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Comme elle était partie (roman)

Comment et pourquoi j’ai écrit ce texte  (à mon avis c’est mieux de lire ça avant…)

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Chapitre 1

Cela commence l’été dernier. Je suis un écrivain raté. C’est à dire que j’en suis à mon sixième roman, et qu’aucun éditeur n’a jamais voulu de mes textes.

Nous sommes à la terrasse du café où j’écris encore aujourd’hui. Avenue de Ménilmontant, en face du Père-Lachaise. Je discute avec Thierry, mon meilleur ami et mon agent littéraire. Thierry m’apporte les nouvelles. Elles sont mauvaises, comme d’habitude. Rien que des refus.

 » Malgré ses qualités nombreuses, votre manuscrit n’est malheureusement susceptible de s’intégrer dans aucune des collections que nous publions « .

– Ca ne veut rien dire, ça. C’est un motif bidon !

– Mais non ! Tu sais, les éditeurs sont des gens extrêmement occupés qui lisent des dizaines de textes. Ils ne peuvent pas rédiger des réponses détaillées pour tous les manuscrits qu’ils reçoivent. Par contre, ils ont l’œil pour trouver les textes qui vont cartonner. Le jour où tu écriras une bombe, elle ne va pas leur échapper, surtout si c’est moi qui transmets directement le manuscrit

– OK. Demain midi je te refile la nouvelle version de  » Lanquarem « . On verra bien si ça passe, cette fois.

– Je lirai ça dans le week-end. Je descends dans le midi, j’aurai tout le temps.

– Tu descends chez Hélène ?

– Oui. Ils organisent une grande fête

– Tu l’embrasseras pour moi. Et les filles aussi.

– Elle m’a dit qu’elle allait t’appeler. Elle aimerait t’inviter.

– Aller faire la fête chez ma femme et son amant ? Tu ne veux pas que je leur offre des fleurs, non plus ?

– Écoute, ça fait bientôt quatre ans que vous vous êtes séparés…

– Quatre ans qu’ELLE est partie. Moi je n’avais rien demandé. Et puis son type, moins je le vois, mieux je me porte.

– William est un type super ! Je comprends ce que tu ressens, mais Hélène a le droit de refaire sa vie maintenant. Sans compter que les filles l’adorent…

– Je sais, je sais. Et puis il a plein de fric et puis il connaît plein de monde et puis il fait des tas de voyages passionnants. Vas-y, énerve-moi ! Je sais bien que tous mes amis le trouvent super. D’ailleurs, il y en a une bonne moitié qui ne m’appellent plus jamais.

– Tu te fâches avec tout le monde, tu réagis trop vivement.

– Normal, j’ai tous les défauts. Je suis un écrivain raté, obsédé sexuel et je change en merde tout ce que je touche. Alors c’est normal que mes amis disparaissent. Quand j’avais un super job et que tout allait comme sur des roulettes, personne ne me les trouvait, tous ces défauts.

– Écoute, Jacques. Arrête !

– Et puis Hélène, dès que j’ai perdu la baraka, elle a fait ses valises.

– Tu sais bien que c’est toi qui a pété les plombs.

– On pouvait s’asseoir autour d’une table et discuter tout de même. Dix ans de mariage, ça vaut bien un petit effort il me semble.

– C’est trop tard maintenant, tu n’y peux plus rien. Et puis vous n’étiez pas faits pour continuer ensemble. Hélène a besoin d’un homme fort, qui la soutienne et la rassure, et toi tu es là à toujours tout remettre en question, à ne jamais savoir ce que tu veux. Quand en plus tu t’es mis à écrire, elle a compris que ça n’allait pas s’arranger.

Au fond, je crois qu’elle t’aimait sincèrement, mais il lui faut une autre vie. Exactement ce que William lui apporte.

– Bah ! Laisse tomber…. Tu pars quand ?

– Vendredi. Vraiment, Jacques, tu devrais réfléchir : ça ferait plaisir à Hélène et aux filles que tu viennes.

– Écoute-moi bien : ce type peut me piquer ma femme et mes amis si ça lui chante, il peut faire autant de fêtes qu’Eddy Barclay, mais qu’il me foute la paix. Un point c’est tout.

– Ce n’est pas lui qui t’invite, même s’il serait très content de te voir. Tu sais, il n’a rien contre toi.

– Il ne manquerait plus que ça !

– Bon, et alors, quand est-ce que tu me démarres un autre bouquin ?

– Laisse tomber. Je crois que je vais arrêter… Quatre ans sans rien publier, six romans refusés par tous les éditeurs, des dizaines de nouvelles versions, et toujours rien. Il faut voir les choses en face : ce n’est pas mon truc, la littérature.

Et puis il y a les éditions Erotica… Ils m’ont proposé d’écrire quelque chose pour eux.

– Un roman porno ?

– Oui. Ils aiment bien mes papiers pour le journal. Si j’écris assez vite, ça me fera un peu de blé. Je commence à être vraiment fauché, moi !

– Et alors ? Ca ne va pas t’empêcher d’écrire de bons romans, ça. Tu ne peux pas laisser tomber, tu as trop de talent !

– Tu es le seul à faire semblant de le croire. Mes histoires, tout le monde s’en fout. Trop intello pour les éditeurs populaires, pas assez pour les autres. Tu sais bien que mes romans sont bons à jeter.

– Tu ne peux pas dire ça, Jacques…

– Six romans, Thierry ! Je suis l’écrivain le plus refusé de la terre !

– Mais non, tu sais bien que les maisons d’édition ne publient qu’un pour cent de ce qu’elles reçoivent. Profite de la fin de l’été pour faire le vide, viens faire la fête le week-end prochain sur la côte, et puis on redémarre !

– Pour le week-end, pas question. On reparle du reste quand j’aurai terminé mon truc pour Erotica.

– Écoute, Jacques, tu m’ennuies. Tu ne vois plus personne, tu tournes en rond, tu perds ton temps mon vieux. Profite un peu de la vie pendant que t’es jeune !

– Lâche moi un peu Thierry ! Je n’ai pas besoin d’une maman.

– En tout cas, je ne sais pas si c’est en écrivant des articles débiles dans une revue de cul et en passant tes nuits dans tes boites à partouze que tu finiras par te sentir bien. C’est pas marrant pour moi de toujours te dire ça, mais ça me fout les boules de te voir vivre comme un con.

– En attendant, tu les aimes bien mes boites à partouze, hein ? Tu veux venir demain soir ? Il y a une soirée  » pluralité masculine  » chez des amis. On cherche encore quelques étalons.

– Demain soir ? Attends voir… Il suffit que j’annule un dîner… C’est OK pour moi.

– Tu passes me prendre à 20 heures, d’accord ?

– Ca roule. Je t’appelle d’abord.

– OK

Voilà donc comment ça démarre, cette histoire. Thierry, c’est le super pote. Le seul qui ne m’ait pas laissé tomber. Au départ, c’était un ami d’Hélène. Il était un peu amoureux d’elle. Très amoureux, en fait, depuis des années. Son confident. Elle n’avait jamais eu envie de sortir avec lui, et d’ailleurs je ne sais pas très bien ce qu’elle lui trouvait. Je crois qu’il se trouvait là, qu’il était gentil avec elle et toujours prêt à se plier en quatre, et qu’elle n’avait jamais eu le courage de le jeter. Alors à la fin, il faisait un peu partie des meubles. Le gentil tonton pour les filles.

Il a toujours des histoires de cœur invraisemblables, sans queue ni tête. Ca ne va jamais. Il faut dire qu’il sort toujours avec des filles un peu tordues. Il faut dire qu’il travaille dans l’édition et que, apparemment, dans l’édition, les filles célibataires après trente ans, c’est gratiné. Il faut dire que Thierry lui aussi a un profil plutôt gratiné, de quoi faire hésiter n’importe quelle fille.

Ce n’est pas qu’il ne soit pas  » mignon « , comme elles disent. Au contraire, il a un physique athlétique, de  » beaux yeux bleus  » et s’habille toujours très bien. Seulement il ne peut jamais avoir l’air naturel. Il fait des efforts désespérés pour employer un langage familier, se montrer  » cool « , mais il a un balai dans le cul et il suffit qu’il ouvre la bouche ou bien qu’il fasse un geste pour trahir cette raideur fondamentale qui ne le quitte jamais. Même saoul, même quand il rit, même quand il raconte des histoires de fesses (il adore ça), et même (je le sais, je l’ai vu une fois) quand il fait un concours de pétomanie. Un cas désespéré.

Bref, à la longue, j’ai fini par m’attacher à Thierry. C’est comme ça qu’il est devenu mon agent. Enfin, rien d’officiel. Simplement, il me file un coup de main en s’occupant de mes manuscrits. Moi, je déteste ça. Je déteste vendre, et encore plus vendre mes bouquins. J’ai l’impression de me mettre à poil, et les rares fois où j’ai essayé de rencontrer quelqu’un pour lui faire lire un manuscrit, ça s’est toujours mal terminé.

Alors même si Thierry me propose encore des rendez-vous, j’aime autant éviter de m’y rendre. Je préfère le laisser plutôt que de gâcher mes maigres chances.

Comme agent, il ne casse pas des briques. Il me fait écrire et réécrire, envoie ça à tout le monde, passe des coups de fil, mais jusqu’ici ça n’a jamais marché. Tant que les ASSEDIC me payaient chaque mois, ce n’était pas trop grave, mais maintenant mes ressources s’épuisent. Il va falloir que je trouve une solution.

En fait, j’ai déjà une solution : j’ai accepté de travailler à plein temps pour U-Nique, le magazine érotique qui m’achète un texte de temps en temps. Ils ont besoin d’un nouveau rédacteur en chef, on se connaît bien, ils savent que j’ai fait ce job par le passé, et que j’ai besoin d’argent.

Je ne voulais pas accepter, puis j’en ai discuté avec ma voisine, Pascaline. C’est elle qui m’a convaincu.

Elle m’a plutôt surpris à cette occasion : Pascaline, c’est une catholique fervente. Pas le genre à lire U-Nique, encore moins à regarder les images. Seulement, elle pense qu’il faudrait que j’arrête de rester à la maison toute la journée pour écrire, que j’arrête de boire, de m’autodétruire, de m’engueuler avec tous mes amis, et que je prenne des responsabilités.

Je lui ai promis un abonnement au journal, pour la remercier du conseil. Elle a refusé :  » Mon mari ne comprendrait pas « . Évidemment, vu sous cet angle…

Pascaline est devenue une amie depuis le départ d’Hélène. Nous étions voisins, on s’invitait une ou deux fois par an. Et puis quand Hélène est partie, que je me suis retrouvé seul, que j’ai commencé à boire et que je touchais le fond, quand les gens ont cessé de m’appeler, elle venait tous les soirs passer du temps avec moi. Elle faisait tout pour me remonter le moral, m’aider à ranger la maison, me changer les idées. Elle a tout tenté pour convaincre Hélène de revenir. Tout, même l’impossible, et pour ça elle allait chercher les arguments les plus incroyables. Je me souviens d’elle, au téléphone, les yeux remplis de larmes, racontant à Hélène comment nos filles, le soir en rentrant et en ne trouvant pas leur père au foyer, avaient le cœur brisé. Comment, après avoir été privées de mon amour pendant toutes ces années, elles grandiraient mutilées, amoindries, incapables de faire face aux dangers de la vie.

Ses arguments, elle les tirait en partie du livre  » Croire et aimer à deux, les liens du mariage, la joie de l’Amour « . Elle avait rapporté ce livre quelques années plus tôt, au retour d’un séminaire pour couples où l’avait emmenée son mari, Hervé.

Alors quand elle a vu que ça n’allait pas entre nous, elle a essayé de nous faire suivre ce séminaire. Elle nous a même réservé des places, demandant au curé de nous téléphoner pour nous convaincre, proposant de garder les filles. Il était déjà trop tard. Et puis ce genre de remède ne marche pas avec des gens comme Hélène ou moi. Cela dit, Pascaline est la seule à penser qu’Hélène devrait revenir à la maison. Et rien que pour ça, elle me fait du bien. Elle n’a jamais douté que ça finirait par arriver.

Finalement, même si je vois bien qu’Hélène ne reviendra jamais vivre avec un écrivain raté qui gagne sa vie en publiant un magazine pour couples très libérés, Pascaline a fini par me convaincre de prendre ce job.

– Tu te rends compte ? C’est extraordinaire ! Tu dois saisir cette chance de redémarrer, et tu verras que peu à peu tout rentrera dans l’ordre. Tu ne peux pas continuer à vivre comme ça, reclus dans ta maison. Aie confiance et saisis la main tendue.

Bref, je commence lundi. Et comme si ça ne suffisait pas, mon nouveau boss m’a effectivement proposé d’écrire un roman porno. Il a lu mes textes et les a bien aimés. Il sait que j’écris des romans. Il possède une maison d’éditions (et des sites Web, et des filiales en Tchécoslovaquie, et plein de choses du même acabit). Il me veut dans l’écurie des éditions Erotica.

Je ne vais pas écrire ça, bien sûr. Pas envie. Pas le temps. Et puis je suis en train de terminer mon septième roman. Je le donne à Thierry à la fin de la semaine… Grosse surprise ! Je ne lui ai rien dit. Il croyait que j’étais en train de remanier  » Lanquarem  » pour la énième fois, mais j’ai décidé de ne plus jamais faire de nouvelles versions de mes romans. Pas le temps, pas envie. Et puis généralement, les nouvelles versions me plaisent encore moins que le premier jet. Au moins, pour ça, je suis d’accord avec les éditeurs.

Pour mon nouveau bouquin, je n’ai rien dit à personne. Parce qu’il est terminé, mais je n’ai pas encore de titre. J’ai toute la semaine pour en trouver un, avant d’envoyer le tout à Thierry.

Je ne lui ai pas dit pour le job, non plus. Je ne veux pas qu’il puisse le dire à Hélène. Je préfère laisser croire que j’écris juste un roman porno. Ce n’est pas la même chose. Un roman, c’est temporaire, ça n’est pas un engagement. Tandis qu’un  » contrat à durée indéterminée « , c’est quelque chose de définitif. Un peu comme si je trahissais Hélène, comme si je cessais d’attendre son retour, comme si j’acceptais que la vie reprenne son cours sans elle.

Il faut dire que depuis son départ, je ne me suis jamais engagé à rien : ni avec un job, ni avec une femme. Je campe, j’attends. Je reste suspendu, j’attends que ma vie reparte, et je me consacre à l’écriture. Passe temps favoris : la boisson, le sexe, les bouquins qui me tombent sous la main.

Généralement, je combine ces trois activités : je ne quitte pas une maîtresse avant d’avoir lu tous ses bouquins et vidé son bar. Je m’installe chez elle sans bagages, et je retourne travailler chez moi la journée. Je m’arrange généralement pour choisir des filles qui habitent pas trop loin de ma ligne de RER, afin de limiter les trajets. Mais on ne fait pas toujours ce qu’on veut.

A la maison, je n’ai touché à rien ; quand les enfants viennent me voir c’est la même maison, sauf le salon, transformé en bureau, où j’ai installé mon bureau pour écrire. Souvent, dans la journée, je prends le thé et des petits gâteaux avec Pascaline qui passe me voir. A force de prendre des petits gâteaux (et de boire, aussi, je suppose), j’ai pris du ventre et je me traîne un peu physiquement. En dehors de Thierry et des enfants, Pascaline est la seule personne à venir à la maison.

Étrange, comme ces deux-là sont devenus mes amis une fois que les choses ont mal tourné pour moi. Comme ils ont su m’aider et m’encourager. Ce sont les seuls que je supporte encore. Tous les autres, tôt ou tard, ont fini par se lasser de me voir ainsi, attendant le retour d’Hélène qui ne reviendra pas.

Quand je me suis mis à écrire sérieusement, et que je pataugeais dans mon premier roman, Thierry s’est installé la maison. Il m’a établi un programme de travail strict pour m’aider à terminer ; il a même essayé d’écrire, simultanément, son propre roman, pour créer une émulation entre nous. Sans lui, je ne serai jamais parvenu à terminer, et si je n’y étais pas arrivé, je n’aurais jamais continué. Lui, il n’a plus jamais essayé d’écrire depuis ce moment là. Du moins, il n’en parle pas.

