la veille. J’aurais voulu lui parler encore. Comprendre ce qu’elle ressentait. Savoir si elle pourrait revenir, un jour, peut-ĂŞtre.

Je pensais Ă  Marie, Ă  notre baiser, que je regrettais dĂ©jĂ . Pas Ă  cause d’elle, car elle me plaisait beaucoup. PlutĂ´t Ă  cause de moi : je craignais qu’elle vienne perturber mon existence. Elle avait dit la veille que le meilleur moyen pour moi de retrouver HĂ©lène Ă©tait de la surprendre, et aussi de l’oublier un peu. Je n’Ă©tais pas du tout convaincu. Et encore moins prĂŞt Ă  cela. Je n’aurais pas voulu qu’on m’empĂŞche de cultiver le souvenir de cette relation.

Et puis je ne voulais pas de cette lente Ă©volution dont j’ai tant l’habitude : les premières semaines, les premiers mois sans nuages, puis la lassitude, puis les regrets d’avoir quittĂ© AndrĂ© pour un type comme moi. Et tout cela finirait dans l’ennui. Je prĂ©fĂ©rais garder avec Marie les rapports pĂ©tillants qui Ă©taient les nĂ´tres. Rester Ă  la bonne distance pour rester stimulĂ©.

En somme, je regrettais ce baiser non pas Ă  cause de Marie, mais prĂ©cisĂ©ment parce que je l’aimais bien, et que je ne voyais pas très bien ce que nous allions nous apporter. Nous avions dĂ©cidĂ© de garder secrète notre  » liaison  » (le mot qu’elle avait employĂ©, avec la gourmandise de quelqu’un qui cherche un terme inusitĂ© pour parler d’une expĂ©rience nouvelle).

Approchant de la plage, j’entendis des Ă©clats de voix. J’avançai.

– Mais enfin, Marie, qu’est-ce qui te prend ? Qu’est ce que je t’ai fait ? Tu ne vas pas me quitter comme ça, sans explication. Tu aurais au moins pu venir me le dire, si tu m’aimes encore un peu…

A ce moment, William m’entendit arriver. Il se retourna et me salua d’un signe amical.

– Je te laisse, je raccroche. On se voit plus tard. RĂ©flĂ©chis, termina-t-il.

Il avança vers moi, avec un grand sourire.

– Bonjour Jacques. Tu vas bien ? Le champagne ne t’a pas trop fait mal au crâne ?

– Non. Seulement quelques courbatures Ă  cause de la danse…. Mais je te dĂ©range. Tu Ă©tais au tĂ©lĂ©phone ?

– Rien d’important. Viens plutĂ´t par ici, que je te fasse visiter la plage. Prenons le bateau, je vais te montrer la presqu’Ă®le. C’est magnifique, tu verras.

– Il est bientĂ´t l’heure de dĂ©jeuner, non ? Ton ami AndrĂ© ne risque pas d’arriver ?

– Pas avant une heure. Et puis nous les verrons s’ils approchent : ils prennent toujours leur bateau lorsqu’ils viennent nous voir.

– Dans ce cas, allons-y, je te suis.

Un peu plus tard, comme il me montrait au loin la villa d’AndrĂ© et Marie, parmi les arbres.

– Dis, Jacques. Je voulais te demander… Il s’est passĂ© quelque chose entre HĂ©lène et Marie hier soir pendant que tu Ă©tais avec elles ? HĂ©lène Ă©tait Ă©trange ce matin…

– Je n’ai rien remarquĂ©, mentis-je. HĂ©lène Ă©tait un peu nerveuse dĂ©jĂ  hier soir. Souviens-toi, au restaurant.

– Oui. Tu as peut-ĂŞtre raison.

Il se tut. J’ajoutai

– Il y a un problème ? Si je peux faire quelque chose… Enfin, je ne suis peut-ĂŞtre pas le mieux placĂ©, remarque.

– Non, non. Rien de spĂ©cial, je te remercie. C’est juste que… Depuis qu’elle a ce projet de mariage, HĂ©lène a un peu changĂ©. Elle est nerveuse Ă  cause de ça, je dirais.

– C’est très possible… Elle attache beaucoup d’importance Ă  ces choses-lĂ .

– Tu dois le sentir toi aussi. Elle ne t’a pas trop ennuyĂ© avec le divorce ? De toi Ă  moi, si ça prend quelques mois de plus, ça ne me fait ni chaud ni froid. Je ne sais pas pourquoi elle tient tellement Ă  faire ça l’Ă©tĂ© prochain.

– Je croyais que c’Ă©tait ton idĂ©e, le mariage ?

– C’est moi qui lui ai proposĂ©, mais elle en avait tellement envie !

– Elle ne voudrait pas un enfant, par hasard ? Ca expliquerait tout.

– Non. Pas d’enfant. Pas question.

– Alors c’est juste une manière de se mettre la pression. Tu sais bien qu’elle a toujours besoin de s’agiter pour se sentir vivre.

– Tu as sans doute raison. Rentrons…

– C’est vraiment un très bel endroit ! Et Marie ? HĂ©lène m’a expliquĂ© qu’elle Ă©tait plus ou moins sĂ©parĂ©e de son mari…

– Oui. C’est le moins qu’on puisse dire. Ils continuent de travailler ensemble, et ils vivent sous le mĂŞme toit parce que c’est plus commode pour les enfants. Mais on les voit de moins en moins ensemble. Elle reste avec lui un peu par pitiĂ©.

– Je croyais que c’Ă©tait lui qui ne s’intĂ©ressait plus Ă  elle.

– Ah bon ? Elle a racontĂ© ça Ă  HĂ©lène ?

– C’est Ă©galement ce qu’elle m’a dit…

– Après tout, ça n’a pas une grande importance. Ce sont deux personnes intelligentes qui rĂ©ussissent Ă  se sĂ©parer sans se dĂ©chirer. J’admire beaucoup ceux qui sont capables de faire ça, comme HĂ©lène et toi. Mon divorce a Ă©tĂ© une vĂ©ritable horreur !

– Je n’aurais pas dit ça de toi… Tu es du genre Ă  rĂ©soudre les problèmes sans les compliquer, on dirait.

– Ce n’est pas moi. C’est plutĂ´t mon ex-femme. Il faut dire qu’elle m’aimait encore. Elle a eu beaucoup de mal Ă  accepter la sĂ©paration.

– C’est toi qui es parti ?

– Oui. Je reconnais que je m’Ă©tais trompĂ© dans mon choix : cette fille-lĂ  n’Ă©tait pas au niveau.

– Pas au niveau ?

– Tout Ă  fait. Elle n’assurait pas, quoi. Elle n’a pas su s’adapter Ă  la vie que je lui faisais mener. Elle ne m’apportait aucune aide, n’Ă©tait pas Ă  l’aise avec mes relations, se montrait distante… Ca ne pouvait pas aller très loin. Et puis ça la faisait probablement souffrir de se rendre compte de son insuffisance.

– Je vois, mentis-je. Je ne voyais pas du tout ce qu’il reprochait Ă  sa première femme. Pas assez mondaine ? Pas assez flatteuse ? En tout cas, il disait cela sur un tel ton d’Ă©vidence que je m’abstins de demander des prĂ©cisions.

William accosta. Hélène nous attendait sur le débarcadère.