Pauvre Thierry. Il est encore plus mal que moi. Il ne boit pas et il fait du sport et il est en bonne santé et il a le ventre plat, mais il n’a jamais été et ne sera jamais heureux. Toutes ses histoires d’amour tournent au désastre, il n’aime pas son job, déteste son patron, et surtout il s’emmerde dans la vie comme personne que je connais ne s’emmerde. Rien ne semble l’intéresser. Il a tout lu, tout vu, tout fait, mais rien ne lui plaît. Sauf Hélène, qu’il n’aura jamais. D’ailleurs, je pense que s’il s’est intéressé à moi, au début, c’est surtout pour comprendre comment elle avait pu s’attacher à quelqu’un comme moi plutôt qu’à un type  » sérieux et rassurant  » comme il croit l’être. Je pense qu’il ne comprendra jamais, mais il a fini par trouver sa place auprès de moi ; il me donne des nouvelles d’Hélène et des enfants, essaye de faire publier mes romans.

Et puis il y a le sexe. J’ai fini par comprendre que je l’aide aussi à résoudre ses problèmes avec le sexe. Un sujet dont il n’aurait jamais osé parler sans rougir jusqu’à la racine des cheveux, jusqu’au jour où je l’ai invité à la soirée d’inauguration d’une boite à partouze. Un peu pour me payer sa tête, puisqu’il n’oserait jamais refuser une telle invitation, et encore moins s’y rendre.

A ma grande surprise, il était venu. Et son air guindé dans son petit costume gris, avec ses grands yeux qui regardaient en tous sens tout en essayant de paraître tout à fait calme et maître de lui, tout cela avait fait un effet du tonnerre à l’une de mes amies. En moins de cinq minutes, elle l’avait entraîné dans un coin et lui faisait une pipe sans qu’il ait décroché un seul mot.

Je ne l’avais pas revu de la soirée, et j’avais été horriblement gêné, mais le lendemain, il me rappelait pour me remercier, et pour me demander le numéro de téléphone de mon amie.

Depuis ce jour, il m’accompagne souvent, et son air faussement impassible fait des merveilles, tant il trahit la lubricité jamais exprimée de Thierry.

Inutile de dire que je n’ai jamais invité Pascaline à ces soirées-là. D’ailleurs, elle n’aime pas l’influence de Thierry sur moi. Elle trouve qu’il me pousse à boire beaucoup et à dormir peu, mais surtout qu’il m’incite à écrire, et que ce n’est pas bon pour moi. Que ça me fait vivre avec mes idées noires, que je devrais faire autre chose. Elle n’aime pas mes textes. Elle les trouve beaux, mais pense qu’ils me coûtent trop, qu’ils m’empêchent d’aller de l’avant.  » Tu te fais du mal « , dit-elle.  » Ce n’est pas la vie qu’il te faut « .

En somme, au moment où commence cette histoire, les choses ne vont ni bien ni mal pour moi. Elles ne vont pas mal parce que je suis content de mon nouveau roman, parce que je vais enfin gagner un peu d’argent avec mon nouveau boulot et que cela devenait vraiment urgent. Mais cette histoire de fête dans le midi m’irrite profondément. Je suis tendu parce que Thierry a dit qu’Hélène allait m’appeler pour m’y inviter, et je n’aime pas ça parce qu’elle va insister, m’assurer que les filles aimeraient me voir, peut-être même leur demander de me téléphoner. Et moi, rien à faire : je ne vais pas à cette fête. Je n’en suis pas capable. Je ne peux pas lui dire ça parce que je ne veux pas l’ennuyer et je sais que ça lui ferait de la peine et qu’elle se sentirait coupable si elle savait que la seule idée d’aller là-bas me rend malade.

Et puis je n’ai plus un pelot. Comment lui expliquer que je ne peux pas m’offrir un aller-retour en TGV ? Que j’ai déjà emprunté le maximum à 5 banques ? Que je dois de l’argent à ma mère, à Thierry, à Pascaline, aux impôts, et que je ne pourrai jamais les rembourser avant d’être refroidi ? Comment lui dire que je suis devenu un raté depuis qu’elle est partie ? Ce sont des choses que je ne peux pas faire.

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Chapitre 2

Maintenant, nous sommes le lendemain de cette conversation avec Thierry qui m’a tant agacé.

C’est le matin. Hélène qui m’appelle.

– Allô ? Jacques ? Je te réveille ?

Moi :  » Non, non…  » (en vrai :  » Si, si « )

– Dis, je t’appelais parce que les filles aimeraient bien te voir. Et justement on fait une petite fête samedi prochain. Il y aura plein d’amis. Ca te dirait de descendre pour le week-end ?

– Non

C’est ce que j’ai trouvé de meilleur comme réponse :  » Non « , puis un silence. J’avais aussi préparé quelque chose de plus long, mais ça ne veut pas sortir.

– Bon, je n’insiste pas. Elle vont être un peu déçues, mais si tu ne veux pas venir, n’en parlons plus.

– J’aime autant, oui. Embrasse-les pour moi.

D’habitude, elle insiste. Sans doute, pour une fois, j’ai su me montrer assez ferme.

– Pourtant, ça t’aurait fait du bien un peu de bon air et de soleil. Depuis combien de temps n’as-tu pas pris de vacances ?

– Aucune idée.

– Tu sais, Thierry m’a dit que tu allais commencer un nouveau roman. Tu ne serais pas bien ici ? Il y a un petit cabanon sur la plage où tu pourrais t’isoler. Tu ne serais pas dérangé. Tu peux rester aussi longtemps que tu voudras.

– Non, merci, vraiment. Je ne peux pas. J’ai des tas de choses à faire ici.

– C’est dommage, j’aurais voulu te voir.

– Ah bon ?

– Oui, c’est la rentrée dans trois semaines, et nous avons à parler un peu.

– Au sujet des filles ? Si ça te convient, je trouve l’organisation de l’année dernière très au point.

– Oui, oui, moi aussi

– Il y a quelque chose qui ne va pas avec elles ?

– Oh non ! Tout va très bien. Seulement, elles aimeraient bien te voir un peu. Ca leur ferait plaisir.

– Moi aussi, mais là ce n’est pas possible

– Et toi, tu vas bien ?

– Oui, comme d’habitude.

– C’est tout ?

– Disons que j’écris toujours autant et que je publie toujours aussi peu, que mes finances pourraient aller mieux, que l’été est beau et chaud même s’il a plu un peu vendredi, et que mon moral et ma santé ont déjà été beaucoup moins reluisants.

– Tu es avec quelqu’un ?

– Ca dépend ce que tu appelles  » être avec quelqu’un  » …

– Je veux dire, si tu n’es pas seul en ce moment, tu peux venir accompagné.

– C’est gentil. Mais quand je me déplace, je préfère consommer sur place.

– Ce n’est pas un problème : il y a plein de jolies célibataires ici. Ca te ferait du bien de rencontrer des gens un peu différents. Ca te changerait les idées.

– Raison de plus pour que je ne vienne pas : je n’ai aucune intention de me caser.

– Mais tu sais, les filles sont grandes maintenant. Elles seront tout à fait contentes si elles te voient heureux, et elles acceptent tout à fait la situation. Avec William, elles s’entendent à merveille.

– Je sais, je sais

– Allez, viens, s’il te plaît !

– Je t’ai dit que ça n’était pas possible.

– C’est une question d’argent ? Je t’offre le TGV.

Ca, c’est ce qui m’a toujours énervé chez Hélène : elle ne se contente jamais des explications qu’on lui donne. Il faut toujours qu’elle pose la question de trop qui me met hors de moi. C’est à chaque fois la même chose.

– C’est si important que ça ce que tu as à me dire, pour aller jusqu’à m’offrir le TGV et un bungalow sur la plage où je pourrais sauter toutes tes copines ?

– Oui, ce que j’ai à te dire est assez important, mais j’ai VRAIMENT envie que tu viennes parce que ça me ferait VRAIMENT plaisir et aux filles aussi, et que William serait très heureux de mieux te connaître.

– Mieux me connaître ? Je n’ai rien contre lui, mais il ne faut pas exagérer

– Après tout, tu es mon premier mari, et le père de mes filles, et dans ces conditions il est normal que vous vous rencontriez, non ?

– Premier mari ? Je suis toujours ton mari, il me semble. Et c’est même toi qui n’a pas voulu divorcer.

– Je sais, mais William voudrait m’épouser.

A ce stade-là de la conversation, il faut imaginer un blanc. Un long silence qui se prolonge tandis que cette phrase  » William voudrait m’épouser  » résonne dans ma tête et qu’Hélène continue de parler, de m’expliquer que ça n’est pas urgent, que c’est juste un projet pour dans un ou deux ans mais que ça ferait plaisir à la mère de William et que ça serait l’occasion de faire une grande fête, puis qu’on pourrait vendre la maison peut-être maintenant si j’ai besoin d’un peu d’argent et que de toute manière elle ne demandera pas de pension et que maintenant à l’âge qu’elles ont les filles comprendront mieux. Un grand silence qui se termine lorsqu’elle dit que c’est aussi pour ça qu’elle voulait me voir, parce que c’est plus facile d’en parler ensemble plutôt qu’au téléphone, et que ça serait plus pratique aussi.

Alors là c’est à moi de parler normalement. Peine perdue. Rien ne vient.

– Jacques ?

– Oui

– T’es là ? Tu ne dis rien ? Ca ne va pas ?

–  » Si, si « , je dis (en vrai :  » Non, non « )

– Enfin, voilà. Qu’en penses-tu ?

– Je ne sais pas. C’est très bien. Je ne m’y attendais pas, c’est tout.

– Ca ne t’ennuie pas ?

– Je ne sais pas, non. C’est comme tu voudras. Tu veux faire ça quand ?

– Oh, je ne sais pas. L’été prochain, je pense. On aimerait se marier ici, sur la côte. C’est un endroit merveilleux pour faire un mariage, et si on s’y prend suffisamment à l’avance, on peut loger tous les amis dans un hôtel sympa juste à côté. Ils n’ont encore aucune réservation pour l’été prochain, et ils nous feraient un bon prix si on évite le week-end du 15 août.

– Dans un an ? Bien. Comment on fait ?

Moi, je me fiche de son mariage. Enfin, ce qui m’importe pour le moment, c’est le divorce. Hélène veut divorcer d’avec moi, et je suis pris par surprise. Je ne sais pas quoi penser. J’ai les oreilles qui bourdonnent et les tempes en feu. Elle dit :

– Si on s’y prend dès la rentrée, ça devrait aller. Il faut un peu plus de 6 mois, normalement, si tout se passe bien.

– La rentrée ? Mais…

– Le mieux, c’est de prendre le même avocat. Ca évite de perdre du temps en coups de fil et en réunions. En fait, les délais sont surtout dus à l’intervalle entre les convocations. On pourrait en parler à Nicole, elle sera là samedi.

– Nicole ?

– Oui, Nicole. Elle connaît bien ce genre de dossier, et elle peut essayer d’obtenir un jugement pour le début de l’an prochain. Mais il vaut mieux en reparler calmement. Tu ne peux vraiment pas descendre ce week-end ?

– Vraiment pas.

– Bon. Comme tu veux. J’en touche un mot à Nicole, et on essaye de déjeuner tous les trois à mon retour alors. Mais donne des nouvelles aux filles. Essaye de les appeler.

– D’accord. Au revoir.

– Je t’embrasse, et si tu changes d’avis, tu es le bienvenu.

– Oui, oui. Puis je raccroche.

A ce moment-là, je suis un peu sonné. Hélène veut divorcer ! Bon. D’accord. Après tout, c’est logique. Mais quand même, ça me fait quelque chose. Il me semble que c’est maintenant que je vais la perdre vraiment. Qu’il restait au moins ce lien. Et puis, si cela disparaît, il ne restera plus rien.

Je suis sonné parce que je ne peux pas dire à Hélène que je voudrais qu’elle revienne, parce que je ne peux pas l’empêcher de vivre sa vie, parce que je ne peux pas lui dire qu’elle me manque.

Je suis sonné, car être son mari, même séparé, c’était déjà ça. Car je voudrais lui dire tout cela mais je n’en ai plus le droit. Et que je n’ai personne à qui le dire. Et que ça fait mal. Et que soudain je réalise que je suis seul, que je n’ai pas vu mes filles depuis le printemps, que je n’ai pas donné de nouvelles à ma mère, que je n’ai personne dans ma vie à qui je tienne autant qu’Hélène. Je réalise que c’est terminé et qu’il va falloir couper le cordon et que j’ai peur de souffrir et que je souffre déjà à l’idée qu’un juge nous sépare et qu’ensuite il ne restera plus rien entre nous, rien qu’une histoire passée, des photos, des films vidéo, des souvenirs qu’elle a déjà oubliés et que je suis seul à conserver en mémoire, des souvenirs que personne ne veut lire, sauf Thierry. Des souvenirs qui n’intéressent personne, des souvenirs minables qui ont fait de mauvais romans. Je réalise que ma vie est un mauvais roman.

Alors je prends une feuille de papier

Et j’écris, au milieu :

 » Les liens du mariage « 

ou

Comment attacher sa femme et la rendre heureuse

Je prends une seconde feuille

Blanche

Et je me mets à écrire le roman pornographique commandé par mon futur boss. Je commence mon job lundi, ça me laisse 6 jours pour terminer le roman. Raisonnable.

J’écris dans la fièvre.

J’écris cru.

J’écris vite.

Et tandis que je m’adresse à tous les maris du monde, pour les appeler à attacher solidement leurs épouses aux montants de leurs lits, à la rampe des escaliers, aux sièges de leur voiture, et tandis que j’écris en pensant aux  » liens sacrés du mariage  » du prêtre de Pascaline, tandis que j’écris un texte pour faire bander mes lecteurs, je vide mon sac. Porté par la colère, j’aligne les mots qui me font du bien.

Le soir. Des heures plus tard, une journée plus tard. Téléphone.

– Jacques ? C’est Thierry.

– Salut.

– Ca tient toujours pour ce soir ?

– Désolé. Je ne peux pas. J’écris. Tu peux y aller si tu veux, je te file l’adresse.

– Oh merde t’es chiant ! J’ai annulé un dîner pour y aller avec toi.

– Écoute, je peux pas m’arrêter.

– Un texte à la con pour tes revues de cul ?

– Tu verras. Salut.

Je raccroche. Je me remets au travail

Quelques heures plus tard encore. Milieu de la nuit.

Mal à la nuque

Soif

Bière, pain, fromage

Un bain chaud pour me détendre. Je m’endors. Je dors une heure dans mon bain chaud. Puis froid.

Trois heures étendu sur mon lit, enveloppé dans le peignoir en éponge. Un sommeil agité. Rêves. Liens. Cordages. Rênes. Rêves où les épouses crient de désir et de plaisir. Où les maris nouent, attachent, enferment, lient, fouettent, humilient et célèbrent leurs épouses. Hurlements. Concert de hurlements d’amour. Hélène. Son visage. Le juge. Hélène que je n’ai pas su attacher. Hélène que j’ai toujours laissée libre. A qui je n’ai jamais rien imposé. Hélène que je n’ai pas su attacher, je le vois maintenant.

Puis c’est le matin. La colère, toujours la colère. Écrire. Ne pas répondre au téléphone. Décrocher. La nuque raide à nouveau.

Une promenade, un sandwich. Et de nouveau la colère. Dire ce que j’ai sur le cœur. Raconter aux maris cette histoire qui les fait bander. Leur révéler à quoi pensent leurs femmes, leur montrer comment renforcer les liens, serrer les liens, multiplier les liens. Je découvre la chimie des liens du mariage.

Et la forme. Et le style. Un roman porno à deux balles. La forme qui s’imposait pour cet hymne à l’amour, à l’amour fou, à l’amour fou à lier, fou à lire.

La seconde journée est bien avancée. 100 pages manuscrites déjà, d’un seul souffle, d’une seule veine.

Coups frappés à la porte

– Jacques ! Jacques ! T’es là ?

C’est la voix de Pascaline

– Jacques ! Réponds-moi !

Je me lève, j’ouvre. Elle dit

– Ouf ! Tu m’as fait peur !

Je la regarde, interrogatif

– Hélène essaye de te joindre depuis hier soir, et Thierry aussi, et ça ne répond jamais…. Ils m’ont laissé plusieurs messages, ils se demandent où tu es passé. Je suis venue dès mon retour. Que se passe-t-il ?

– Rien, pourquoi ? J’ai juste décroché mon téléphone pour ne pas être dérangé. J’étais en train d’écrire.

– Depuis hier soir ? Sans t’arrêter ?

– Depuis hier matin

– Tu as l’air crevé. Va t’habiller, je te prépare un café

Au moment précis où Pascaline dit cette phrase, la tension retombe. Une grande détente, et une grande lassitude en même temps. Besoin d’une douche fraîche et d’enlever ce peignoir pour mettre des vêtements repassés. Envie de sortir me promener et de profiter des derniers rayons de soleil. Colère retombée. Je dis :

– Attends-moi 5 minutes, on va sortir boire un verre.

Pascaline tombe à pic. Elle est la personne à qui je peux parler de ce que je suis en train d’écrire. La bonne distance. Elle sera choquée et ce sera amusant ; elle m’encouragera, et ce sera encourageant, et puis ensuite j’irai dormir. Puis demain matin, il sera temps de tout relire.

Nous sortons. Je raconte les  » liens du mariage  » à Pascaline. Elle est choquée, et c’est amusant. Puis elle m’encourage, et c’est encourageant. Puis elle commence à me poser des questions. C’est le moment de répondre à côté.

– Mais au fond, pourquoi elle te plait tant, cette idée ? Ce n’est pas seulement à cause du séminaire que j’ai voulu te faire suivre ?

– Non, pas seulement. C’est aussi parce que je trouve que c’est un moyen de parler du couple et du mariage, au sein d’un genre de littérature qui ne s’intéresse pas beaucoup au sujet. Et puis c’est un livre dont je serai fier, même s’il sort chez un petit éditeur de romans pornos. C’est un livre que j’écris vraiment, comme mes autres romans.

– Et Hélène ? Et Thierry ? Tu leur as dit quelque chose ? Pourquoi étaient-ils si inquiets à ton sujet ?

– Non, non, je ne leur ai rien dit. Je ne sais pas ce qui leur prend.

Je vois bien que Pascaline ne me croit pas. Elle n’ose pas aller plus loin, mais elle voit bien qu’il se passe quelque chose. Diversion. Elle dit :

– Et sinon, tu vas bien ? Tu ne pars pas un peu en vacances ?

– Non. Tu sais bien que je commence mon nouveau job lundi.

– Ca te laisse tout de même quelques jours. Tu devrais en profiter

– Non. Je veux terminer  » Comment attacher votre femme  » avant le début de mon job. Ca va me faire le plus grand bien d’avoir un bouquin publié. Il faut que je termine vite tant que je suis dans le coup.

– Tu pourrais prendre un portable et te mettre au vert. Ca te ferait du bien. Je te prête le mien, si tu veux.

– J’ai vraiment l’air d’aller si mal que ça ? Tout le monde veut m’envoyer à la mer ou à la campagne !

– A vrai dire, tu ne respires pas la santé. Surtout ce soir. Ce n’est pas l’état idéal pour arriver à ton nouveau poste. Dès le mois prochain, tu vas avoir besoin de toute ton énergie.

C’est là que je repense à cette histoire de divorce. A cause de l’allusion au mois prochain. Ca doit se lire sur mon visage. Je le sens. Pascaline attend un moment, puis :

– Tu as des ennuis avec Hélène, c’est ça ?

– Bah, trois fois rien : elle veut se remarier. Je pouvais m’y attendre : ça fait près de quatre ans qu’elle est avec ce type.

– Mais vous êtes encore mariés !

– On ne le sera plus d’ici quelques mois. Un bon avocat, trois papiers, un juge, et hop ! Le tour est joué…

– Et tu laisses faire ça sans rien dire ? Tu as pensé à tes filles ? Tu as pensé à toi ? Tu ne peux pas laisser partir sans réagir la femme que tu aimes.

– Ca fait déjà longtemps qu’elle est partie sans me demander mon avis. Ce n’est pas un divorce qui va y changer quelque chose.

– Tu lui as dit que tu l’aimais, au moins ? Tu lui as dit que depuis quatre ans tu attends son retour ? Qu’elle est la femme de ta vie ? Que tu n’es plus rien sans elle ?

– Non, pourquoi ?

– C’est bien le problème. Ce n’est pas à moi qu’il faut raconter ces choses-là. Si tu veux garder ta femme, n’espère pas qu’elle va deviner ce que tu as dans la tête. Prends le train et fais le nécessaire. Elle n’attend que ça !

– Aller voir Hélène pour lui dire de revenir ?

– Eh oui. Sinon, comment veux-tu qu’elle revienne ?

– Qu’elle revienne ?

– Ce serait bien, non ?

– Oui, mais ce n’est pas possible…

– Pas possible ? Pourquoi ?

– Je ne sais pas, c’est clair : elle veut se remarier, elle a refait sa vie, elle ne veut plus de moi.

– Elle ne veut plus de toi ? Comment le sais-tu ? Tu lui as demandé ?

– Tu ne vas pas recommencer, Pascaline !

C’est l’un de nos grands sujets de conversation : Pascaline pense qu’Hélène est partie parce qu’elle ne pouvait plus supporter mon silence. Elle pense qu’Hélène m’aime encore. Elle pense qu’Hélène souffrait parce qu’elle me trouvait indifférent. Elle pense qu’il suffirait que j’apprenne à lui communiquer mes sentiments pour que ça reparte entre elle et moi. Et moi je dis que si Hélène m’aime, elle m’aime, et si elle en aime un autre, alors elle en aime un autre.

Alors cette conversation, on peut l’arrêter quand on veut, d’ordinaire. Il suffit que l’un de nous deux dise  » Arrête, s’il te plaît  » pour que l’autre réponde  » Comme tu voudras, mais c’est moi qui ai raison « .

Donc, normalement, là, on devrait changer de sujet de conversation, puisque j’ai dit  » Tu ne vas pas recommencer, Pascaline « . Mais cette fois-ci, Pascaline n’est pas d’accord. Elle prend son sac et fouille dedans. Elle en sort un médaillon et une chaîne et me les tend.

– Tiens, c’est pour toi

– Qu’est-ce que c’est ?

– Une médaille de Sainte-Bérangère. Elle te protégera. Il faut que tu partes au plus vite voir Hélène pour la faire changer d’avis. C’est ta dernière chance et tu dois la saisir.

A ce stade, j’ai plutôt envie de me moquer, mais Pascaline a l’air si sérieux que je ne sais pas si je dois. Elle me passe la médaille autour du cou.

– Promets-moi de la garder sur toi jusqu’au retour d’Hélène

– Écoute, Pascaline

– Promets ! Promets je te dis !

Nous sommes à une terrasse où je suis connu, et les gens commencent à se retourner. Je promets. Pascaline se détend un peu. Nous n’avons plus rien à nous dire. Je paye et on rentre vers chez nous, en silence.

– A bientôt. Passe prendre un verre demain !

– A bientôt ! N’oublie pas ta promesse.

Elle me regarde une dernière fois. Je lui trouve un air farouche que je ne lui avais jamais vu. Puis nous nous séparons. Quelle promesse exactement ?

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Chapitre 3

Arrivé chez moi, je retourne à ma table de travail. Et puis non, je vais ranger un peu. Les papiers qui ne servent plus à rien, à la poubelle. Les verres et la tasse, dans l’évier. Les bouquins, en tas, bien droits contre le mur. Le combiné, sur le téléphone

– Driiiing !

Pas envie de répondre. Je prends ma veste et je ressors. C’est un beau soir d’été. Les jardins saturés de verdure, les trottoirs rectilignes, les pavillons derrière leurs grilles, tout est lumineux, même si le soleil commence à décliner.

Alors je marche dans l’air chaud et je profite de la douceur de la banlieue. Je marche vers l’orée du bois de Vincennes. Le chemin devant moi disparaît sous une voûte de platanes. Je prends un petit sentier. Je marche très lentement, je respire, je m’étire. Dans mon esprit les sensations de la douceur présente se mêlent à la frénésie d’écriture de la nuit passée, et je repense à Pascaline. Quelle mouche l’a piquée ? Pourquoi avait-elle l’air si sérieux ? Pourquoi m’a-t-elle offert cette médaille ? Qui est cette Sainte Bérangère ?

L’amour est le plus puissant des liens mais il peut devenir une chaîne et faire souffrir. Il peut tout et il peut tout détruire. Il est capable des plus longues douleurs, de celles qui durent une vie. Il est un lien léger et aérien lorsqu’on a le cœur simple, mais souvent le cadeau devient un fardeau. Bien attachés, les amant s’aiment ; mal ajustés, ils souffrent et ne savent pas pourquoi. Le joug les blesse. Tout mouvement devient pénible et, par lassitude, on finit par renoncer. Le feu se consume et chacun, le cœur éteint, ronge son frein en silence, en espérant qu’il sera libre, un jour, à nouveau.

Allongé sur un banc maintenant, je ferme les yeux et laisse les tous derniers rayons du soleil me réchauffer. Je suis sous un chêne. Je m’endors. Un sommeil agité. Je ne sais pas comment dire… Un sommeil particulier, sans doute à cause de la fatigue.

Toujours est-il que je fais un rêve. Dans ce rêve je tiens une plume à la main. Un ange est là, qui me dicte ses propos. Des propos qui s’inscrivent en lettres de feu dans ma chair, en même temps que je les transcris. Mais peu à peu l’ange se met à parler plus vite, et je ne parviens plus à noter. Je m’efforce d’écrire toujours plus vite, mais les mots sont maintenant vides de sens. Puis l’ange s’arrête et me regarde en silence, comme s’il attendait que je sois prêt, comme s’il était surpris que je ne le sois pas.

Alors, ses ailes immaculées s’assombrissent peu à peu, tandis qu’il bascule en arrière, disparaissant d’un coup dans l’embrasure d’une fenêtre qui ne se trouvait pas là l’instant d’avant. A sa place, apparaît un ciel gris encombré de nuages cotonneux.

Puis des sons se font entendre. Des tintements de clochettes, tous proches ; et au loin des voix d’hommes chantant en chœur une mélodie lente et monotone. Sans paroles. Les voix d’hommes semblent approcher. On entend aussi maintenant les échos d’une fête. Un bruit de pas de danse sur un plancher. Une mélodie jouée par un violon, un vieux Danilo Cooper dans le lointain.

Et petit à petit tous ces bruits et ces rumeurs se mêlent les uns aux autres. Cris de femmes, chuchotements, mélopées, instruments, pas et cliquetis, rires déchaînés. Toutes ces voix et toutes ces rumeurs, ce brouhaha informe, commencent à s’accorder. C’est d’abord une pulsation rythmique, un va et vient du grave à l’aigu, et enfin une sorte de voix. Une voix impersonnelle composée de tous ces sons disparates, qui s’adresse à moi tandis qu’apparaît une jeune femme dans l’embrasure de la fenêtre, sa silhouette découpée sur le ciel lumineux.

Les cheveux courts, elle a de grands yeux et un sourire paisible. Elle me regarde avec bienveillance, et bien que ses lèvres soient immobiles, je sais que c’est elle qui me parle à travers cette voix et ce tumulte.

Elle prononce des paroles douces et apaisantes, dans une langue que je ne connais pas mais dont je comprends le sens. Elle est nue. Elle se tient appuyée contre le mur, les mains jointes dans le dos, et son regard me transperce comme si elle lisait en moi, son regard d’une grande bonté qui semble m’interroger en même temps qu’il me caresse.

Puis le bruit s’arrête. La voix s’interrompt. Les lèvres entrouvertes, toujours immobile, Sainte Bérangère me semble plus belle encore, et sa voix, une voix de femme cette fois-ci, parvient à mon esprit :

– Si tu veux achever ton livre et accomplir ta mission, suis-moi !

Je m’éveille en sursaut. Un type est en train de me secouer

– Eh ! Oh ! Mon gars ! Réveille-toi !

– Du calme, du calme, articule-je

– T’as vu l’heure qu’il est ? Tu devrais rentrer chez toi au lieu de faire la sieste dans les bois. T’habites où ?

– A 5 minutes… Il est quelle heure ?

– 1 heure du matin. Tu faisais quoi ici ? Tu as tes papiers d’identité ?

– Euh… Oui, oui. Un instant.

Le type est flic. Ca explique la lampe torche qu’il me braque dans les yeux.

– Vous pouvez baisser ça, s’il vous plaît ?

Le temps de m’asseoir et de reprendre mes esprits. Le flic s’est un peu reculé. Il est accompagné d’un collègue, resté dans la voiture à quelques mètres de là. Je l’entends au loin :

– Central, allô central… Sujet repéré. Il était endormi. Contrôle d’identité en cours. Terminé.

Pendant ce temps, je fouille les poches de ma veste : rien !

Autres poches : chemise, jean. Rien que des pièces de monnaie et mes clés. Pas de papiers, plus de carte bleue.

– Pouvez-vous braquer votre lampe au sol ? Ils ont dû tomber…

Rien non plus

– Écoutez… On a dû me piquer mes papiers pendant que je dormais. Ils étaient dans ma poche normalement, et là je ne les trouve plus.

– On va passer au poste faire une déclaration alors, et on fera quelques contrôles aussi.

Le temps de déclarer le vol de mes papiers et de ma carte bleue, d’expliquer aux flics qu’ils ne peuvent pas appeler ma femme à cette heure là pour qu’elle se porte garante, parce qu’elle est injoignable

– Mais pourquoi ? Mais où ça ?

– Sur la côte, en vacances

– Elle n’a pas laissé de numéro ? Elle a un téléphone portable ?

– Elle a dû l’éteindre

– Essayez quand-même

– Non car elle n’est pas seule.

– Comment le savez-vous ?

– Elle vit avec quelqu’un d’autre.

Silence embarrassé. Mais de courte durée : ce flic en a vu d’autres.

– Qui d’autre pourrait se porter garant pour vous ?

– Ma mère. Non pardon ma mère elle dort avec des boules Quiès.

– Qui donc ?

– Je ne vois pas à cette heure.

– Nous allons devoir vous garder jusqu’à demain.

– Amenez-moi chez moi, c’est juste à côté. Vous verrez bien que je ne raconte pas n’importe quoi.

– D’ordinaire on ne le fait pas, mais comme c’est calme ce soir, vous avez de la chance. Chef ! Je prends le véhicule 4 et j’avance la ronde. Comme ça je raccompagne monsieur et je vérifie ses dires.

– Ah ! Merci monsieur l’agent.

– Allons-y alors.

Il est 4 heures 30 quand la voiture s’immobilise devant ma maison. Il y a de la lumière dans le salon. Le temps d’ouvrir le portail, et la silhouette de Thierry apparaît sur le seuil.

– Qu’est-ce que tu fous là ?

– Deux jours que j’appelle et Pascaline qui ne t’a pas revu depuis hier. J’étais inquiet et je suis passé voir… qu’est-ce qui t’arrive ?

– Oh rien, j’ai perdu mes papiers. Ces messieurs me raccompagnent. Tu vas pouvoir leur dire qui je suis.

– Perdu tes papiers ? Comment ça ?

– Je m’étais endormi dans la forêt sur un banc, et on m’a volé mes papiers. Quand la police m’a réveillé, il a fallu passer au poste. Voilà tout.

– Rien de grave, monsieur, assure l’agent. Simple routine. Nous sommes tenus de contrôler les individus qui vaquent dans le bois à partir d’une certaine heure. Pouvez-vous nous présenter vos papiers et nous expliquer qui est monsieur et quels liens vous entretenez avec lui ?

– Tenez, monsieur l’agent. Je m’appelle Thierry Chalumeau, et Jacques Lucas est un vieil ami. Je suis son agent, mais pas agent de police : agent littéraire.

– Veuillez attendre une minute, s’il vous plaît.

L’agent retourne à sa voiture, contrôler les papiers de Thierry.