– Eh bien messieurs, cette petite promenade ? William, je suis sĂ»re que tu as oubliĂ© de refaire du punch. Tu sais qu’AndrĂ© l’adore.

– Oui. Je suis dĂ©solĂ©, chĂ©rie. Nous n’avons qu’Ă  ouvrir un peu de champagne. AndrĂ© boira tout le punch qu’il voudra Ă  la soirĂ©e.

– Comme tu voudras. Je te laisse t’en occuper. Elle s’apprĂŞtait Ă  dire autre chose….  » Et puis il va falloir mettre un cadenas Ă  la cabane. Regarde ce que j’y ai trouvĂ©…  » Elle nous montra la boite de prĂ©servatifs.

– OĂą as-tu trouvĂ© ça ? Feignit William.

– Dans le tiroir de la table de nuit.

– Ce sont peut-ĂŞtre des invitĂ©s ou des gens de la maison qui l’ont oubliĂ©e lĂ , suggĂ©ra-t-il.

– Tu me prends pour une conne ? Il suffit de te regarder pour comprendre qui vient baisouiller ici.

En effet, William avait perdu toute sa contenance et son assurance habituelles. Je n’aurais jamais imaginĂ© qu’il pĂ»t se dĂ©composer ainsi.

Il fut sauvĂ© par l’arrivĂ©e d’AndrĂ© et Marie, qui dĂ©barquaient.

AndrĂ© ne ressemblait pas du tout Ă  ce que j’avais imaginĂ© : c’Ă©tait un gros type rondouillard, plutĂ´t grand. Il portait un bermuda blanc et une chemise Ă  fleurs grande ouverte, laissant sortir son ventre bronzĂ©. Il progressait pĂ©niblement sur le sable.

– Bonjour tout le monde ! dit Marie en approchant. Vous ĂŞtes bien silencieux ! AndrĂ©, viens que je te prĂ©sente Jacques… Jacques, AndrĂ©, mon mari…. Je lui ai parlĂ© de toi toute la matinĂ©e.

Comme il arrivait Ă  notre hauteur, je vis enfin son visage : il m’adressa un regard perçant, ouvert, interrogateur. Il avait un collier de barbe blanchi par le sel et l’air marin, un air franc et souriant. Je dis :

– Elle n’a pas dit trop de mal de moi, j’espère. Nous nous sommes rencontrĂ©s en boite de nuit, et ce n’est pas mon habitat naturel…

– Non. Elle ne tarit pas d’Ă©loges. Je ne demande qu’Ă  la croire : Marie ne se trompe jamais pour deviner le talent littĂ©raire d’une personne. Elle m’a parlĂ© de votre roman…

– Malheureusement, le manuscrit a disparu.

– Si cela peut vous convaincre de ne plus travailler avec Thierry, vous n’aurez pas tout perdu.

– Vous ne l’apprĂ©ciez pas ?

– C’est un gentil garçon, mais il n’y connaĂ®t rien dans ce mĂ©tier. Il fait rigoler toute la profession !

– Eh bien, je comprends un peu mieux pourquoi tous mes manuscrits sont refusĂ©s…

– Nous reparlerons de tout ça un peu plus tard, dit William. Cette promenade en bateau m’a donnĂ© soif. Venez boire un peu de champagne.

La petite troupe se mit en marche. HĂ©lène partie devant, au prĂ©texte de prĂ©parer je ne sais quoi. AndrĂ© et William se racontaient leurs parties de cartes de la veille. Fermant la marche, j’accompagnais Marie.

– Vous allez bien mon chĂ©ri ? Vous avez bien dormi ?

– Très bien. Et vous ?

– Pas mal du tout. J’ai pensĂ© Ă  vous. Et puis j’ai rompu officiellement avec William.

– Je sais.

– Comment ça ?

– J’ai entendu la fin de votre coup de fil, tout Ă  l’heure. Il avait l’air très contrariĂ©.

– Du cinĂ©ma. Seulement du cinĂ©ma. William ne sera jamais amoureux de personne. Il choisit ses rĂ©pliques non pas en fonction de ce qu’il pense, mais en fonction de ce qu’il souhaite obtenir de vous.

– Vous n’exagĂ©rez pas un peu ?

– Pas du tout ! La seule chose qui l’ennuie, c’est de ne pas avoir eu l’initiative de la rupture. Il est vexĂ© car il rĂ©alise que je n’Ă©tais pas amoureuse de lui, pas plus qu’il ne l’Ă©tait de moi.

– En tout cas, il va avoir des ennuis : HĂ©lène a trouvĂ© la boite de prĂ©servatifs.

– Il saura bien lui raconter ce qu’il faudra pour s’en tirer. Ne vous inquiĂ©tez pas pour lui.

– Vous ĂŞtes cynique, ce matin.

– Vous trouvez ? Nous verrons bien. Moi, je dis que tout rentrera dans l’ordre en moins de deux. Il a trop besoin d’elle pour se permettre une dispute Ă  cause de cette histoire de capotes. Je crois qu’aucun des deux ne souhaite mettre en danger l’Ă©difice en se montrant trop exigeant.

– Après tout, vous les connaissez mieux que moi. Enfin, je veux dire : vous connaissez mieux que moi le couple qu’ils forment.

– Comment trouvez-vous mon mari ?

– Il a l’air très bien. Je ne m’attendais pas du tout Ă  quelqu’un comme lui.

– Vous lui plaisez.

– Comment le savez-vous ?

– Vingt ans que je travaille avec lui. Je sais tout de suite si quelqu’un lui plaĂ®t.

– Si vous le dites, je vous fais confiance. Dites… Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idĂ©e, nous deux.

– Vous avez peur de me dĂ©cevoir !

– Comment le savez-vous ?

– Je vous ai bien Ă©coutĂ©, hier soir. Je crois avoir compris pas mal de choses. Vous avez peur de me dĂ©cevoir et vous prĂ©fĂ©rez rester seul plutĂ´t que de vous engager. Eh bien moi je vais vous montrer que vous valez mieux que cela, mon chĂ©ri.

– Dois-je vous faire confiance, lĂ  aussi ?

– Croyez-moi.

– J’ai une crainte aussi…

– Laquelle ?

– Vivre avec vous va m’Ă©loigner d’HĂ©lène.

– Dans un premier temps, peut-ĂŞtre. Je vous aiderai Ă  traverser tout ça, et vous m’aiderez Ă  me passer d’AndrĂ©.

– Je ne suis pas certain de vouloir cela.

– De toute manière, vous ne pouvez pas terminer votre existence comme ça, Ă  attendre le retour d’HĂ©lène qui n’a aucune chance d’arriver si vous ne faites rien de votre cĂ´tĂ© pour vous reconstruire.

– MĂŞme si elle rĂ©alise que William est un salaud ?

– William n’est pas un salaud. C’est un type qui sait ce qu’il veut et se donne les moyens de l’obtenir.

– La diffĂ©rence ?

– Pas Ă©norme, je veux bien le reconnaĂ®tre. Mais au moins, William, il annonce la couleur. Avec lui, pas de dĂ©tours inutiles : on sait Ă  quoi s’attendre.

– Je vois ce que vous voulez dire…

– Je dirais : il est cruel, pas vicieux. C’est un carnassier.

– Vivre avec un carnassier, ça a un prix. HĂ©lène pourrait se lasser.