– Qu’est-ce que tu foutais encore dans le bois ? Tu t’es fait rafler ?

– Non, je t’assure. J’étais endormi. Je n’ai pas fermé l’œil depuis deux jours. J’écrivais un…

– Je sais, j’ai lu ça. Bravo mon vieux, c’est génial ! Avec ça on va faire un tabac.

– Ca te plaît ? C’est mon roman pour Erotica.

– Tu ne vas pas leur donner ça ?

– C’est une commande. Bien sûr que si…

– C’est bien trop fort pour eux ! Donne-le moi et dans six mois tu vends comme des petits pains. Le couple et le sexe, ça fait un malheur en ce moment.

– Non, non. Ce truc-là, c’est pour Erotica, pas pour toi.

– Tu délires ou quoi ? Laisse-moi au moins le faire lire à deux ou trois personnes avant de te décider.

– Ce n’est même pas terminé…

– Pas grave. Les trois premiers chapitres c’est déjà de la bombe !

Le flic revenait vers nous.

– C’est bon, messieurs, tout est en ordre. Au revoir monsieur Lucas, et la prochaine fois que vous irez au bois, soyez plus vigilant. N’oubliez pas de faire établir vos nouveaux papiers le plus rapidement possible.

– Oui monsieur l’agent. Merci. Je ferai attention. Bonne nuit et bon courage.

La porte refermée, Thierry m’interroge sur ma nuit au poste. Un verre. Deux verres. Puis je lui raconte mon rêve, lui montre la médaille.

– Une femme qui te dit  » Suis-moi  » dans le bois de Vincennes, tu sais que ça n’arrive pas qu’à toi… Tu es certain que c’est une vraie sainte, ta Bérangère ?

– T’es trop con, Thierry. Si tu as un doute sur Sainte Bérangère, demande plutôt à Pascaline ce qu’elle en pense. Tu l’aurais vue quand elle m’a fait promettre de garder la médaille… Une vraie furie !

– J’ai toujours dit que c’était une tigresse. Ca se voit tout de suite ! Quand est-ce que tu l’amènes à une de tes soirées ?

– C’est pas son milieu. Faut pas tout mélanger…

– Tu m’as bien invité, moi…

– C’est pas pareil. T’es un mec. Frustré, mais un mec quand même.

– Qui te dit que ça ne lui plairait pas de s’éclater dans une mégapartouze ?

– Je n’ai pas dit que ça ne lui plairait pas de le faire, seulement ça ne lui plairait pas que je le lui propose. C’est différent.

– Alors c’est moi qui vais lui proposer. Dès demain !

– Va te coucher. Tu as trop bu !

– Pas avant que tu m’aies promis de me filer tes trois premiers chapitres.

– Pas question. Ce bouquin, je veux le terminer vite et toucher un peu d’argent. Ce n’est pas mon salaire qui va me permettre de rembourser mes dettes…

– Ton salaire ? Quel salaire ? Tu bosses maintenant ?

– Je commence lundi prochain

Eh merde ! Ca y est, il est au courant. Je ne peux jamais la fermer.

– Super cooool ça ! C’est quoi comme job ?

– Rédac-chef

– Wouaoou ! Tu ne m’avais rien dit… Tu le sais depuis quand ?

– Depuis deux mois environ

– Deux mois ? Mais pourquoi…

– En dehors de toi, personne ne doit le savoir. Tu ne déconnes pas, hein ? Tu ne dis rien à personne, surtout pas à Hélène.

– Mais pourquoi ? C’est génial que tu retrouves un job. Je ne savais même pas que tu cherchais.

– Je vais être rédac-chef d’U-Nique

– HEIN ?

– Ben oui, je suis vraiment trop à sec, là. Avec mes piges, je gagne juste de quoi payer les clopes et la bière. Mais ne t’inquiète pas : je fais ça quelques mois et puis j’arrête.

– T’es fou mon vieux ! Si ça se sait t’es grillé pour publier. C’est encore pire que bosser dans la presse féminine ! Après tu ne trouves plus un job.

– C’est pour ça que je ne veux pas que tu en parles, si tu veux.

– Ben oui, je comprends. Dis-donc, c’est Sainte Pascaline qui va en faire une tête !

– Pas du tout, c’est elle qui m’a encouragé à dire oui. Elle pense que ça va me stabiliser.

– Je ne la comprendrai jamais, celle-là.

– Pour elle, la seule chose qui compte, c’est que je cesse d’écrire des romans. Alors U-Nique ou MacDo, l’essentiel c’est que je retourne à la vie active…

– Bah ! Après tout, fais comme tu voudras. Mais vraiment il faut que tu me donnes ces trois chapitres.

– On verra ça. D’abord il faut que je termine. Bon. Dors ici si tu veux, moi je vais me coucher. Je n’en peux plus !

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Chapitre 4

Le lendemain matin, douché, rasé de près, après un petit déjeuner en compagnie de Thierry, je me remets à ma table de travail. Plus que quatre jours pour terminer  » Les liens du mariage « .

Je commence par relire les dernières pages, pour me mettre dans le ton. Puis je me mets à écrire. Pas très en forme, mais après un quart d’heure, je devrais être chaud. Ca arrive souvent.

J’écris un quart d’heure

Je jette les feuilles

Je recommence

Toujours rien. Je jette encore, puis je m’y remets.

Pas moyen

La panne.

Il y a quelques heures, je savais exactement ce que je voulais écrire et comment m’y prendre pour l’écrire. Ce matin, je sais toujours ce qu’il faudrait que j’écrive, mais je ne vois plus comment m’y prendre. Tout ce que je fais tombe à plat. Je ne le sens plus.

Relire depuis le début.

Pas de souci. Ca me plaît !

Mais toujours pas moyen d’aller plus loin. Rien ne veut venir. Je ne me sens pas à la hauteur aujourd’hui, pour continuer ce texte.

Pas grave. Dans ces cas-là, rien ne sert de forcer. Je vais aller lire le journal.

Je prends mes clés. Je sors. Direction, le café.

La tête ailleurs, je m’installe. Je pense à ce texte que je viens de relire. Je vois l’ouvrage terminé, avec sa couverture noire et une femme nue, attachée, dessinée en noir et blanc, comme sur tous les livres de la collection Erotica.

Je vois les piles de livres à la FNAC.  » Les liens du mariage « , en tête de gondole. Un bandeau rouge sur le couverture :  » Par Jacques Lucas, rédacteur en chef de U-Nique « .

J’entends des commentaires élogieux. Je me vois dans des studios de télé. Je me vois chez Pivot (Je sais, il n’exerce plus, mais que voulez-vous ? Je ne me vois pas chez les autres…). Je vois des sacs de courrier arriver devant ma maison. Des lecteurs et des lectrices qui m’attendent devant la porte. Je pense à tout ça en feuilletant mon journal, distraitement. Les yeux dans le vague.

A trois tables, une jolie fille. Elle écrit dans son cahier. Je la regarde faire. Je l’imagine en train de m’écrire :

 » Cher Jacques,

Je ne suis pas encore mariée, mais j’ai lu votre livre. Je l’ai beaucoup aimé. J’aimerais beaucoup que mon petit ami m’attache lui-aussi. Pensez-vous que ce sera moins bien si nous ne sommes pas mariés ? Allez-vous écrire un autre livre pour nous donner des conseils ? Je me suis abonnée à U-Nique et je lis tous vos articles. Je vous trouve génial. Je vous aime, je vous embrasse.

P.S. : Pourquoi votre livre est-il dédicacé à Sainte-Bérangère ? « 

 » Petite sotte « , je pense. Tu n’as rien compris !

Ma rêverie m’a donné une idée : rédiger une annexe, un chapitre pour les couples non mariés, adultères et homosexuels. Je regarde ma montre : déjà 17 heures. Une journée de foutue.

Et Meeerde ! Mes papiers ! Il fallait que je refasse mes papiers et que je passe à la banque demander une nouvelle carte bleue. C’est trop tard pour aujourd’hui.

J’ai faim, maintenant. Manger un morceau, puis rentrer. Me remettre à écrire. J’ai déjà perdu toute une journée.

Une heure plus tard, retour à ma table de travail. L’esprit toujours aussi vide. Toujours aussi inapte à reprendre contact avec l’inspiration qui m’a dicté ces cent pages.

Je pense à mes papiers maintenant. Aux pièces qu’il fallait réunir avant de me rendre à la préfecture. Aux heures de file d’attente, probablement. Et puis tout recommencer pour le permis de conduire ; c’est sûrement un autre guichet. Ca va foutre en l’air mon planning d’écriture, cette tuile.

Ou alors j’écris toute la nuit. Oui c’est ça : je vais écrire la nuit. Ca correspond mieux à l’esprit du texte : tous les soirs de 22 heures à 4 heures du matin. Ca fait 6 heures. De quoi avancer largement. Et ensuite, hop ! Quelques heures de sommeil et direction la préfecture, pour y être avant l’ouverture et ne pas devoir faire la queue.

Oui, c’est ça. Je m’y remets après dîner. D’ici-là, un peu de détente, cette journée m’a épuisé. Je vais faire un tour chez Pascaline. Elle va me changer les idées.

Me voilà donc dans sa cuisine, devant une tasse de café. Je lui raconte mes histoires de papiers, et puis mon rêve.

– Et alors, qu’est-ce que tu as fait ensuite ?

– Aujourd’hui ? Je me suis remis au boulot : j’en ai oublié de passer à la préfecture pour mes papiers.

– Remis au travail ? Mais… Et ton rêve ?

– Quoi, mon rêve ?

– Eh bien oui, ton rêve : l’avertissement de Sainte-Bérangère.

– Quel avertissement ?

–  » Si tu veux achever ton livre et accomplir ta mission, suis-moi « . C’est bien ce qu’elle t’a dit ?

– Oui… enfin, si on veut. C’était juste un rêve.

– Mais enfin tu ne comprends donc pas ? C’est un signal ! Tu ne peux pas écrire  » Comment attacher votre femme  » si tu divorces ! Il faut que tu partes dans le Sud pour reprendre Hélène et les filles

– Tu débloques, Pascaline. J’ai commencé ce bouquin par dérision, justement parce qu’Hélène voulait divorcer. C’est ça qui m’en a donné l’idée. Autrement, je ne l’aurais même pas commencé !

– Justement, tu ne l’as pas commencé pour rien. Tu m’a dit toi-même que c’était un bon texte dont tu es fier. Tu as écrit pendant plus de 24 heures, presque sans t’arrêter. Tu n’as jamais connu une telle inspiration. Tu étais comme sur un nuage l’autre soir. Et tu trouves que ça ressemble à une plaisanterie ?

– Pas seulement. C’est vrai que j’avais besoin de me défouler. Ca m’a un peu abattu cette histoire de divorce, c’est vrai.

– Tu vois ? Eh bien il ne faut pas te laisser abattre : il faut te battre.

– Me battre avec mon bouquin, oui. Plus que quatre jours pour le terminer. Ca va être limite.

– Et tu as bien avancé aujourd’hui ?

– Oui, pas mal.

– Je ne te crois pas.

– Si, si, je t’assure : les éléments sont bien en place, et ce sera un jeu d’enfant de terminer. Ca prendra juste un peu de temps parce que le style est un peu particulier, mais il n’y a aucun problème. D’ailleurs, je m’y remets tout à l’heure.

A ce stade-là, je suis prêt à raconter n’importe quoi plutôt que de laisser soupçonner à Pascaline que je suis en panne. L’avertissement de Sainte Bérangère, il commence à me gonfler.

Pascaline embraye :

– Et même si tu as raison, quel est le sens de ton livre ?

– C’est un ouvrage érotique écrit pour faire bander les lecteurs et fantasmer les lectrices. Un roman mineur dans un genre mineur, ce qui n’enlève rien au plaisir que j’éprouve en l’écrivant, ni aux qualités que je lui trouve.

– Je veux dire : quel est ton message ?

– Le message, c’est un jeu de mots sur les liens du mariage, sur l’attachement, et à partir de là un travail d’imagination érotique sur le plaisir qu’on peut donner à sa partenaire en prenant ces mots-là au pied de la lettre. Un exercice de style, si tu veux.

– Un exercice de style qui te fait écrire toute la nuit et le jour suivant, et décrocher ton téléphone ? Il y a quatre ans que tu t’es mis à écrire des romans et je n’ai jamais vu un texte qui te mette dans cet état-là.

– Oh ! J’étais énervé, c’est tout. J’ai passé ma grosse colère et maintenant je me sens mieux.

– Bien. Si tu le dis. Alors tu es content de divorcer ?

– Je n’ai pas dit ça. Disons que je me fais à l’idée.

– Alors tu laisses tomber ? Tu vas laisser filer Hélène et te contenter d’écrire un petit livre qui n’est qu’un exercice de style chez un éditeur minable ?

– Oh arrête ! Ca ne va pas recommencer !

– C’est bien ça, tes projets ? Devenir un écrivain de seconde zone, et seul par-dessus le marché ?

– Eh bien oui, qu’est-ce que tu veux ? Il faut voir les choses en face : mes textes, personne ne veut les publier. Et Hélène, elle est partie depuis quatre ans. C’est la réalité et tu la connais comme moi. Et dans quatre jours je serai rédac’chef d’une feuille de chou consacrée à la baise, avec des fausses lettres de lecteurs, des reportages bidons et des photos crados prises dans les pays de l’Est. Enfonce-toi ça dans le crâne : je suis un mauvais écrivain, et je ne suis pas assez bien pour Hélène.

– Tu penses exactement le contraire, Jacques.

– Eh bien je me trompe ! Je suis seul à croire en moi, et c’est encore plus pathétique !

– Et moi je dis que tu manques de courage. Tu te comportes comme si tu étais quelqu’un de bien, et tu ne fais jamais rien pour le prouver. Tu as du talent et tu ne fais jamais rien pour le prouver. Tu aimes encore Hélène et tu ne fais jamais rien pour lui prouver. Elle t’aime encore, elle aussi, et tu es tellement stupide que tu vas finir par la laisser t’échapper pour de bon.

– Jamais rien ? Je ne fais jamais rien ? Cinq romans, envoyés à tous les éditeurs, tous refusés. Près de cinq années à espérer le retour d’Hélène, à ne rien toucher dans la maison, à faire tout ce qu’elle demande et à la fin elle demande le divorce. Tu ne voudrais pas que je prenne un lasso pour la capturer et la ramener à la maison ? Elle ne fonctionne pas comme les épouses soumises de mon bouquin, tu sais.

– Qu’en sais-tu ? Peut-être pas au sens littéral, mais toute femme a besoin d’un homme qui la rassure en lui offrant un cadre, qui lui montre son amour et exige de l’amour en retour. Quand on a un peu de courage, on n’a pas besoin de grilles, de chaînes et de cordes pour dire à sa femme qu’on l’aime et pour la retenir.

– Tu me l’as tellement dit.. Merci, j’ai compris maintenant. Il faut que j’ex-prime mes sen-ti-ments ! Je le ferai, c’est promis !

– Quand ?

– Je ne sais pas, moi. Il faudrait encore que je trouve quelqu’un. En attendant, si tu veux bien, je laisse ça pour mes livres.

– Ah ! Tu vois bien que ce n’est pas juste un exercice de style

– Oh ! T’es chiante ! Pourquoi faut-il que tu me fasses toujours des scènes ? Ma femme m’a quitté, j’ai bien gagné le droit de vivre en paix. Laisse-moi au moins ça et engueule plutôt ton mari à toi.

– Ce n’est pas elle qui t’a quitté, c’est toi qui l’a laissée tomber ! Elle se sentait si seule face à toi qu’elle a pris la fuite, c’était son seul moyen de survivre.

– Et toi ? Pourquoi tu ne te barres pas ? Tu as un mari qui bosse jusqu’à minuit même le week-end, qui te laisse seule à la maison avec tes gosses et qui ne dit presque rien quand il est là ! Qu’est-ce qu’il a de plus que moi ? Comment a-t-il fait pour te garder ?

– Tu sais bien que nous sommes opposés au divorce. Et puis tu te trompes : Hervé n’est pas souvent là, mais quand il est là, il est vraiment présent. Il ne prend pas la fuite comme tu pouvais le faire.