– Elle sait Ă  quoi s’en tenir. Leur entente repose largement sur le talent de William, sa capacitĂ© Ă  aller vers le succès, et sur le talent d’HĂ©lène, sa capacitĂ© Ă  mettre en valeur cette rĂ©ussite en donnant cette impression de naturel et de facilitĂ©. Chacun d’eux sert Ă  l’autre de faire-valoir idĂ©al. Mais au fond, je suis bien placĂ©e pour savoir que ce n’est pas facile tous les jours, pour l’un comme pour l’autre. C’est un numĂ©ro d’Ă©quilibriste.

– Évidemment, ce ne sont pas mes succès qui peuvent rivaliser avec ceux de William. Vivre avec un type comme lui, ça doit ĂŞtre autre chose, j’imagine.

– Au dĂ©but, peut-ĂŞtre, mais Ă  la longue, ça ne peut rendre heureux personne. Vous ne voyez pas cela ?

– J’avoue que non. Je suis lĂ  depuis 24 heures et mĂŞme si HĂ©lène me paraĂ®t un peu nerveuse, je trouve l’ambiance très harmonieuse. Ils dĂ©gagent une certaine sĂ©rĂ©nitĂ©. Moi qui espĂ©rais trouver des failles dans leur couple, j’ai rapidement changĂ© d’idĂ©e.

– Si vous restiez deux semaines, vous verriez le problème. Mais cela ne vous aiderait pas Ă  reconquĂ©rir HĂ©lène. En plus, cela me priverait de vous, et je suis dĂ©terminĂ©e Ă  m’occuper de votre cas.

– J’en suis flattĂ©. Avec vous et Sainte BĂ©rangère Ă  mes cĂ´tĂ©s, il ne peut rien m’arriver de fâcheux.

– Vous savez ce qu’elle a fait dans sa vie, Sainte BĂ©rangère ? Je n’ai jamais entendu parler de cette sainte-lĂ . Elle s’est faite crucifier ? Manger par les lions ? Arracher les ongles par les chinois ?

– Je n’en sais rien du tout. D’ailleurs elle ne s’intĂ©resse plus tellement Ă  moi depuis qu’elle m’est apparue en rĂŞve. Elle n’a pas empĂŞchĂ© Thierry de perdre le manuscrit… Tiens, justement, le voilĂ  qui nous attend près de la piscine.

Thierry Ă©tait lĂ , en effet, en compagnie de ValĂ©rie. Il me salua d’un air tout gĂŞnĂ©.

– Écoute, Jacques, je ne sais pas quoi dire. Je suis un con, je suis vraiment dĂ©solĂ©. Regarde, j’ai fait passer une annonce dans LibĂ©, on ne sait jamais. Tu peux m’en vouloir, c’est entièrement ma faute. Il me tendait le journal pour me montrer l’annonce qu’il avait publiĂ©e.

– Bon. Tais-toi maintenant. On ne va pas emmerder tout le monde avec cette histoire. Salut ValĂ©rie, tu vas bien ?

En la voyant, je repensai que, 36 heures plus tĂ´t, je jurais devant elle de ne jamais franchir de mon plein grĂ© le seuil de la villa de l’amant de ma femme. Et aujourd’hui, tout Ă  fait dans mon Ă©lĂ©ment, revĂŞtu des propres habits de William, je faisais les prĂ©sentations comme un vieil habituĂ© du lieu.

Le repas fut très amusant. Thierry Ă©tait la cible de toutes les plaisanteries. Il Ă©tait traitĂ© plus bas que terre, mais cela ne me peinait aucunement. Sous la table, Marie, qui me faisait face, ne cessait de me caresser le sexe avec ses pieds nus, sans que je cherche Ă  l’en dissuader. Seule HĂ©lène, placĂ©e Ă  cĂ´tĂ© de moi, semblait absente. Je me risquai Ă  lui demander ce qui n’allait pas.

– Oh rien. Je suis nerveuse, c’est tout. Tu me connais : ça m’arrive parfois.

– Ce n’est pas cette boite de capotes, tout de mĂŞme ?

– On ne peut rien te cacher

– Elle n’est mĂŞme pas Ă  lui. C’est moi qui l’ai perdue. Elle a dĂ» tomber de ma poche quand je me suis promenĂ© hier.

– Tu crois que je vais gober ça ? Qu’est-ce qui te prend ?

– On en parlera après, si tu veux.

Les autres avaient tournĂ© la tĂŞte vers nous lorsqu’HĂ©lène avait haussĂ© la voix. Je prĂ©fĂ©rais changer de sujet, mais je vis que William et Marie avaient parfaitement entendu. Je passai le reste du repas Ă  parler avec AndrĂ©, curieux et Ă©trangement excitĂ© de l’effet qu’allait produire mon mensonge. Passablement troublĂ© aussi, car je ne comprenais pas vraiment pourquoi j’avais Ă©prouvĂ© le besoin de raconter ça, de couvrir William, comme si le fait de porter son polo rose m’avait contraint Ă  cette marque de solidaritĂ© masculine.

Après le cafĂ©, comme promis la veille, j’accompagnai les filles chez AndrĂ© et Marie, pour qu’elles passent l’après-midi avec leurs enfants. AndrĂ© devait s’absenter. Je restai seul avec Marie au bord de la piscine. Nous devisions gaiement Ă  propos de nos enfants. Puis elle me dit.

– Tu as marquĂ© un point. William est restĂ© le souffle coupĂ© quant il t’a entendu raconter que les capotes Ă©taient Ă  toi.

– Au fond, je n’ai pas vraiment menti. Elles m’avaient servi Ă  moi aussi.

– Je ne pense pas que l’idĂ©e l’ait effleurĂ©. Il doit te prendre pour un fou.

– A ce point ? Il doit plutĂ´t me dĂ©tester s’il Ă©tait tellement sĂ»r d’embobiner HĂ©lène pour la calmer. J’ai plutĂ´t ratĂ© mon mensonge, on dirait.

– Je ne crois pas, non. Et puis dans l’univers de William, dire quelque chose sans raison et sans en tirer quelque intĂ©rĂŞt, c’est inimaginable. Je sens que tu vas finir par l’impressionner.

– Tu dis ça pour me faire plaisir. Au fond, je crois tout simplement que je n’ai pas supportĂ© de voir HĂ©lène contrariĂ©e. Au moment mĂŞme oĂą j’ai dit que c’Ă©taient mes prĂ©servatifs, je n’Ă©tais pas certain moi-mĂŞme de comprendre exactement le sens des mots que je prononçais. J’Ă©tais comme hypnotisĂ©.

– Si c’est l’Ĺ“uvre de Sainte BĂ©rangère, je dois reconnaĂ®tre qu’elle est vraiment très forte.

– Moi je ne trouve pas. C’est complètement idiot. William aurait probablement trouvĂ© une très bonne explication pour dĂ©tourner les soupçons. Tandis que moi, je vais devoir expliquer Ă  HĂ©lène ce que je faisais avec des prĂ©servatifs sur la plage. Et comme je n’ai jamais su mentir, je n’ai pas Ă©cartĂ© le danger, je l’ai augmentĂ©.

– Et moi, je suis certaine que tu vas très bien t’en tirer. Embrasse-moi.

– Devant les enfants ? Je prĂ©fère qu’ils ne soient pas au courant pour l’instant.