– Eh bien tant mieux pour vous. Moi, je ne suis pas capable de rendre heureuse une femme de cette manière.

– Tu prends la fuite, une fois de plus. Écoute-moi : c’est le moment où jamais pour toi. Le moment où jamais de récupérer Hélène, et le moment où jamais de te donner une nouvelle chance en terminant ce roman sans le bâcler. Il ne faut pas reculer maintenant ! Imagine-toi, la semaine prochaine, quand tu iras au travail. Veux-tu être fier de toi ou bien encore plus malheureux qu’aujourd’hui ?

– Bah, au fond je m’en fous, tu sais. Je n’ai pas les ressources nécessaires pour faire tout ce que tu dis, c’est tout. Ce n’est pas moi qui me surestime : c’est plutôt toi qui me prends pour Superman.

– Je suis désolée d’avoir à te dire tout ça, mais je n’ai pas le choix. Il faut absolument te secouer, tu vaux beaucoup mieux que ça !

– Peut-être, mais donne-moi des tâches réalisables. Faire revenir Hélène, c’est foutu d’avance. Et puis mon roman, je finirai bien par trouver le moyen de le continuer. Et puis je vais te dire : si elle revenait, je ne sais pas ce que je ferais. Je ne me sens pas à la hauteur pour vivre avec elle sans la faire souffrir de nouveau. Je ne comprends pas exactement pourquoi mon attitude était si difficile à supporter pour elle. Je ne sais toujours pas vraiment pourquoi elle est partie avec ce type, pourquoi elle a choisi de me quitter. Alors à quoi bon la faire revenir si c’est pour revivre la même chose ? Crois-moi : il vaut mieux pour elle que je ne fasse rien.

– Tu ne peux pas dire ça. Tu dois essayer. C’est possible de trouver une solution. Forcément. Il faut que tu lui parles, que tu cherches à comprendre ce qui n’allait pas et que tu lui prouves que c’est terminé maintenant. Il faut que tu fasses cet effort ! Pour ton couple ! Pour tes enfants !

– Merci Pascaline. Bel effort, mais ça ne servira à rien. Je suis désolé mais je ne peux pas, tout simplement. Allez, bonne soirée. A la prochaine.

A chaque fois que je quitte Pascaline après une conversation sur ce sujet, je ressors épuisé. Lessivé. Vidé. Elle aimerait tant que les couples ne se séparent pas, que les enfants restent avec leurs parents, que les hommes ne défassent pas ce que le ciel avait fait. Elle aimerait tant sauver tout les couples. Elle ne voit pas que le prix à payer pour rester ensemble est parfois trop élevé. Elle ne veut pas comprendre qu’on puisse se tromper. Elle ne peut pas croire que j’aime Hélène sans qu’elle m’aime en retour. C’est incroyable et ça me surprend à chaque fois de la voir aussi butée.

En même temps, elle arrive toujours à me faire sentir coupable. Elle y croit tellement que pour un peu j’aurais envie d’essayer rien que pour lui faire plaisir.

Au fond, c’est Pascaline qui devrait écrire ce bouquin sur les liens du mariage. Elle, au moins, elle croit vraiment que ce sont des liens indestructibles. Il n’y aurait pas de place pour le doute ou l’hésitation si tous les couples étaient comme le sien. Pas de rupture. Pas d’échappatoire. Liés l’un à l’autre à perpétuité.

Une idée ridicule, bien sûr. C’est précisément l’idée dont je me moque dans le bouquin. En même temps, à chacune de nos disputes, Pascaline arrive à semer le doute en moi : laisser filer Hélène, c’est refuser d’affronter le problème qui se pose à nous, c’est refuser de me remettre en question, c’est accepter la facilité, rompre plutôt que changer. A chaque fois, je me sens un peu lâche.

Je le sais bien : les couples qui restent ensemble par principe sont parfois encore plus lâches. Ils peuvent finir par cohabiter en s’ignorant, en s’évitant, en se mentant, en faisant le moins de vagues possibles. Ils finissent par trouver un lâche compromis qui leur permet de continuer à vivre sans éclat mais sans rupture. Ils préfèrent, par conformisme ou par peur, rester ensemble, et se gâcher la vie plutôt que risquer de tout perdre en affrontant la solitude.

Eh bien moi, Pascaline arrive parfois à me faire croire que c’est moi le lâche, qui refuse d’affronter la réalité de la vie à deux. Comment trancher ? Si j’allais plutôt me remettre au boulot ? Il est déjà 22 heures.

Un dîner léger, et me voici de nouveau à ma table de travail. Je prends une feuille et je me mets à écrire des trucs sur les liens du mariage. Rien de porno. Pas de sexe ni de cordes, pas de nœuds ni de donjons, pas de coups de fouet. Des idées qui me passent par la tête. Je parle de la vie à deux, des enfants, de la solitude, de l’égoïsme, de la lâcheté, de l’affrontement, du désir, des aventures, des pulsions. Je parle d’argent, de travail aussi. J’aligne les idées comme elles viennent.

Comme plus tôt, lorsque j’écrivais le début de ce roman, je me sens concentré, totalement plongé dans ce que j’écris, même si j’ai bien conscience de n’écrire que pour moi. D’écrire un texte dont je suis le seul destinataire.

J’écris de moins en moins mon roman, de plus en plus autre chose. Je ne sais pas quoi. Je dérive, le stylo à la main. Cela me fait repenser au rêve d’hier soir, à cet ange qui me dictait des mots et des phrases que je transcrivais de mon mieux. Cela me refait penser aux voix, aux centaines de voix que j’entendais. J’ai l’impression de capter, comme dans ce rêve, des voix multiples qui m’inspirent une idée, un mot, une phrase, et, fidèlement, j’essaye de retracer les paroles entendues. Je ne suis pas en train d’écrire, mais de transcrire, pas en train de concevoir un texte mais en train de m’efforcer de reproduire les propos que je crois distinguer.

Après quelques heures, je me sens bien. J’ai noirci une quinzaine de pages, en petits caractères serrés qui ne me sont pas habituels. Comme si un autre avait écrit. Je ne suis même pas fatigué, sauf par la tension physique générée par le geste d’écrire.

Et alors je reprends mon roman.

J’écris

 » Seconde partie :

Il était une fois un homme qui aimait une femme. La femme avait aimé l’homme, elle aussi, il y a longtemps de cela.

Ils étaient donc séparés. Et l’homme avait fini par s’y habituer.

Du moins le croyait-il. Car les liens de l’amour ne disparaissent jamais, malgré tous les efforts qu’on peut faire pour s’en débarrasser.

Il était une fois un homme qui aimait une femme. La femme était partie depuis bien longtemps.

Un matin, se levant, l’homme dit  » Il n’est pas bon que ma femme reste loin de moi. Je vais aller la rechercher « .

J’écris, et cela me paraît de plus en plus stupide, et en même temps de plus en plus inévitable de partir dès demain chercher Hélène et les filles et les ramener à la maison.

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Chapitre 5

C’est le matin maintenant. En quelques heures j’ai terminé ce récit d’un homme qui reprend sa femme, qui la fait revenir. Peu à peu, au fil du texte, j’ai abandonné tout style, toute volonté d’écrire en vue d’un lecteur. J’ai tracé des mots sur le papier, j’ai écrit l’acte II de  » Comment attacher sa femme « . Maintenant, je pars chercher la mienne.

Je dois aller lui parler. Lui dire quoi ? On verra bien, une fois sur place.

Au pire, je pourrai lui demander pourquoi elle s’est attachée à moi, et pourquoi elle s’est ensuite détachée. Comprendre à quelle distance nous étions quand je nous croyais proches, savoir à quel point nos liens ont fini par se distendre, à quelle distance nous finirons, quand plus rien ne subsistera pour nous lier. Quand, après ceux du mariage, les liens qui passent par nos filles seront passés à leur tour.

Alors me voici parti pour la gare. Me voici dans la queue, prêt à acheter un billet de TGV.

Me voici réalisant que je n’ai plus de carte bleue.

Plus de liquide.

Pas de chéquier, non plus.

Plus d’argent, à moins de passer à la banque. Plus d’argent sur mon compte, de toute manière. Pas envie de croiser monsieur Célébrant qui voudra prendre un rendez-vous avec moi, un rendez-vous où il m’expliquera qu’il ne peut plus me prêter d’argent, que mon endettement est déjà très important, que je suis sans emploi et que mes revenus sont très irréguliers. Pas besoin de ça.

Taper Thierry ? Je lui dois déjà une fortune. Pascaline ? C’est la même chose, et puis je ne veux pas qu’elle sache que je descends voir Hélène. Je ne veux pas lui offrir ce triomphe.

Pas une très bonne idée, finalement, ce voyage. Elle peut bien attendre quinze jours, ma conversation avec Hélène. D’ici-là, j’ai un autre roman terminé, prêt à envoyer à Thierry. D’ici-là je vais me reposer un peu pour être en forme lundi. Je vais ranger la maison, faire du sport.

Aller à la piscine.

Me décrasser un peu.

Et puis sortir. Revoir de vieux amis. Changer d’air. Faire la fête.

Pas trop, juste un peu.

Et pour commencer, un peu de sexe. Je vais appeler une bonne copine. Natacha ? Trop intelligente ! Véronique ? Trop sérieuse ! Nathalie ? Elle doit être en vacances avec son nouveau fiancé.

Valérie !

Oui, Valérie. J’espère qu’elle sera libre…

– Allô ?

– Valérie ? C’est Jacques. Tu vas bien ? Tu fais quoi ce soir ?

– Jacques ? Comment tu vas ? Je suis déjà prise ce soir, malheureusement.

– Demain alors ?

– Je pars dans le midi. J’étais justement en train de faire mes valises.

– Dans le midi ? Où ça ?

– Aix-en-Provence, je descends passer quinze jours chez mes parents.

– TGV ?

– Non, en voiture. Je voudrais me balader un peu une fois là-bas.

– Il te reste une place ? Je vais vers Antibes, tu pourrais m’avancer…

– Avec joie. Mais je pars demain matin très tôt

– Je peux te retrouver porte d’Orléans, à l’heure que tu voudras.

– OK. Tu vois la station de bus ? Rendez-vous devant à 7heures30.

– Ca roule. A demain !

Valérie. Une bonne copine.

Elle écrit comme moi des trucs pour U-Nique. On s’est rencontrés dans une boite échangiste, à une soirée professionnelle. Très bonne copine. On n’a jamais baisé : quand on se voit, on discute. On rigole.

Elle me plaît, je lui plais. On s’envoie des mails de temps à autre, on se dépanne pour boucler de gros textes. On se taquine.

Elle, c’est  » Très bonne suceuse « . Elle doit ce surnom à une indiscrétion de Thierry. Valérie est la fille qui s’est jetée sur lui le soir de sa première partouze.

Moi, c’est  » Bite d’acier « . Un surnom qui ne repose sur rien de concret. Une longue histoire.

Trois affaires dans un sac, et me voilà auto stoppeur. Depuis Aix, je me débrouillerai bien pour prendre une micheline. Ne pas oublier mes petits papiers, mon manuscrit. Mon stylo. Ce qui me reste de papiers et d’argent liquide. Une fois à Aix, je trouverai bien une agence bancaire pour tirer un peu de sous.

Ce sera jeudi matin. Il n’y aura personne sur la route. Appeler Hélène pour la prévenir. Mais ne pas lui laisser croire que je vais rester pour la soirée.

Meilleur moyen : Un SMS

 » I kom 2morow 4 2days. I kol when I r-ive. Biz. Tellzegirls. Jacques « 

Et hop !

Bon. Je vais profiter de cette journée pour régler mes histoires de paperasse. Et retaper un peu mon manuscrit. Il faut qu’il soit présentable pour Hélène.

Le lendemain matin, à 7H30, surprise : Valérie n’est pas seule.

Il y a Thierry à bord de la voiture

Ils ont l’air hilares. Et moi j’ai sommeil et mon café ne passe pas.

– Salut ! Monte !

Je prends place sur la banquette arrière.

– Salut, vous deux. Qu’est-ce que tu fous dans cette voiture, mon Thierry ?

– J’ai dîné avec Valérie hier soir. Elle m’a raconté qu’elle t’emmenait dans le sud. Comme je n’ai pas grand chose à faire ces temps-ci, je me suis dit que j’allais vous accompagner. Tu as changé d’avis ? Tu viens à la fête ?

– Non, non. Je descends juste pour voir les filles. J’avais réservé le TGV mais j’aime autant la route.

– Depuis Aix, je propose de louer une voiture. On sera là-bas pour dîner. J’appelle Hélène pour la prévenir.

– Non. Je ne tiens pas à dîner chez eux.

– Et où tu comptes dormir ?

– Je ne sais pas, je verrai bien.

– Allez, ne fais pas l’idiot. Si tu veux voir tes filles, ce sera plus commode de t’installer à la villa.

– Ce n’est pas possible. Vas-y si tu veux, on n’est pas obligés d’arriver ensemble. Je trouverai un coin pour ce soir et j’appellerai Hélène demain.

– Tu ne vas pas dormir à la belle étoile, c’est débile ! Et puis ça ne te réussit pas tellement de coucher dehors, je te rappelle…

– Non, non, j’irai dans un hôtel, promis.

– La villa est assez isolée, tu vas t’emmerder pour venir depuis la ville.

– Ca m’est égal, je t’assure. J’aime mieux comme ça.

– Bon, comme tu voudras. Dis, Valérie, on peut s’arrêter dormir chez toi ce soir puisque monsieur ne veut pas faire les choses simplement ?

– Pas de problème. Il y a une petite chambre pour vous sous le toit. Si vous êtes sages, je viendrai vous faire une petite visite à tous les deux…

– Tu ne vas pas baiser avec ton rédacteur en chef, tout de même ?

– Mon rédacteur en chef ?

Thierry se tourna vers moi…

– Jacques… On peut lui dire, elle le saura bien dès lundi

– Oui, oui, pas de problème.

Je n’y avais pas pensé : il va bien falloir que, peu à peu, les gens apprennent mon nouveau job. Je ne sais pas pourquoi j’ai du mal à me faire à cette idée. Je ne pense pas que ce soit à cause de la nature du poste. C’est simplement l’idée de retravailler, de  » retourner à une vie normale « , qui m’est insupportable. Thierry explique :

– Alors voilà, ma petite Valérie : j’ai l’honneur de te présenter Jacques Lucas, le nouveau et prochain rédacteur en chef de la plus prestigieuse publication de littérature et d’actualités érotiques, j’ai nommé la seule, la prestigieuse, la raffinée revue qui a l’honneur de compter parmi ses collaboratrices distinguées la plus experte des partouzeuses, à savoir toi-même. J’ai nommé, sous vos applaudissements, U-Nique !

– Toi ? Rédac’Chef ? C’est super ! J’en avais entendu parler, mais je croyais que c’étaient des conneries. Pourquoi tu ne nous as rien dit ?

– Je pensais que j’allais changer d’avis…

– Et ce n’est pas tout ! Ton nouveau supérieur hiérarchique est également l’auteur du plus grand roman pornographique de la rentrée ! Un événement qui va le rendre célèbre autant que riche, séduisant, puissant, médiatique. Bref : cet homme-là n’est déjà plus des nôtres. Auréolé de sa gloire naissante, il a déjà été remarqué par Sainte Bérangère en personne, qui est descendue du ciel Intégralement à poil pour lui donner des conseils de rédaction. Cet homme-là est déjà une star, et moi je suis le besogneux, le souffre-douleur de monsieur qui m’impose ses caprices de diva, qui ne veut pas voyager simplement et rejoindre d’un seul coup sa destination, qui ne veut pas honorer de sa présence une fête où on l’attend en toute amitié. Depuis que le ciel s’ouvre à lui, il n’écoute plus les hommes, ses semblables. Il va, les yeux fixés sur sa mission, fidèle à Sainte Bérangère qui guide ses pas, comme Athéna guidait ceux d’Ulysse.

– C’est qui, cette Sainte Bérangère ? Ta nouvelle copine ?