– Tu vois ? Tu mens comme tu respires. Toute la journĂ©e, sans y penser. MĂŞme Ă  tes enfants. C’est un vĂ©ritable don pour le mensonge, que tu as.

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Chapitre 12

Vers 19 heures, je rentrai Ă  la villa, me changer pour la soirĂ©e. Une armĂ©e de serveurs et de cuisiniers s’affairaient. Un buffet avait Ă©tĂ© dressĂ©. Lorsqu’il me vit arriver, William vint Ă  ma rencontre.

– Jacques ! Je t’attendais. Veux-tu venir choisir un costume pour ce soir ?

Je l’accompagnai Ă  son dressing-room.

– Je voulais te dire… pour l’histoire de ce midi. Je voulais te remercier.

– Il n’y a pas de quoi. Essaye de trouver une meilleure cachette, la prochaine fois.

– Mais pourquoi as-tu fait cela pour moi ?

– J’ai toujours trouvĂ© qu’HĂ©lène exagĂ©rait l’importance des histoires de fesse. Elle n’y comprend pas grand-chose. Et puis il fallait bien trouver un moyen de protĂ©ger Marie. HĂ©lène aurait fini par tout deviner.

– Marie ? Comment le sais-tu ?

– Un simple… concours de circonstances. Je crois que je vais prendre ce costume blanc avec la chemise orange. Je peux ?

– Oui, bien sĂ»r.

Il ne savait plus quoi dire. Marie avait raison : je l’avais impressionnĂ©. Je n’aurais jamais imaginĂ© cela, mais Ă  cet instant j’avais un ascendant psychologique sur William, l’homme si sĂ»r de lui Ă  qui tout sourit. Je le laissai plantĂ© lĂ .

– Bon, je vais me changer. A tout Ă  l’heure.

J’Ă©tais sous la douche quand HĂ©lène frappa Ă  la porte.

– Entre, j’en ai pour une minute.

Elle entra dans la chambre et resta assise sur le lit. Elle se taisait tandis que je m’essuyais, puis elle leva les yeux sur moi.

– Pourquoi as-tu dit que c’Ă©taient tes prĂ©servatifs ? Pourquoi as-tu protĂ©gĂ© William ?

– Parce que tu allais faire tout un plat d’une broutille qui ne vaut pas tout ce bazar.

– Tu trouves que ce n’est rien, toi, mon futur mari qui me trompe ?

– Mets-toi un peu Ă  sa place, bon sang. Tu crois que c’est facile de vivre avec une fille comme toi ?

– Tu veux dire que c’est ma faute, peut-ĂŞtre ?

– En partie, oui. Regarde-toi : tu es tellement dure, tellement exigeante, tellement sĂ»re de toi qu’il se sent obligĂ© d’ĂŞtre Superman 24 heures sur 24. Je suis sĂ»r qu’il allait simplement retrouver une fille gentille, tendre, qui ne lui mette pas la pression. Chacun a le droit de se lâcher un peu et de rechercher un peu de comprĂ©hension. Il n’y a pas de quoi en faire tout un foin.

– Et moi, tu crois qu’il m’en donne, de la tendresse ? Tu crois qu’il n’est pas exigeant avec moi ? Je ne vais pas pour autant me faire sauter par tous les types qui passent.

– Ce n’est pas bien grave. Si vous parliez un peu tous les deux, le problème serait rĂ©glĂ© en moins de deux. Vous avez simplement des vies très actives, et vous vous ĂŞtes peu Ă  peu Ă©loignĂ©s l’un de l’autre et installĂ©s dans des rapports qui ne vous conviennent pas tout Ă  fait. C’est classique. Il y a plein de couples comme ça.

Va voir William, parle un peu avec lui de choses et d’autres, Ă©coute-le, cherche Ă  savoir ce qui lui fait plaisir, montre-toi attentionnĂ©e, laisse-toi aller aussi de temps en temps, et tout rentrera dans l’ordre.

– Je ne te savais pas aussi fort en psychologie conjugale. Tu as beaucoup appris depuis que tu es cĂ©libataire, on dirait.

– Ne te moque pas, c’est vrai. J’ai compris que je n’avais pas su te garder prĂ©cisĂ©ment Ă  cause de ça : je te voyais toujours forte, solide, stable, volontaire et je crois que je n’ai pas su deviner qu’il te fallait aussi de la tendresse, de la dĂ©tente. Que tu avais, comme tout le monde, besoin de quelqu’un qui te protège de temps Ă  autre. RĂ©sultat : tu es partie. Je me trompe ?

– Peut-ĂŞtre pas. Mais ça n’explique pas pourquoi tu as racontĂ© que les prĂ©servatifs Ă©taient les tiens.

– Et si c’Ă©taient les miens ?

– Pourquoi les amener sur la plage ? Pourquoi les ranger dans la table de nuit du cabanon ?

– Et si j’avais eu l’intention de monter une machination pour faire accuser William, pour te sĂ©parer de lui ?

– Je te connais trop bien : tu es tordu, mais pas Ă  ce point.

– Tu ne me connais plus. J’ai beaucoup changĂ©. Je me suis aigri.

– Je ne crois pas.

– Ou plutĂ´t : je n’ai pas beaucoup changĂ©, mais je suis prĂŞt Ă  tout pour nuire Ă  William.

– Je ne te crois pas non plus.

– Pourtant tu sais bien que je t’aime encore. Il n’y a rien d’Ă©tonnant Ă  ce que je veuille te reprendre.

– Ce n’est pas moi que tu aimes, mais l’idĂ©e que je pourrais revenir. C’est cette dĂ©prime dans laquelle tu te complais. Tu serais bien ennuyĂ© si je revenais.

– Tu te trompes. Si tu revenais, je revivrais. Je saisirais ma chance et je ferais tout ce que je n’ai pas su faire la première fois. Ce serait complètement diffĂ©rent.

– Comment te croire ?

– De toute manière, tu n’as pas envie de revenir. MĂŞme si tu me croyais, tu ne reviendrais pas.

– Qu’en sais-Tu ?

– Avec William, tu as trouvĂ© le type d’homme que tu cherchais.

– Ne me parle pas de ce salaud. Demain je le quitte.

– Si tu avais rĂ©ellement l’intention de le quitter, ce ne serait pas demain, mais Ă  l’instant.

– J’en ai vraiment l’intention. Il m’a trahie, avec ma meilleure amie.

– Comment le sais-tu ?

– Marie est la seule Ă  pouvoir venir sur notre plage sans passer par l’entrĂ©e habituelle… Et elle vient tous les jours pour  » se baigner « .

– Tu lui en veux ?

– Non. Elle est vraiment trop paumĂ©e depuis qu’elle a perdu AndrĂ©. Et puis quand William veut quelque chose, il finit toujours par l’obtenir.

– Et lui, pourquoi lui en vouloir ? Il t’aime vraiment.

– Non. Il aime l’idĂ©e qu’il se fait de moi. Il aime ce que je lui apporte. Il aime l’image de lui que donne notre couple. Mais il ne m’aime pas vraiment.

– Et toi, tu l’aimes ?

– J’avais fini par l’aimer, je crois. Fini par aimer la vie qu’il me fait mener.

– Alors quelle raison as-tu de partir ?

– Il m’a trahie. Le contrat est rompu.

– Tu ne pardonnes jamais ?

– Il ne m’a jamais pardonnĂ©, lui non plus.

– Tu l’as trahi ?

– Pas vraiment. Je lui ai juste dit un jour, alors qu’on parlait, que je t’aimais encore. Il l’a très mal pris.

– Pourquoi lui avoir dit ça ?

– Parce que c’Ă©tait vrai.

– Dans ce cas, pourquoi ĂŞtre partie ? Pourquoi m’avoir quittĂ© ?

– On ne va pas reparler de ça !

– Et pourquoi ĂŞtre partie avec lui ?

– Parce que je l’aimais, lui aussi. Il n’a jamais acceptĂ© de ne pas ĂŞtre le seul. Il ne tolère pas de se sentir comparĂ© Ă  toi.

– Pourtant, il n’a rien Ă  craindre de moi, en termes de comparaison.

– DĂ©trompe-toi : il a une peur bleue de toi.

– Ce serait bien la première fois que je fais peur Ă  quelqu’un. En tout cas, il ne le montre pas : il est très amical et familier.

– Pour mieux t’observer : il cherche Ă  te comprendre.

– Dans ce cas, il doit ĂŞtre déçu : Marie m’a dit que je le dĂ©routais.

– Tout Ă  fait. Il n’aurait jamais perdu ses moyen ce matin sur la plage s’il avait Ă©tĂ© dans son Ă©tat normal. Je le connais bien : tu le paniques. Je ne l’ai jamais vu comme ça.

– Si tu savais que ça arriverait, pourquoi as-tu insistĂ© pour que je vienne ?

– Je ne savais pas comment cela tournerait. Et puis c’est lui qui y tenait : ce duel, il l’attendait depuis des annĂ©es.

– Quel duel ? On ne s’est pas battus que je sache.

– Tu en es certain ?

– Ou alors, s’il y a eu un combat, c’est moi qui ai perdu : il y a encore deux jours, je jurais de ne jamais mettre les pieds ici, et j’Ă©tais prĂŞt Ă  dormir Ă  la belle Ă©toile plutĂ´t que d’accepter son hospitalitĂ© ; et me voilĂ  en train d’enfiler son costume et d’essayer de sauver votre couple avant d’aller boire ses cocktails et montrer ainsi Ă  tous vos amis que j’accepte finalement ma dĂ©faite. Et par-dessus le marchĂ©, il a tout le loisir de se comparer Ă  moi : il dirige je ne sais combien d’entreprises, et moi je suis un Ă©crivain ratĂ© qui perd ses manuscrits et n’a mĂŞme pas les moyens de se payer un aller-retour en TGV, ni mĂŞme un maillot de bain. Sans compter qu’il est beau, sympathique, brillant, riche. Il se paye mĂŞme le luxe de m’aider en me prĂ©sentant AndrĂ©.

Alors moi, d’abord, je n’appelle pas ça un duel, et ensuite, s’il y a l’un de nous deux qui a douze balles dans la peau, c’est bien moi. De quoi a-t-il peur maintenant ? Il voudrait en plus que je m’allonge moi-mĂŞme dans mon cercueil en sapin ? Ou alors il a peur des fantĂ´mes ?

– Tu lui as tout de mĂŞme piquĂ© sa maĂ®tresse, en moins de 24 heures. Si ce n’est pas une balle entre les yeux, ça…

– Je ne lui ai rien piquĂ© du tout. Je n’en veux pas de sa maĂ®tresse. Et puis comment es-tu au courant ?

– C’est Thierry qui me l’a dit… Il vous a vus entrer dans le cabanon hier…. C’est aussi comme ça que j’ai compris, pour Marie et William. Tu sais, tu devrais aller voir Thierry. Il ne sait plus oĂą se mettre. Tu devrais aller lui parler.

– Qu’il aille se faire voir. Je n’ai absolument pas envie de discuter avec Thierry ce soir, ni avec Marie d’ailleurs. Je ne suis pas leur maman, ils sont assez grands pour rĂ©soudre leurs problèmes sans me fourrer dedans. Je suis lĂ  pour faire la fĂŞte et pour te voir, et pour voir mes filles. D’ailleurs, tu devrais aller te prĂ©parer, non ?

– Oh ! Les invitĂ©s attendront bien un peu. J’ai besoin de me calmer, d’abord.

– Ne me dis pas que tu es toujours en colère contre William ?

– Ce n’est pas de la colère. Au fond, je m’en fiche complètement. C’est juste que je le mĂ©prise. Je n’ai plus rien Ă  faire avec lui, et ça me perturbe de constater ça si brusquement. J’ai besoin de faire le point. Seule.

– Repose-toi un peu ici, si tu veux. Je vais aller lire un moment sur la terrasse.

– Non, reste lĂ … Viens près de moi.

Je m’allongeai Ă  cĂ´tĂ© d’elle, sur le dos, les mains derrière la tĂŞte.

– Je me sens tellement nerveuse.

– Ca va passer, c’est normal.

Elle mit sa tĂŞte sur mon torse. Je la pris dans mes bras, lui caressant le visage.

– Tu es le seul Ă  faire vraiment attention Ă  moi.

– Content que tu t’en aperçoives.

– Embrasse-moi

– Non. Il ne vaut mieux pas.

– Tu ne veux plus ?

– Si, justement. Je t’embrasserai quand tu auras toute ta tĂŞte, si tu n’as pas changĂ© d’avis d’ici-lĂ .

A cet instant, on frappa Ă  la porte de la chambre. C’Ă©tait William.

– Jacques ? Tu n’as pas vu HĂ©lène ?

– Si. Elle est ici, avec moi.

– Ah… Je peux entrer ?

Hélène se leva ; elle avait les yeux gonflés. Elle sortit sur le balcon.

– Oui, oui, bien sĂ»r.

– Eh bien, chĂ©rie ? Tu ne viens pas te prĂ©parer ? Les invitĂ©s commencent Ă  arriver.

Il nous regardait Ă©trangement, presque timidement.

– Si, si, j’arrive. Laisse-moi 10 minutes et je serai en bas. Fais-les entrer et commence Ă  servir les boissons.

William repartit. HĂ©lène ne bougeait pas. Elle resta quelques minutes sur la terrasse, tandis que j’allais terminer de me prĂ©parer dans le cabinet de toilette.

– Tu devrais y aller, lui dis-je au bout d’un moment.

– Je n’en ai pas du tout envie, mais tu as raison. A tout Ă  l’heure. Elle me prit la main, la posa sur sa joue, la baisa.

– Merci d’ĂŞtre lĂ , dit-elle.

– J’avais un duel, je passais par lĂ … Dis… Ne sois pas trop dure avec William. Il me paraĂ®t sincèrement dĂ©solĂ©.

– Ca lui fera les pieds. Tu as trop de pitiĂ©. N’oublie pas que c’est un comĂ©dien. Et puis il l’a bien cherchĂ©.

– Tu devrais passer l’Ă©ponge, Ă  mon avis.

– Et si c’est Ă  toi, plutĂ´t, que j’avais envie de pardonner ?

– Je n’ai rien Ă  me faire pardonner. Il y a prescription.

– Et si c’est toi, plutĂ´t, que j’ai envie d’aimer maintenant ?

– Tu sais bien que ce n’est pas vrai.

– Je n’en suis plus si certaine. Mais tu as raison. Pardonne-moi, je te fais souffrir.

– Ca n’a aucune importance.

– Veux-tu ĂŞtre mon cavalier ce soir ? Je mettrai ma robe en soie.