– Une copine ? Tu ignores de quoi tu parles, profane. Vois plutôt à son cou cette médaille où resplendit le regard bon et généreux de la Sainte ! Elle ne quitte plus notre héros, elle l’inspire, elle le protège. Grâce à ce talisman mystérieux qu’il porte jour et nuit, la Bienheureuse lui rend visite dans ses songes et lui prodigue ses précieux conseils. D’ailleurs, Jacques, il va falloir que tu nous expliques pourquoi une Sainte se mêle d’écrire des romans pornos ! J’ai toujours cru que le péché de chair était l’un des plus terribles… Y a-t-il une nouvelle ligne éditoriale là haut dans le ciel ? Doit-on s’attendre à un Évangile de la Baise ? Est-ce que toutes les saintes se baladent à poil désormais ? Ne crains-tu pas plutôt d’être en réalité victime d’une illusion créée par le Démon pour mieux te tenter et te faire tomber dans ses rets ?

Alors bon, il a fallu que je raconte une fois de plus mes aventures. Et mon divorce, et le manuscrit, et la médaille, et le rêve sur le banc, et les papiers. Heureusement, ils étaient de bonne humeur. La rigolade a duré une bonne heure. Puis j’ai pris le volant, car ils avaient sommeil après avoir baisé tard dans la nuit. Ce cachottier de Thierry ne m’avait jamais dit qu’il voyait Valérie. Au fond, je m’en fous complètement mais tout de même il aurait pu m’en parler. C’est sérieux ? Étrange, j’ai toujours vu Thierry comme un type qui n’arriverait jamais à décrocher une fille normale. Trop tordu, trop solitaire. Vieux garçon. Bah. Après tout, tant mieux. Ce serait bien pour lui. Je l’ai toujours cru trop amoureux d’Hélène, aussi, pour avoir une histoire sérieuse.

Cela dit, Valérie et lui, c’est peut-être juste pour le cul. Et pourquoi est-ce que je gamberge à leur sujet ? Ca ne me regarde pas, après tout. Au fond, je sais très bien ce qui me gêne dans cette histoire : si Thierry sort avec l’une de mes pigistes, mon nouveau job va s’ébruiter plus rapidement. La cloison étanche entre ma vie et le milieu du sexe prend un peu l’eau avec ça. Oui, c’est probablement ça qui me trouble.

En même temps, je ne vais pas passer le restant de ma vie à en faire un secret d’état. J’aime le sexe, et tout le monde aime le sexe. Je suis tout à fait banal. Et j’ai tout à fait le droit de fréquenter des adultes majeurs et consentants qui ont les mêmes goûts que moi !

Décidé : j’annonce à Hélène que je vais être rédac’chef à U-Nique. Je l’annonce à ma mère. Je fais mon coming out. Fini de jouer : j’ai quarante ans et je mène ma vie comme je l’entends. Je n’ai plus l’âge pour jouer à l’écolier qui fait le mur. Je n’ai personne dans ma vie, et j’en fais ce qui me plaît. J’écris des romans nuls et je dirige un magazine trash de sexe et j’aime ça. Point final !

La seule chose qui m’inquiète est l’écriture : trouverai-je le temps d’écrire quand j’aurai ce job à plein temps ? Vais-je trouver le moyen de m’organiser pour terminer mes romans ? Ce n’est pas que je tienne à les publier, mais c’est devenu un besoin d’écrire. Une nécessité. C’est le seul moyen que j’aie pu trouver pour me rapprocher des gens. C’est la seule activité qui m’oblige à me concentrer, à faire des efforts, à m’améliorer. Écrire, ça me rend meilleur. Le résultat vaut ce qu’il vaut, mais en ce moment je ne sais pas ce que je deviendrais si je ne pouvais pas écrire, si je ne pouvais pas me mettre à une table avec un stylo et mettre de l’ordre dans mes pensées.

Midi et demie. Thierry et Valérie sont réveillés. Nous commençons à avoir faim car cela fait cinq heures que nous roulons. Je propose un pique-nique : rien ne nous presse, il n’y a pas grand monde sur l’autoroute.

A la sortie suivante, je sors et nous achetons de quoi déjeuner sur l’herbe. Le soleil commence à taper et nous trouvons un petit coin ombragé entre deux champs de tournesol. Valérie demande :

– Jacques, je peux prendre ton manuscrit ? J’aimerais bien le lire : Thierry m’a vraiment fait envie.

– Si tu veux. Mais tu verras, ce n’est pas terminé. Et je ne l’ai pas encore relu.

On s’installe. Valérie se met à l’écart pour lire les premières pages pendant que Thierry et moi déballons les tranches de jambon et les gobelets.

– A table, Valérie…

– J’arrive…

Je me sens d’humeur communicative.

– Hmmmm ! Qu’on est bien ! Deux hommes et une femme sous les arbres en train de manger des sandwiches, je ne sais pas si c’est un spectacle qui vaut le déplacement, mais en tout cas c’est bon à vivre.

Je suis content d’avoir quitté Paris, de sortir de la ville. Ca me fait toujours le même effet quand je ressors de Paris au bout de plusieurs mois. Comme ankylosé par la vie au milieu des gens, par les autos et les bruits et les informations sans cesse renouvelées.

– Quel pieeeeed !

Valérie s’est remise à lire. Thierry l’observe du coin de l’œil. Moi aussi je surveille ses réactions. Elle relève la tête

– Vous avez quoi les gars ? Vous ne m’avez jamais regardée ?

Elle se lève et va lire un peu plus loin

– Je ne sais pas ce qu’en pense Sainte-Bérangère, mais moi je vais faire une petite sieste, les amis.

Thierry s’allonge dans l’herbe. Je l’imite

– On repart dans une heure, les enfants..

Je crois que ce sont les derniers mots que j’aie entendus avant de m’assoupir. D’ailleurs cela n’a pas d’importance, cela ne mérite pas d’être mentionné. Pas plus cela que les rêves que je fis au cours de cette sieste, sous un arbre, non loin de l’autoroute du midi.

Un peu plus tard, nous avons repris la route. Valérie :

– Dis, il est vachement bien ton bouquin. Tu vas le publier quand ?

– Je dois le terminer, mais si tout va bien je le donne à Alain dès la semaine prochaine. Si ça lui plaît, ça devrait sortir rapidement.

– Tu veux dire que tu vas publier ce truc chez Erotica ?

– Ben oui, c’est une commande d’Alain. Il a besoin de titres pour le Club Erotique du Livre

– C’est dommage. Tu ne veux pas essayer de l’envoyer à un autre éditeur ? Écoute, mon cousin est directeur littéraire aux Éditions du Treuil. Il arrive demain à Aix. Laisse-moi un exemplaire, ça ne coûte rien de lui demander son avis.

– Mais je n’ai pas encore terminé. Et puis j’ai promis quelque chose à Alain. Je ne peux pas lui faire ça.

– Un roman pour Alain, tu peux écrire ça en trois nuits. Un roman comme celui-là, c’est autre chose.

– J’ai écrit ça en deux jours et une nuit… Pas tellement plus long.

– Tu vois très bien ce que je veux dire. Ce que tu as écrit est un vrai roman d’amour. Pas une histoire de cul.

– Mes histoires d’amour, les éditeurs n’en ont jamais voulu.

– Il faut changer de méthode !

– Demande à mon agent. Il est assis à côté de moi.

– Thierry ? Tu en penses quoi ?

– Eh oui, Thierry. L’agent le plus malheureux de la terre, dont l’auteur vient de pondre un supertruc puis se met à faire des chichis…

– On fait quoi ? On lui pique son manuscrit et on le donne à mon cousin ?

– En même temps, je n’avais pas pensé à Treuil pour un texte comme celui-là. Ils sont un peu classiques pour Jacques. Il n’y serait pas à l’aise.

Moi, finalement, l’idée me plaisait de faire lire ce truc au cousin de Valérie. Les paroles de Pascaline me revenaient à l’esprit : si je n’essaye pas, je resterai toujours un raté.

Alors à la fin on se met d’accord pour laisser un exemplaire du manuscrit à la chère Valérie. Je vois bien que cela contrarie Thierry, mais après tout, il n’y a aucune raison. Je me contente juste de donner une chance supplémentaire à mon avenir d’écrivain, et le principal bénéficiaire, après moi, ce sera tout de même mon agent.

Nous arrivâmes à Aix en fin d’après-midi.

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Chapitre 6

Nous repartons d’Aix le lendemain en fin de matinée, et je commence à regretter d’être là. Je ne sais plus très bien pourquoi j’ai décidé de descendre voir Hélène et les filles. Mais je me garde bien de le dire à Thierry : pas envie de discuter. Je ne lui ai pas dit que je viens pour parler à Hélène. D’ailleurs, je ne le veux plus ; je ne saurais pas quoi lui dire. Officiellement, je suis descendu pour voir les gosses. Au mieux, je parlerai de mon nouveau job. Sinon, cela attendra la rentrée.

Thierry a loué une voiture. Tandis qu’il conduit, je regarde le paysage. Pas pressé d’arriver. Thierry veut que je garde les fenêtres fermées, pour la climatisation.

Il connaît le chemin. Il est déjà venu plusieurs fois. Il me raconte ses séjours précédents. La dernière fois, Isabelle Huppert se trouvait au cocktail : William la connaît très bien. Il y avait aussi le PDG d’une chaîne de télé américaine, et sa petite amie, un top model superbe qu’on voit sur toutes les couvertures de magazines. Et aussi JPKS, le patron du plus grand groupe de communication européen, qui contrôle près de la moitié des éditeurs français. Plein de gens intéressants. Des artistes, des chefs d’entreprise. Thierry me conseille de rester jusqu’à samedi. Cette fête me changerait les idées.

Je ne réponds pas. Je pense à ce mot : divorce.

Je n’y avais jamais prêté attention auparavant. Jusqu’à aujourd’hui, le divorce m’a toujours paru naturel. Un événement dans le cours des choses. L’issue prévisible de la plupart des mariages.

Aujourd’hui, il résonne différemment : DIVORCE. Di-vorce. d.i.v.o.r.c.e… Ce mot sonne comme  » accident « . a.c.c.i.d.e.n.t. Ce mot n’est plus naturel. Il voudrait s’attacher à moi mais je m’y refuse. Le divorce, ce n’est pas normal : c’est un accident. Ce divorce, c’est notre accident. J’ai dû donner un mauvais coup de volant. Hélène a préféré partir avant de rentrer dans le décor.

D.i.v.o.r.c.e. DecOR, DIVision, ecORCE, ECorché, de FORCE. Nous franchissons le portail d’une propriété. Je suis dans l’état d’esprit de quelqu’un à qui on veut arracher une dent. La voiture suit l’allée de platanes, puis se range devant le seuil d’une immense villa, au bas d’un escalier à double volée. Un endroit splendide.

Dehors, il fait 34 degrés. Dès l’ouverture des portes, la chaleur nous accable. Je commence à transpirer. J’entends les filles jouer dans la maison. Je les entends jouer du piano. Je réalise que je n’ai pas de cadeau pour les filles. Que je suis venu les mains vides.

William apparaît sur le perron. Bronzé, ses cheveux blonds impeccablement peignés. Il porte un bermuda beige et un T-shirt qui met en valeur ses épaules musclées. A son poignet, une montre de prix projette un éclat discret parmi les poils dorés. Il est souriant.

– Vous avez fait bonne route ? Entrez ! Ca fait plaisir de vous voir, Jacques. J’entends si souvent parler de vous. Nous allons enfin pouvoir faire connaissance. Je suis content que vous ayez accepté de venir passer quelques jours avant la fête.

Nous l’avons rejoint en haut des marches. Il nous fait entrer.

– Venez, je vais vous conduire à vos chambres. Vous avez certainement envie de vous rafraîchir. Avez-vous déjeuné ? Non ? Vous vous joindrez à nous alors. Nous attendons Hélène qui est allée en ville ce matin… Elle ne devrait pas tarder.

La voix de ce type-là ne laisse aucune place au doute. Il vous enveloppe de son charme et de son sourire, vous dicte ce qu’il faut faire. Je ne veux pas une chambre chez lui et encore moins manger à sa table dans dix minutes, pourtant je ne trouve pas le moyen de faire autrement.

– Jacques, je vous ai fait mettre près de vos filles. Comme ça, vous pourrez les voir tant que vous voudrez. Je vous montre le chemin. Thierry, je te laisse retrouver ta chambre, d’accord ? Retrouve-nous d’ici un quart d’heure au bord de la piscine.

Nous bifurquons. William me précède.

– J’espère que la chambre sera à votre goût. Elle est petite mais calme. Et il y a un bureau pour écrire, si vous le désirez.

– Merci

C’est le premier mot que je décroche depuis mon arrivée. Dans la seconde de silence qui s’installe tout de suite après, je sens que c’est encore à moi de dire quelque chose.

– A vrai dire, je ne pense pas écrire beaucoup : je suis juste descendu embrasser les filles et je repars demain matin.

– Déjà ? Mais c’est trop bête ! Nous comptions absolument sur vous demain soir. D’ailleurs j’espérais vous mettre à contribution : Thierry raconte que vous faites un punch délicieux.

– Malheureusement, je dois repartir. Ce n’était déjà pas très raisonnable de quitter Paris.

Voilà que je me mets à parler comme lui. Quel idiot ! Comment un chômeur écrivain raté pourrait-il faire croire à un type qui dirige plusieurs entreprises qu’il est trop occupé pour passer trois jours sur la côte ?

– C’est à dire que je dois voir un ami de passage à Paris. Et puis je suis descendu sans bagages.

– Invitez votre ami ! Plusieurs invités viendront de Paris en avion privé. Ils se feront un plaisir de le descendre. Et puis je vous prêterai un costume, nous sommes à peu près de la même taille vous et moi.

– Euh. C’est à dire…

– Voici votre chambre. Je vous laisse vous rafraîchir.

– Merci.

– Je vous envoie les filles. Elles vous conduiront jusqu’à la piscine. Nous devrions passer à table dans un quart d’heure environ.

– J’en ai pour 5 minutes, merci. Vous avez une très belle maison

– Merci, Jacques. Dites… Ne croyez-vous pas que nous pourrions nous tutoyer ? Ce sera plus naturel.

– Si vous voulez. Euh, oui, si tu veux.

– Ca me fait plaisir. A tout de suite ! Je vais prévenir les filles.

Resté seul, je m’allonge sur le lit. Je repense au divorce. Pour un type comme ça, divorce ne rime probablement pas avec accident. Ni avec fatalité. Plutôt  » petit obstacle sur la route « , ou  » décision à prendre avant de pouvoir saisir de nouvelles opportunités « . Je ne sais pas pourquoi je pense cela. Tellement d’assurance. Tellement certain que les choses doivent se passer comme il le souhaite, et que c’est également le souhait de tout le monde.

Je l’imagine, interrompant d’un coup de fil l’un de ses riches invités, au milieu d’une réunion de première importance.

– Dis, j’ai un ami à te confier. Tu peux le prendre dans ton Fokker pour descendre ? OK. Merci. Je compte sur toi. Je lui dis de prendre contact avec ton bureau. A samedi !

Évidemment, moi, je ne fais pas le poids face à un tel lascar. Je ne suis pas de taille à lutter. Trop différent.

Les filles qui arrivent. Je les entends courir dans le couloir. Porte qui s’ouvre.  » Papaaaa ! « . Elles se jettent sur le lit. Me couvrent de baisers. Leur parfums, légers, leurs haleines fraîches, leurs cris de joie. Elles parlent en même temps.  » Tu vas nous amener à la fête au village ? Tu vas venir à la plage avec nous ? Tu as vu ma nouvelle robe ? Tu as vu la mienne ? Et j’ai un maillot bleu ! Et moi j’ai trouvé un crapaud ! Et tu vas nous amener au cheval ? « 

– Stop, les filles. Un peu de calme !

Elles sautent sur le lit.  » Notre chambre est juste à côté ! Tu as quoi dans tes bagages ? « . Elles sont déjà dans la pièce voisine, leur chambre, qui communique avec la mienne.  » Tu as reçu ma carte postale ? Tu as pensé à me ramener ma jupe violette ? Tu voudras bien qu’on se couche tard ce soir ? Et samedi soir à la fête ? Tu vas travailler ou bien rester avec nous ? « 

– Stop. Stop ! STOOOOOP ! Écoutez, les filles. Laissez-moi arriver. Montrez-moi plutôt où on déjeune.