– Tu l’as encore ?

– Oui. Je l’ai gardĂ©e, mais je ne l’ai plus mise depuis des annĂ©es. Alors, tu veux bien ĂŞtre mon cavalier ?

– Je ne sais pas si je dois accepter, mais je suis heureux que tu me l’aies demandĂ©. Laisse-moi plutĂ´t ĂŞtre ton Lancelot : tu porteras ma mĂ©daille.

Je défis la chaîne à laquelle pendait la médaille de Sainte Bérangère, et la lui passai autour du cou.

– Va te faire belle, ma reine. Et en cas de besoin, appelle-moi. J’accourrai !

Elle sourit et se dirigea vers le couloir. Au moment de passer le seuil, elle se retourna.

– Jacques ?

– Oui ?

– Tu y tiens vraiment, Ă  ce divorce ?

– On en reparlera. Tu voulais qu’on en reparle.

– Merci. Tu es un amour.

RestĂ© seul, je m’allongeai sur le lit. Puis, ne parvenant pas Ă  trouver le calme, je dĂ©cidai de descendre rejoindre les premiers invitĂ©s.

Autour de la piscine, une vingtaine d’entre eux Ă©taient dĂ©jĂ  lĂ . William accueillait les nouveaux venus, en haut de l’escalier oĂą je l’avais vu pour la première fois. Il me fit signe de le rejoindre.

– Tu es très Ă©lĂ©gant, Jacques !

– Grâce Ă  toi. Tes costumes sont vraiment superbes.

– HĂ©lène ne descend pas ?

– Elle est en train de se changer. Elle ne va pas tarder.

– Elle exagère, bordel de merde !

Il se tourna vers les nouveaux convives qui gravissaient les marches : je reconnus Diane, c’est Ă  dire Flora, qui approchait au bras de JPKS. Plus petit qu’Ă  la tĂ©lĂ©. Elle me reconnut au mĂŞme instant.

– Jacques ! Comment allez-vous ? Ca fait très plaisir de vous voir. Jean-Paul, tu sais, c’est Jacques, je t’en ai dĂ©jĂ  parlĂ©…

Jean-Paul Korn-Shell me salua, enchantĂ© de faire ma connaissance. William ne s’attendait pas du tout Ă  ce que je connaisse Flora. Il se tenait en retrait, attendant que le couple vienne le saluer lorsqu’il en aurait terminĂ© avec moi. A ce moment, HĂ©lène descendit l’escalier. Elle portait sa petite robe en soie, que nous avions achetĂ©e près de dix ans auparavant ; elle Ă©tait toujours aussi belle. Le groupe se tourna vers elle.

– Jean-Paul, Flora, heureuse de vous voir. Vous connaissez dĂ©jĂ  Jacques, mon mari, je vois. Entrez, entrez, ne restez pas sur le seuil.

Elle me prit par le bras, et, ouvrant la marche, nous sortĂ®mes sur la terrasse. Allant d’un groupe d’invitĂ©s Ă  l’autre, elle salua chacun tout en me prĂ©sentant comme  » son mari  » Ă  ceux que je ne connaissais pas. Je retrouvais quelques connaissances plus ou moins perdues de vue, surprises de me trouver lĂ , probablement, et encore plus surprises de me voir au bras d’HĂ©lène.

Profitant d’un instant plus calme, je lui demandai :

– Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop ?

– Pas du tout.

– Ce n’est plus de notre âge, les petites vengeances de ce genre. Tu me donnes un rĂ´le assez dĂ©sagrĂ©able, au fond.

– Tu disais tout Ă  l’heure que tu Ă©tais prĂŞt Ă  mon retour…

– Tu n’es pas en train de revenir ; tu es en train de rĂ©gler tes comptes. Ce n’est pas la mĂŞme chose.

– Pourquoi ne profites-tu pas de la situation ?

– Je ne vois pas en quoi cette situation est profitable : tu te conduis comme une gamine.

– Tu ne vois pas ? Je ne l’aime plus. Je reste Ă  tes cĂ´tĂ©s parce que c’est lĂ  que j’ai envie d’ĂŞtre.

– Tu en es certaine ? Ce n’est pas seulement parce qu’il a couchĂ© avec ta meilleure amie ?

– Non. C’est plus sĂ©rieux que ça. Je ne le mĂ©prise pas seulement pour ça, mais pour ce qu’il est, pour son Ă©goĂŻsme, sa voix, son sourire, ses cheveux blonds, sa montre en or. Je le dĂ©teste, je ne peux plus supporter l’idĂ©e qu’il me touche.

– Tu est nerveuse. C’est Ă  cause de la rĂ©ception. Tu as les nerfs Ă  fleur de peau. Demain, ça ira beaucoup mieux.

– Tu ne me prends pas au sĂ©rieux.

– Tu n’es pas quelqu’un qui balance tout sur un coup de tĂŞte.

– Ce n’est pas un coup de tĂŞte. C’est longuement rĂ©flĂ©chi.

– MĂŞme si c’est le cas, je ne pense pas que tu aies vraiment envie de revenir avec moi.

– C’est toi qui ne veux plus de moi : tu me rejettes alors que je m’offre Ă  toi.

– Quel jeu joues-tu, HĂ©lène ?

– Aucun jeu, je t’assure. Je t’ai toujours aimĂ©, seulement j’ai cru qu’il m’Ă©tait impossible de vivre avec toi. Aujourd’hui, je rĂ©alise que je me suis trompĂ©e.

– Je veux bien te croire, si tu le dis. Mais laisse-moi un peu de temps. C’est trop soudain. J’ai besoin de comprendre ce qui nous arrive.

– Il ne nous arrive rien : je rentre Ă  la maison.

– Et les filles ?

– Les filles aussi. On part demain.

– Tu es sĂ»re de toi ? RĂ©flĂ©chis bien avant de dĂ©cider.

– C’est tout rĂ©flĂ©chi.

– En attendant, occupe-toi de tes invitĂ©s. On en reparlera plus tard.

Je la laissai, me dirigeant vers Thierry. Elle me lança :

– A tout Ă  l’heure, mon amour !

Je la quittais avec soulagement. Son brusque revirement me mettait mal Ă  l’aise, et sa froide dĂ©termination, son dĂ©sir de prĂ©cipiter les Ă©vĂ©nements, me gĂŞnait. Je ne comprenais pas les motifs de cette dĂ©cision. Je craignais le pire. DĂ©cidĂ© Ă  ne plus y penser pour l’instant, j’approchai de Thierry, en grande discussion avec Flora et ValĂ©rie.

– Eh bien mesdames. Mon ex-agent ne vous importune pas trop ? Je vous le prends une minute…

Une fois Ă  part :

– Bon, on ne va pas se tirer la gueule pendant dix ans : on passe l’Ă©ponge et on oublie tout. D’ac ?

– Merci. C’est cool de ta part.

– De toute manière, il ne reviendra pas, ce manuscrit. Autant passer Ă  autre chose… Alors dis-moi mon vieux, c’est du sĂ©rieux avec ValĂ©rie ?

– On est bien ensemble, en tout cas. On verra bien ce qui adviendra. Et toi ? Comment s’est passĂ© ton sĂ©jour ?

– Très agrĂ©able.

– Tu n’as pas l’air convaincu. Tu as des soucis ?

– Non, rien du tout. C’est seulement HĂ©lène qui est un peu nerveuse.

– Elle m’a paru bizarre Ă  moi aussi. Pas dans son assiette. Et puis elle s’est lancĂ©e dans une longue explication pour m’expliquer qu’elle en avait assez de plein de choses, je n’ai rien compris du tout. La seule chose que je retienne, c’est que tout Ă  coup elle ne veut plus se marier avec William et elle ne veut plus divorcer.

– Elle t’a dit ça ?

– Elle m’en a parlĂ© tout l’après-midi.

– Tu as une idĂ©e de la raison pour laquelle elle a changĂ© d’avis ?

– Aucune. Elle ne t’a rien dit ?

– Non. Enfin, si mais je n’y comprends rien non plus. Ca se passe mal entre elle et William ?

– Je ne sais pas au fond. Ils ne parlent jamais de leurs problèmes de couple avec moi… Sauf aujourd’hui peut ĂŞtre. Sinon, ils ont toujours eu l’air de très bien s’entendre.

– Dis, Thierry, je peux te poser une question ?

– Vas-y.

– Si HĂ©lène te disait qu’elle veut retourner vivre avec moi, que penserais-tu ?

– Je… Tu ne m’en voudras pas ?

– Non, non, vas-y.

– Je croirais que c’est une blague.

– Et si tu Ă©tais Ă  ma place et qu’HĂ©lène te disait qu’elle veut revenir, que ferais-tu ?

– Je ne sais pas. C’est trop absurde. Pourquoi tu me poses ces questions ?

– Pour rien. Bon, Ă  plus tard, je vais me servir un verre…

– Attends, Jacques. Pourquoi tu me poses ces questions ? Ne me dis pas que tu espères la faire revenir ?

– Et pourquoi pas ?

– Attends, ce serait ridicule. Tu imagines ? Si tu n’as pas encore compris qu’elle t’a quittĂ©, tu as besoin d’une bonne thĂ©rapie, mon vieux.

– Merci du conseil. Je vais y penser. A plus tard…

– Non, attends, que vas-tu faire ? J’espère que tu n’es pas venu ici pour mettre le bazar ? Tu ne ferais pas ça ?

– Ne t’inquiète pas. Je vais seulement me servir un verre. Oublie ce que je t’ai dit, s’il te plaĂ®t.

Je pris au passage une coupe de champagne, puis allai m’asseoir un peu Ă  l’Ă©cart de la foule, de plus en plus nombreuse. Marie sortit de l’assemblĂ©e et se dirigea vers moi. MoulĂ©e dans une robe blanche dĂ©colletĂ©e, elle Ă©tait superbe. Elle traversa la pelouse de sa dĂ©marche souple, sans se hâter.

– Alors, mon chĂ©ri. Je vous cherchais. Vous allez bien ? Vous avez l’air tout retournĂ©.

– C’est le cas. Je me sens un peu bizarre.

– Pourtant, vous devriez ĂŞtre heureux.

– Heureux de quoi ?

– Je viens de parler avec HĂ©lène.

– Et alors ?

– Eh bien il semble qu’elle soit dĂ©cidĂ©e Ă  revenir vivre avec vous…

– Ah, elle vous a dit ça ?

– C’est tout l’effet que ça vous fait ? Vous vous rendez compte de ce qui vous arrive ?

– Je n’y crois pas une seconde. Pourquoi ferait-elle ça ?

– Parce qu’elle vous aime quelle question !

– Pourquoi m’aime-t-elle, tout d’un coup ?

– Comment voulez-vous que je le sache ? Elle n’en sait rien elle-mĂŞme. Seriez-vous capable de m’expliquer pourquoi vous l’aimez ?

– Non

– Alors, vous voyez. Il n’y a rien Ă  expliquer.

– Vous vous moquez de moi.

– Pourquoi ferais-je une telle chose ?

– Je ne vois pas.

– Allons ! Venez fĂŞter ça !

– Non. Restez encore un peu ici, et expliquez-moi ce que vous savez de cette histoire.

– Que voulez-vous savoir ?

– Ce qui s’est passĂ© pour qu’HĂ©lène dĂ©cide de revenir.

– Elle vous aime, c’est tout.

– Je vous entends bien, mais ça ne suffit pas. Pourquoi m’aime-t-elle aujourd’hui, alors qu’hier encore elle aimait William ?

– Qui vous dit qu’elle avait cessĂ© de vous aimer ?

– Disons que j’ai des indices concordants : elle m’a quittĂ© et il n’y a pas une semaine, elle voulait divorcer pour Ă©pouser William. Normalement, ce sont des Ă©lĂ©ments suffisants pour tirer une conclusion certaine, non ?

– C’est parce qu’elle pensait que vous ne l’aimiez pas.

– Qui lui a fait croire cela ?

– Vous, pardi.

– Comment cela ?

– Lui disiez-vous que vous l’aimiez, pendant toutes ces annĂ©es ?

– Non, bien sĂ»r.

– Pourquoi ?

– Parce qu’elle ne m’aimait plus. A quoi cela aurait-il servi ?

– A lui permettre de connaĂ®tre vos sentiments, par exemple.

– Pourquoi ne le disait-elle pas, si elle m’aimait elle aussi ?

– Elle le disait Ă  sa manière.

– En me tĂ©lĂ©phonant Ă  tout bout de champ pour des questions pratiques sans intĂ©rĂŞt ?

– Vous savez bien comment elle est…

– Oui. PlutĂ´t emmerdeuse, le genre adjudant.

– Pourquoi pensez-vous qu’elle est ainsi ?

– Parce que c’est une angoissĂ©e, qui Ă©prouve le besoin de tout contrĂ´ler.

– Vous ne voyez pas que c’est sa manière Ă  elle d’obtenir votre attention ?

– C’est plutĂ´t maladroit.

– Il faut la prendre comme elle est. Et puis si c’Ă©tait si maladroit que ça, vous ne seriez pas encore amoureux d’elle, après toutes ces annĂ©es. Vous vous jetteriez dans mes bras, plutĂ´t. Je vous rappelle que vous ĂŞtes censĂ© ĂŞtre mon boyfriend.

– Mais pourquoi change-t-elle d’avis maintenant, tout Ă  coup ?

– Vous lui demanderez. Maintenant, vous allez avoir tout le temps.

– Mais j’ai besoin de comprendre AVANT !

– Pourquoi cela ?

– Je ne sais pas. Ca me paraĂ®t normal.

– Avant de naĂ®tre, vous avez exigĂ© des explications ? Avant de vous lever le matin vous avez besoin de connaĂ®tre le programme de la journĂ©e ?

– Ne dĂ©tournez pas la conversation. Ce n’est pas du tout la mĂŞme chose. J’ai besoin de savoir ce que la femme que j’aime fait avec moi, ne serait-ce que pour ne pas avoir Ă  chaque instant l’impression qu’elle risque de repartir.

– Avant qu’elle parte, il y a quatre ans, vous saviez ce qu’elle faisait avec vous ?

– Oui, je pense.

– Et pourtant, elle est partie. Vous l’aviez prĂ©vu, Ă  l’Ă©poque ?

– C’Ă©tait une crise. Ce sont des choses qui arrivent.

– Et vous l’acceptez ?

– Il le faut bien. Pas le choix.