Elles me conduisent, tout en bavardant, à travers les couloirs, les escaliers. C’est une maison superbe, décorée avec un goût parfait et raffiné.

Le bord de la piscine. Thierry est déjà là. Il s’est mis en bermuda lui aussi, bronzé comme un vacancier.

– Alors ça te plaît ? Elle est formidable, cette villa, hein ? Bonjour les filles ! Comment ça va ? Vous êtes contentes de voir votre père ?

Elles répondent oui, évidemment.

– Je te sers un apéro ?

Il passe derrière le bar. Un très beau bar en bois verni, abrité du soleil par une toile blanche. Il remplit deux verres d’une boisson puisée dans une jarre en terre cuite.

– Goûte-moi ça ! Tu m’en diras des nouvelles. Les cocktails de William valent les tiens, à mon avis.

Je m’assieds sur un transat, un verre à la main, les filles juchées sur les accoudoirs. William sort de la maison et se dirige vers nous. Il s’est mis en maillot de bain.

– Si vous voulez piquer une tête, n’hésitez pas : Hélène vient d’appeler, elle aura un peu de retard.

Thierry et les filles ont tôt fait de plonger. Je n’ai pas mis de maillot ; je reste dans mon transat à siroter ce cocktail. William me fait signe :

– Tu devrais venir, Jacques ! Elle est très bonne ! Il y a des maillots dans le club-house derrière le bar. Choisis-en un !

Je n’ai pas envie d’obéir à William, mais je transpire à grosses gouttes et ce cocktail est trop fort, trop sucré. Au passage, je laisse mon verre sur le bar. Puis j’enfile un maillot. Il y en a plusieurs de ma taille, mais quelle que soit la couleur, ils mettent en valeur ma peau blanche, mon ventre mou de type qui est resté à Paris et qui ne fait plus de sport depuis longtemps. Tant pis. Trop envie de me rafraîchir.

L’eau est bonne, je dois le reconnaître, mais je n’ai plus l’habitude : je la trouve fraîche. Je n’y entre pas facilement. Je reste assis sur le plus haut barreau de l’échelle, de l’eau jusqu’au-dessus du nombril. C’est avec hésitation et maladresse que je finis par rentrer doucement dans l’eau. Je fais ma longueur, et l’eau ne me semble pas froide du tout, en fin de compte.

Hélène vient d’arriver ; les autres sortent déjà. C’est à regret que je les rejoins. Une jeune fille en tablier – Une soubrette ! – nous a apporté des serviettes. William demande que le repas soit servi.

Une fois séché, j’embrasse Hélène.

– Contente que tu sois venu.

– Moi aussi.

Moi aussi quoi ? Je ne sais pas trop, d’ailleurs. Content moi aussi ? Venu moi aussi ? Content d’être venu ?

– Content de te voir. Tu as l’air en forme.

– Et toi tu es un peu blanc. Ca va te faire du bien un peu de soleil. Il y a longtemps que vous êtes arrivés ?

– Oh non, une petite demi-heure.

– Papa ! Viens te mettre à côté de nous ! Ici ! Ici !

– Allons, dit William. Passons à table. C’est très bien : Jacques, je te mets à côté des filles, et Thierry à la droite d’Hélène. Asseyons-nous !

On nous sert un tartare de saumon. Une bouteille de domaine Ott rosé prend le frais dans un seau à glace. William se tourne vers moi :

– Alors, Jacques. Comment trouves-tu la région ? Tu n’es jamais venu ?

– Vraiment très joli. Et il y a plein de choses à visiter.

– Raison de plus pour rester jusqu’à samedi. Tu pourrais au moins découvrir les environs. Le musée Picasso est une promenade superbe.

Hélène intervient :

– Tu ne comptes pas rester jusqu’à la fête ?

– Oh, papa, s’il te plaît !

Un détail idiot me traverse l’esprit d’un coup : si je reste à la fête, je pourrai me faire ramener en avion par l’un des invités. Cela vaut bien un petit changement d’avis, vu l’état de mes finances. Cela ne signifie pas que j’accepte leur invitation, mais que je pense à mes économies.

Et puis la maison est tellement grande que je ne serai pas obligé de voir William. Il suffira de trouver un prétexte pour les prochains repas. William reprend :

– Et puis si tu ne viens pas à la fête, tu vas manquer Flora Margoulit. C’est quelqu’un qu’il vaut mieux connaître, lorsqu’on écrit.

– Flora Margoulit ?

– Tu ne connais pas ? C’est la rédactrice en chef de la Revue Littéraire, mais surtout la maîtresse de Jean-Paul Korn-Shell. Elle connaît tout le monde, et elle a le bras long. Si elle peut faire quelque chose pour toi…

– Elle ne me connaît même pas.

– Demain, ce sera chose faite. Je suis certain que vous allez vous entendre.

Jean-Paul Korn-Shell. Le patron du plus grand groupe de médias européen. A lui seul, il représente plus de la moitié de l’édition française. Le genre de type qui rachète des maisons d’éditions comme moi j’achète des boites d’allumettes !

Ne sachant trop quoi dire, je me tourne vers Thierry

– Eh bien, mon cher agent, qu’en pensez-vous ? Cette Flora est-elle assez bien pour moi ?

– Elle devrait adorer ton dernier texte, j’en suis certain.

Thierry, une fois de plus, a l’air contrarié. Comme dans la voiture hier avec Valérie, il semble prendre ombrage des opportunités qui s’offrent à moi. Je n’insiste pas.

Hélène :

– Tu as écrit un nouveau roman ?

Thierry :

– Oh oui ! Un truc super !

Moi :

– Pas devant les filles, s’il te plaît.

Thierry :

– Oh, pardon. Oui, un truc super, mais, disons, pour adultes. Il se tourne vers les filles. Nous attendrons que ces demoiselles soient absentes pour en parler.

William :

– Tu as écrit un roman érotique ?

Moi :

– Oui, c’est un roman qui…

William :

– Mais alors, il faut absolument aller voir André…

Thierry :

– André ?

William :

– André Normand

Moi :

– Les éditions du Phallus ?

– Oui. C’est un bon copain. C’est moi qui ai arrangé la vente de sa boite à Jean-Paul. Il passe toutes ses vacances à côté et on va souvent à la pêche ensemble. C’est simple, tiens. Je vais l’appeler. On verra bien s’il est là. C’est une petite boite d’édition, mais André est l’un des meilleurs connaisseurs français de l’érotisme en littérature. C’est un passionné… Allô André ? C’est William. Tu vas bien ? … Sur ton bateau ? Eh bien moi je déjeune avec un ami, là … On compte sur toi samedi, hein ? …. Super… Oui…. non… Dis, je t’appelle parce que j’ai un ami, là. Il est à la maison pour quelques jours. Il faudrait que tu le rencontres… Oui, c’est ça, il a écrit quelque chose que tu vas adorer… Déjà plusieurs romans… non, pas érotiques. Il a un talent fou … Il allait publier ailleurs mais je l’ai supplié de te rencontrer d’abord… Pas possible aujourd’hui ? Passez déjeuner demain alors… OK, super. Embrasse Marie. A demain.

Et voilà, c’est réglé. Ils viennent déjeuner demain, sa femme et lui. Thierry, tu n’auras plus qu’à relire le contrat. Ton poulain vient de trouver un éditeur. Je propose de fêter ça au champagne ce soir ! Je vais réserver à la Calanque bleue.

Hélène l’interrompt

– Dis, il faudrait que je me dépêche, car les filles ont équitation à 14 heures. Tu n’as pas besoin du 4X4 ?

– Non, non, chérie. Mais c’est dommage. Avec la visite de leur père, elles aimeraient peut-être mieux rester là.

– Camille doit passer son galop 2 vendredi. Ce n’est pas le moment de manquer un cours. Et puis ensuite je veux passer en ville leur acheter de quoi s’habiller samedi soir.

– Bah… Comme tu voudras. Jacques : il ne te reste plus qu’à te prélasser au bord de la piscine. Ou alors si tu veux, je te prête le bateau. Il y a des criques superbes dans le coin.

– Je crois que je vais simplement faire une sieste, et écrire peut-être un peu.

– Je passerai te voir dans l’après-midi, avant de repartir, ajouta Thierry.

Ainsi, contre toute attente et au mépris de ma fierté, je m’installai pour quelques jours chez l’amant de ma femme. J’étais curieux de connaître un peu plus ce type à qui tout paraît si simple et qui tient sous son charme ma femme, mes filles, mes amis et probablement une bonne partie des gens qu’il rencontre.

Je m’installai donc dans la  » petite  » chambre qu’il avait mise à ma disposition. Je sortis le petit bureau à l’extérieur, sur le balcon, et là, sous l’ombrage d’un immense pin parasol dont le tronc dépasse largement le toit de la maison, au-dessus de moi, je fis face à mon manuscrit, prêt à en découdre. J’avais trois heures devant moi avant le retour des filles, le temps d’écrire une dizaine de pages et de terminer cette stupide histoire de maris et de femmes qui s’attachent.

Je commençai par relire la première partie.

Superbe, vif, éclatant.

Puis les différents essais rédigés depuis deux jours : rien à en tirer, bon à jeter.

Je mis donc de côté mes élucubrations philosophico-conjugales aussi bien que mes histoires de mari parti récupérer sa femme, et me mis à réfléchir intensément à mes personnages.

Quelqu’un frappa à la porte. C’était Thierry.

– Je ne te dérange pas ?

– Non, non.

– Il faut que je te parle.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Flora Margoulit…

– Oui, qu’est-ce qu’elle a ?

– Tu la connais déjà.

– Comment ?

– Je l’ai vue plusieurs fois en club, avec toi.

– Mais…

– Diane…

– Diane ???

– Eh oui, Diane.

Diane est l’une de ces relations qu’on finit par se faire lorsqu’on fréquente le milieu du sexe. Très chaude, elle vient régulièrement aux fêtes organisées par la revue, dont elle connaît le patron, Alain, mon futur boss. Nous avons baisé plusieurs fois, même si nous ne nous connaissons que par nos prénoms, ou plutôt, dans son cas, par nos pseudonymes. Elle vient toujours accompagnée d’une bande de types et de filles plutôt jeunes, et elle passe généralement ses soirées parmi eux, ce qui fait que nous n’avons jamais fait connaissance au-delà de ces quelques coïts, plutôt réussis d’ailleurs.

– Merci, vieux. Tu fais bien de me prévenir. Ce serait bien qu’elle soit avertie elle aussi.

– Qu’est ce que tu crois ? Je l’ai appelée… Elle est ravie de te retrouver ici, et elle a promis de ne rien dire devant Hélène.

– Et toi, tu savais qui elle était ?

– Oui, bien sûr. Mais je ne pouvais pas te le dire, tu comprends…

– Je comprends… Quand je pense que je me suis fait sucer par la copine officielle de JPKS !

– Bien sûr, Jean-Paul est au courant des petites habitudes de Flora, mais il vaut mieux ne pas en parler… C’est plus sûr.

– Tu me prends pour qui ?

– Oh, ce n’est pas pour ça. Juste une précision pour que tu saches où tu mets les pieds.

– Eh bien le monde est petit, finalement. Et cet André Normand, tu le connais bien ? Je l’ai déjà vu lui aussi ?

– Non, je ne crois pas. Mais je le rencontre très souvent. L’édition est un milieu assez petit, tu sais… Et William, alors, qu’en penses-tu ?

– Quel type étrange !

– Étrange ? Comment ça ?

– Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi sûr de lui. On dirait que rien n’est un problème pour lui, et que le Monde est tout naturellement à ses ordres. C’est fascinant. Et charmant avec tout ça.

– N’est-ce pas ? Tu verras, il va te surprendre.

– On verra. En attendant, pas moyen de me remettre à mon roman. Je suis complètement bloqué.

– Bah, tu as le temps. Repose-toi un peu et tu reprendras ça à tête reposée une fois rentré.

– Non, ce n’est pas la fatigue, c’est plus grave : je suis déjà en train de perdre le fil. Je ne parviens plus à continuer. Je ne trouve pas le bon ton pour la fin…

– Tu as déjà quelque chose de bien à montrer à André…J’aurais bien aimé être là demain midi.

– Tu ne restes pas ?

– Non. Je dois remonter à Aix pour chercher Valérie. Comme ça je lui porterai l’exemplaire de ton manuscrit pour son oncle. Je vais aller faire une photocopie tout à l’heure, et puis je pars ce soir. Nous revenons samedi, pour la fête.

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Chapitre 7

Cet après-midi là, je renonçai à travailler. Après le départ de Thierry, je dormis un moment, avant de sortir visiter le parc de la villa.

Située sur une presqu’île, la propriété était environnée par la mer de tous côtés. Les abords immédiats de l’habitation étaient très soignés : pelouse, massifs de fleurs, palmiers et orangers. Ce vaste jardin était environné de bois et de maquis. En direction de la plage, un chemin courait sous les arbres. Je m’y dirigeai. L’endroit était superbe, et totalement isolé. Très entretenu et naturel à la fois.

J’arrivai en quelques minutes à une crique de sable fin. Sur la droite, le long des rochers, un hors-bord était amarré le long d’un débarcadère. Un peu plus haut, à la lisière des arbres, un cabanon de bois. Probablement celui où Hélène avait proposé de me loger.

J’eus envie de me baigner. N’ayant pas pris de maillot, j’inspectai à tout hasard le hors-bord, puis la petite maison. On y trouvait un lit, une chaise et un bureau, une armoire. Dans l’armoire se trouvaient des serviettes, et j’en pris une, puis redescendis jusqu’au rivage où je me déshabillai.

L’eau était fraîche, mais contrairement à tout à l’heure dans la piscine, cette sensation était celle que je recherchais. Maladroit et peu habitué, je trébuchais sur les petits galets piquants qui roulaient sous mes pas. Je précipitai le mouvement, et m’élançai dans l’eau.  » Le Monde du Silence « , pensai-je. Revinrent à ma pensée des images de Cousteau. Je me souvins d’une scène où les marins de la Calypso se baignent nus autour du bateau. Je fis quelques brasses, puis me laissai aller au plaisir de nager, de sentir mon corps porté par l’eau, mon sexe libre flotter comme une algue.

Tournant le dos au large, je contemplais la petite plage, avec sa cabane et son bateau. Toute la fatigue accumulée au cours des semaines précédentes, la chaleur de l’été parisien, les discussions avec Pascaline ou Thierry, le divorce les coups de fil de mon banquier, les nuits passées à écrire, la perte de mes papiers, tout cela se détachait de moi et de mon corps flottant. Tout ce poids disparut de mes épaules, tandis que l’eau de la Méditerranée semblait opérer sur mes humeurs et mes tensions un effet dissolvant.

 » Les bains de mer « , pensai-je. Et des images de baigneurs en maillots rayés, de grosses dames allongées dans des transats, de jeunes sportifs en canotier pratiquant l’acrobatie ou le saut en longueur dans le sable, défilèrent.  » Les grandes Vacances… Nationale 7 … Et Dieu créa la femme « … Comme si un ressort trop tendu avait fini par retrouver sa liberté à l’intérieur de mon cerveau, des images de plages, de mer et de stations balnéaires, des souvenirs de crèmes glacées, d’odeur de noix de coco, de sable qu’on enlève entre les doigts de pied, tout cela défila en quelques instants. Puis le calme se fit. J’étais allongé maintenant sur le rivage, le corps à moitié dans l’eau, flottant doucement avec le ressac.

Le soleil réchauffait ma poitrine et mon visage dont la peau tirait sous l’effet du sel. Les yeux fermés, je faisais varier la pression de mes paupières, pour modifier la couleur perçue. Pression douce : un bel orange clair, qui vire au sanguin lorsque je ferme un peu plus fort, et enfin un bleu nuit très pur lorsque j’accentue la pression au maximum.

Au bout d’un moment, j’entendis des pas sur l’embarcadère. On sauta dans l’eau. Les pas se rapprochaient, le long du rivage.