– Alors pourquoi ne pas accepter cette nouvelle crise ? La seule diffĂ©rence c’est que c’est une crise dans le bon sens. Une crise qui vous la ramène. Elle revient comme elle Ă©tait partie.

– C’est difficile Ă  avaler, tout de mĂŞme. Si AndrĂ© venait vous voir et vous disait  » On efface tout, on oublie tout, je t’aime « , comment rĂ©agiriez-vous ?

– Je dirais  » oui  » tout de suite, et ensuite je ferais tout pour le garder. Je saisirais ma chance.

– Vous dites ça parce que cela ne vous est pas arrivĂ©.

– Pas du tout ! J’essaye seulement d’ĂŞtre logique : puisque je souhaite son retour, alors je serais heureuse s’il revenait. C’est implacable comme raisonnement.

Elle ajouta :  » Vous n’avez jamais imaginĂ© le retour d’HĂ©lène ? « 

– Si, bien sĂ»r.

– Comment cela se passait-il, dans votre idĂ©e ?

– Je la sĂ©duisais de nouveau.

– Et ?

– Et alors elle revenait.

– Quelle diffĂ©rence avec ce qui se passe maintenant ?

– Je n’ai rien fait pour la sĂ©duire, cette fois-ci.

– Peut-ĂŞtre que si, Ă  votre insu ?

– J’ai du mal Ă  y croire.

– Vous ĂŞtes incroyable, Jacques. Je ne sais plus quoi vous dire. Venez faire la fĂŞte, au moins.

– Vous avez raison, allons boire. Dites, c’est elle qui vous a envoyĂ© me dire tout ça ?

– Non. Mais elle espĂ©rait bien que je le ferais. C’est Ă  ça que ça sert, les copines.

– Si vous ĂŞtes dans le vrai, je vous devrai une fière chandelle. Faites-moi penser Ă  vous remercier !

– Pour commencer, apprenez Ă  me tutoyer. Et puis promets-moi de me rĂ©server ton prochain roman.

– Promis. J’en ai un tout prĂŞt pour toi.

– Alors, Ă  nos succès.

– A nos amours.

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Chapitre 13

Je relis ce rĂ©cit. Dans quelques mois, il sera en librairie, oĂą il rejoindra mes romans. Marie tient absolument Ă  le publier. AndrĂ© l’a beaucoup aimĂ©.

Je suis beaucoup plus rĂ©servĂ©, quant Ă  moi. J’avais commencĂ© d’Ă©crire ce texte pour essayer de comprendre comment tout a basculĂ© ; comment il se fait qu’HĂ©lène soit revenue. J’ai fait l’effort de me rappeler des conversations vieilles de six mois, de rassembler tous les Ă©vĂ©nements, pertinents ou non, qui pourraient avoir un rapport avec le retour d’HĂ©lène.

J’avais commencĂ© Ă  Ă©crire ce texte parce que, lorsque je lui demandais de m’expliquer les raisons de son retour, elle me rĂ©pondait :  » Devine !  » Alors j’ai essayĂ© de deviner. Je n’y suis pas parvenu.

Au dĂ©but, je ne parvenais pas Ă  dormir, non plus. A chaque instant, il me semblait qu’elle allait repartir.

Je relis ce rĂ©cit. Il est totalement conforme Ă  mes souvenirs, et pourtant se contredit par endroits : est-ce William qui voulait Ă©pouser HĂ©lène ou bien l’inverse ? Je n’en sais rien. Et au fond, je m’en fous.

Je n’ai rien compris Ă  William, non plus. Comment un type comme lui a-t-il pu craquer ainsi ? Qu’a-t-il bien pu faire pour qu’HĂ©lène dĂ©cide de le quitter ? Pourquoi avait-il l’impression de se mesurer Ă  moi ? Pourquoi a-t-il cru qu’il allait  » perdre  » ce duel idiot ?

Je relis ce rĂ©cit, et je vois Ă  quel point l’essentiel m’a Ă©chappĂ©. Je vois Ă  quel point tout s’est dĂ©cidĂ© Ă  mon insu. Je ne suis pas plus avancĂ©, je n’ai pas la rĂ©ponse Ă  ma question de dĂ©part. Je relis ce rĂ©cit et je trouve chaque ligne fidèle au souvenir que j’ai des Ă©vĂ©nements, et je sais que cela n’est pas possible.

Je relis ce rĂ©cit, qui ne m’a pas aidĂ© Ă  comprendre ce qui s’est rĂ©ellement passĂ© pour qu’HĂ©lène revienne, et dans le mĂŞme temps cela n’a plus vraiment d’importance. Nous rĂ©apprenons Ă  vivre ensemble. Cela fait six mois qu’elle est revenue, maintenant, et nous ne sommes toujours pas accoutumĂ©s Ă  la prĂ©sence de l’autre. Elle m’a dit qu’elle ne voulait plus parler du passĂ©, se soucier uniquement du prĂ©sent, profiter de chaque instant. Alors nous ne parlons plus du passĂ©. C’est merveilleux. C’est incomprĂ©hensible. C’est une passion nouvelle, chaque jour. Forte, vraiment très forte.

A ma grande surprise, les filles n’ont posĂ© aucune question. Elles se sont adaptĂ©es instantanĂ©ment Ă  la nouvelle situation. Pour elles, c’est comme si rien n’avait changĂ©. La seule diffĂ©rence, c’est que nous avons rĂ©cupĂ©rĂ© Paf, le chien.

Nos anciens amis sont revenus. Comme si rien ne s’Ă©tait passĂ©. Pascaline surtout, qui triomphe sur l’air de  » Je vous l’avais bien dit, les voies du couples sont impĂ©nĂ©trables.  » En somme, je suis le seul Ă  avoir Ă©tĂ© surpris de ce retour. Le seul avec Thierry, qui me soupçonne d’avoir machinĂ© une opĂ©ration diabolique.

J’ai d’ailleurs dĂ©couvert une chose incroyable Ă  propos de Thierry. Je devrais lui en vouloir, car c’est Ă  cause de lui que j’ai tant tardĂ© Ă  publier mes romans. Mais son cas est tellement fascinant que j’ai envie d’en tirer un roman : pendant toutes ces annĂ©es, il n’a pas envoyĂ© un seul de mes manuscrits ! Il envoyait, Ă  la place, sous mon nom, des textes qu’il avait lui-mĂŞme Ă©crits, sous des titres identiques.

Des histoires Ă©chevelĂ©es, maladroites, touchantes. Mal ficelĂ©es… Pendant toutes ces annĂ©es, il n’a jamais osĂ© se prĂ©senter comme l’auteur de ces textes. Il ne s’en sentait pas capable. Il a utilisĂ© mon nom. Je peux tout Ă  fait imaginer comment il a pu commencer, en tentant sa chance une ou deux fois. Puis, piquĂ© par les rĂ©ponses nĂ©gatives des Ă©diteurs, comment il a pu insister, continuer, ne plus pouvoir s’arrĂŞter d’envoyer ses textes Ă  la place des miens.

Mais c’est une autre histoire.

D’après HĂ©lène, il faut ĂŞtre tordu, vraiment tordu pour prĂ©tendre que je peux comprendre comment Thierry a pu me mentir pendant quatre ans, et dans le mĂŞme temps m’interroger sans fin sur les motifs de son retour.

Elle a probablement raison.

En attendant, elle porte toujours sa médaille de Sainte Bérangère.

FIN

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