Je me redressai. Un Zodiaque avait accosté sans que je l’entende. Une jeune femme approchait. Menue, de taille assez petite, elle avait un visage allongé. Lorsqu’elle s’approcha, je notai deux grands yeux clairs. Elle me regardait en avançant d’une démarche ondoyante. Lorsqu’elle fut à deux pas, je perçus sa peau tannée par le soleil. Je lui donnai entre 35 et 40 ans. Elle ramena par-dessus son épaule ses longs cheveux, les essora en renversant sa tête sur le côté.

– Bonjour, dit-elle.

– Bonjour.

– Vous êtes un ami de William ? Enchantée, je suis Marie Normand.

– Jacques Lucas. J’ai entendu parler de vous ce midi. Je suis le mari d’Hélène. Enfin, son ex-mari.

– Ravie de vous rencontrer. Hélène m’a beaucoup parlé de vous. Nous sommes très amies.

Elle me dévisageait. Elle s’assit à côté de moi. Nullement gênée par ma nudité. Son épaule touchait la mienne. Elle avait nagé ; sa peau était fraîche.

– William n’est pas là ?

– Des courses à faire, je crois

– Tant pis pour lui…

Bêtement, parce qu’elle était plutôt jolie dans son maillot blanc, et parce que la situation était vaguement excitante, mon sexe commença à se dresser doucement le long de ma cuisse. Assis les jambes repliées devant moi, les coudes sur les genoux, je m’efforçais de masquer mon érection.

– Nous sommes en vacances dans la presque-île. Notre villa se trouve à quelques minutes en bateau. Vous viendrez nous rendre visite ? Personnellement, j’adore venir nager par ici, car on ne voit pas la côte : rien que la plage et le large. Et puis il n’y a jamais personne.

– C’est vrai, c’est très beau, et calme.

– C’est la première fois que vous venez ?

– Oui.

– Alors comme ça vous êtes écrivain ?

– Enfin, si on veut : j’ai beaucoup écrit mais rien publié jusqu’ici.

– Vous avez bien raison ! Tous ces gens qui sortent un livre dès qu’ils ont réussi à aligner trois idées, c’est insupportable ! J’ai beaucoup plus de respect pour ceux qui écrivent avant tout pour eux-mêmes. C’est très égoïste mais tellement moins vulgaire. Vous faites quoi pour vivre ?

– Des piges dans un magazine érotique.

– Ah oui ? Vous savez que mon mari André…

– Oui, oui, William veut me le faire rencontrer. Mais mes piges n’ont rien de littéraire : c’est purement un travail alimentaire.

– Comme vous avez de la chance ! Vivre avec trois sous et trouver le temps d’écrire pour vous. Quand je vois ces hommes qui courent en tous sens pour rapporter de l’argent, signer des contrats, négocier, réussir des coups… Mon pauvre mari, par exemple, il s’épuise et il n’en profite même pas, de son argent.

Tandis que nous échangions ces propos, mon érection ne diminuait pas. Au contraire : tout en parlant, Marie avait doucement passé sa main sous mon bras, et se mit à me caresser le sexe. A me gratter doucement les bourses avec ses ongles.

– Vous serez à la fête, samedi, je suppose. D’ici-là, il faut que vous veniez à la maison. Tenez, demain à quatre heures, mes enfants ont invité vos filles… Ils sont très amis, vous savez ? Venez avec elles, nous passerons un moment.

Comme si de rien n’était, elle continua à me parler des enfants, tout en me caressant. Aucune obscénité dans son geste, à la limite rien de sexuel. Elle avait une attitude et un ton familiers. Comme si nous nous étions toujours connus. Ses doigts légers et habiles maintenaient mon sexe à la limite de l’éjaculation, tandis que je l’écoutais avec intérêt. Son regard était plongé dans le mien, presque maternel. Elle me parlait des gens qui possédaient les autres villas de la presqu’île, de la fête de samedi, des cocktails de William. Elle travaillait avec son mari, passait tout l’été dans sa villa. Adorait le festival de jazz à Juan.

Finalement, elle me dit :  » Viens… « 

Elle me prit par la main et me conduisit vers la cabane. J’essayais de garder une démarche normale malgré mon sexe en érection.

– Il n’y a rien de plus beau qu’un homme qui bande en train de marcher, dit-elle en me regardant. Elle n’avait pas l’air de plaisanter. Les petits cailloux me piquaient la plante des pieds et le sable était brûlant. Nous arrivâmes à la cabane.

Marie se dirigea vers le lit, et ouvrit le tiroir de la table de nuit. Une boite de préservatifs s’y trouvait. Elle me sourit :

– Tu vois, je connais bien la maison…

Puis Marie ôta son petit maillot de bain blanc.  » Tu as une belle queue, je vais la sentir passer  » . Elle se plaça sur le lit, à plat-ventre, ses mains accrochées aux barreaux de la tête du lit, les jambes écartées. Elle se tenait en croix. Elle avait le dos très fin, et de jolies fesses rondes, offertes.

– Viens…

J’enfilai la capote, et me plaçai sur le lit, c’est à dire sur elle. De sa main, elle dirigea mon pénis emmailloté, et l’introduisit dans son sexe, puis elle se mit à remuer doucement.

– Mmmmh ! Ca fait du bien. Vas-y, saute-moi maintenant !

Elle s’étirait comme une chatte. Pour un peu, je l’aurais entendue ronronner. Les yeux fermés, elle semblait goûter la chose et apprécier mon sexe en elle. La pénétrant de plus en plus profondément, je sentais sa cambrure plus accentuée, son sexe plus chaud. Lorsqu’enfin j’arrivai au fond, elle me plaqua les fesses contre elle avec ses mains, et se mit à donner de petits coups de reins en soupirant d’aise. En quelques instants, elle avait atteint l’orgasme. Je sentis les parois de son vagin, les contractions répétées, tandis que les ongles de Marie me labouraient le haut des cuisses. Étendu sur elle de tout mon poids, j’entrai en action à mon tour, pour éjaculer en quelques secondes. Et au moment précis où je déchargeais, elle contracta énergiquement son sexe, dont les parois m’aspirèrent et me communiquèrent une délicieuse vague de chaleur brûlante.  » Un raffinement délicieux « , pensai-je avant de m’assoupir, pesamment allongé sur elle.

Lorsque nous sortîmes de la cabane, il était déjà cinq heures. J’allai reprendre mes vêtement sur la grève, puis la rejoins sur l’embarcadère.

– Merci, dit-elle. Tu m’as fait beaucoup de bien.

– Toi aussi.

– J’espère qu’on recommencera.

– Si tu veux.

– Il faudra être un peu plus prudents… Hélène ne vient presque jamais par ici, mais William y a ses habitudes avec moi…

– Tu es sa maîtresse ? Depuis longtemps ?

– Oui, mais il se pourrait bien que ça change. Je crois que tu me plais. A demain !

Elle démarra le moteur de son Zodiaque et s’éloigna. Je regardais Marie s’éloigner. A quelque distance, elle me fit un signe de la main, puis disparut derrière les rochers.

Récapitulons : ma femme veut divorcer pour épouser un type qui saute sa copine… Elle qui m’a tant dit qu’elle ne supporterait plus de vivre avec un homme à femmes, maintenant qu’elle a découvert la vraie fidélité…

En même temps, je ne vois pas comment je pourrais tirer parti de ça… Et puis ça ne m’aiderait pas à la récupérer. Au contraire… Sans compter que les filles ont l’air très heureuses avec William… Ca n’avancerait pas à grand-chose de créer des ennuis. Sans compter Marie. Je n’ai aucune raison de la mettre dans une situation embarrassante…

Je rentrai à la villa en songeant à tout cela. Les filles étaient rentrées. Je passai la fin de l’après-midi à jouer avec elles dans la piscine. Elles me firent visiter la maison : salle de billard, douze chambres, une orangerie, un salon immense avec de très beaux plafonds… Un endroit encore plus superbe et luxueux que je ne l’avais cru. Une véritable maison de nouveau riche, mais sans la moindre faute de goût. Je fis la connaissance de Lydia, la jeune fille au pair chargée de leur parler anglais, et de superviser leurs devoirs de vacances. Puis je rencontrai Paf, le labrador que William leur avait offert.

Un peu plus tard, avant l’heure du dîner, je montai dans ma chambre. William avait fait porter des vêtements pour mon séjour. Un short, deux pantalons en lin et des chemises. Une paire de sandales. Un costume pendu sur un cintre. Tout un nécessaire de toilette.

Tout à ma taille, parfaitement. Tout, parfaitement neuf.

Je voulus ranger mon manuscrit resté sur la terrasse : il ne s’y trouvait plus. Probablement rangé par quelqu’un d’autre. Il ne se trouvait pas dans le tiroir. Ni dans l’armoire.

– Les filles, vous avez touché mes papiers ?

– Non.

– Vous savez qui a pu les ranger, alors ?

Elles allèrent chercher la femme de chambre. Celle-ci n’avait rien vu. Elle avait bien fait la chambre, mais il n’y avait aucun papier. On demanda à l’office. Personne n’avait rien vu non plus.

Hélène, qui m’avait cherché dans la chambre en milieu d’après-midi, se souvenait, elle, d’avoir vu des papiers sur le bureau que j’avais placé sur le balcon… Impossible de savoir où ceux-ci étaient passés.

Je commençais à être très inquiet. Puis l’idée traversa mon esprit : Thierry !

Je pris mon téléphone portable pour l’appeler : sa ligne sonnait dans le vide. Je laissai un message, puis j’eus l’idée d’appeler Valérie… Sur mon écran je remarquai alors le texte :  » 1 appel en absence « . J’écoutai le message sur mon répondeur :

Allô Jacques c’est Thierry. J’ai emporté ton manuscrit par erreur… j’ai fait des photocopies, puis j’ai oublié de remonter la serviette dans ta chambre. Désolé, je te ramène tout ça demain et j’en profite pour le faire taper et mettre au propre. Bises. A bientôt.

Un plan habituel à la Thierry… C’est un spécialiste pour embarquer les manuscrits, les mettre au coffre, les couver comme s’ils étaient des bombes atomiques. Bah ! Après tout je n’ai pas besoin de la première partie pour écrire la seconde… Et André Normand, il ne va pas lire mon roman demain au déjeuner. Après tout il est en vacances et il a d’autres chats à fouetter. Et puis je ne me suis même pas corrigé. Par contre, il faut que j’interdise à Thierry d’envoyer ce truc à tous les éditeurs de Paris.

Sur ce, nous allons dîner. La Calanque bleue nous attend. Le meilleur restaurant de poisson de la côte, d’après les guides. Je descends les retrouver. Je porte un pantalon blanc et une simple chemise bleue très élégante, prêtés par William. Hélène insiste pour que je sois  » tout de même un peu habillé « .

– Tu ne vas pas y aller comme ça, Jacques, enfin ! Tu es tout débraillé !

Toujours bien la même. Pour ne pas nous mettre en retard ni me fatiguer à la contredire, je monte mettre mon costume. Lorsque je les retrouve dans le hall, cinq minutes plus tard, William est là lui aussi. Il porte un simple pantalon blanc et une chemise bleue. Presque la tenue qu’il m’a été interdit de porter.

– Tu es bien élégant, Jacques. Je suis content de voir que le costume te plaît.

Hélène fait semblant de ne rien remarquer. Effectivement… On n’imagine pas tellement William en train de se faire dicter comment il doit s’habiller. Et puis il faut dire qu’elle serait mal venue de le traiter de  » débraillé « . Il est très bien. Il a même une certaine classe dans cette tenue. Je suis plutôt content de ne pas porter les mêmes vêtements que lui, finalement, même si je suis un peu endimanché à mon goût.

J’embrasse les filles et nous partons.

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Chapitre 8

La Calanque bleue est un très bel endroit. La salle, totalement ouverte sur une grande terrasse, surplombe la mer. Au loin, de l’autre côté du golfe, les lumières d’Antibes qui dansent sur l’eau, comme on dit.

Entre les tables, des orangers en pots préservent les convives de leurs voisins. Le plancher, les nappes, les serviettes et même les oranges sont bleus. Le résultat est assez sombre mais chaleureux. Dans ce décor déambulent des femmes superbes, des hommes riches et bronzés. On reconnaît des personnalités : visages vus à la télévision, joueurs de football. Il règne une festive effervescence. D’une table à l’autre, on semble se connaître. On se parle.

Tandis que nous traversons la salle pour rejoindre notre table, Hélène et William reconnaissent quelques relations. Ils saluent d’un petit signe de tête. On nous a attribué une table ronde, d’où on peut voir la plage en contrebas.

– Un apéritif, monsieur Lavil ?

– Champagne ! A moins que tu préfères autre chose, Jacques ?

– Non, non, très bien, au contraire.

On nous amène une bouteille

– A ton succès, Jacques !

– Ne vends pas la peau de l’ours… D’ordinaire mes romans sont refusés.

– C’est étrange. Tu sais pourquoi ?

– Pas assez bons, je suppose.

– Tu rigoles ? La moitié des éditeurs publie n’importe quoi. Je t’assure qu’il n’y a aucun doute : dans six mois tu es en librairie. Ensuite, évidemment, je ne peux pas te promettre que ça va marcher. Ca dépend de la promo que tu pourras obtenir…

– Et de la qualité du texte…

– Oui, si tu veux. Mais il se publie tellement de choses que même les trucs emballants, on n’a pas le temps de tous les lire. Crois-moi, il est plus sûr de faire envie à ton éditeur, qu’à tes lecteurs. Tu discuteras avec André, et surtout avec Flora, je suis certain qu’ils sauront te dire quoi faire.

– Tu serais terrible, comme agent littéraire. Tu me promets des résultats en deux jours, alors que Thierry, qui a envoyé des centaines d’exemplaires de mes manuscrits, n’obtient aucun résultat.

– Pauvre Thierry ! C’est normal… Il croit trop à la littérature. Je suis certain qu’il envoie tes textes aux gens les plus chiants, qui ne sont jamais contents de ce qu’ils lisent.

– C’est vrai qu’il me fait réécrire des dizaines de fois chaque passage.

– Exactement comme dans son boulot. S’il veut garder son poste, il va falloir qu’il se remue un peu les neurones, l’ami Thierry.

– Ah bon ? Je croyais que ça marchait bien pour lui.

– Impossible ! Il est bien trop compliqué dans sa tête.

Hélène intervint :

– Si Thierry n’était pas copain avec William, je crois qu’il serait déjà à la porte…

– Oui, je travaille pas mal avec son boss. Thierry me l’a présenté et depuis on fait quelques affaires. Et aussi quelques nuits de poker des fois. Tu aimes le poker ?

– J’ai joué à ça il y a très longtemps.

– J’ai une partie ce soir après dîner. Viens, à tout hasard, au cas où quelqu’un se désisterait.

– C’est que..

Hélène m’interrompit

– William, je te rappelle que j’ai besoin de toi à huit heures demain matin… Nous avons rendez-vous avec le traiteur pour la fête de samedi

– Pffff ! Quel emmerdeur celui-là ! Il passe toujours aux aurores. Tant-pis, je me recoucherai après son départ…

– Tu me ramènes d’abord. Je n’ai pas envie de passer la nuit au Club.

– Comme tu voudras, ma chérie.

Hélène se tourna vers moi :

– Jacques, puisque tu es là, ce serait bien qu’on se voie un moment demain matin pour parler du divorce. Ensuite je serai trop occupée avec la soirée. On pourrait réfléchir à ce qu’on va dire à Nicole.

– Oh, Hélène, tu pourrais le lâcher un peu… Il descend voir les filles, et tu lui sautes dessus.

– Écoute, William, si tu veux te marier ici l’été prochain, il faut s’y prendre dès maintenant. Ce serait bien d’en parler avant de rentrer à Paris et de fixer la date, pour pouvoir réserver.

– Bon, bon, si tu veux… Jacques, je suppose que tu as l’habitude de madame-qui-organise-tout-et-qui-a-toujours-raison… Je te laisse te défendre… Veuillez m’excuser, je vois entrer une personne que je dois saluer.

Il se leva et partit en direction de l’entrée.

– Ca t’ennuie vraiment d’en parler demain ? Il n’y en aura pas pour longtemps… William ne se rend pas compte du travail que c’est d’organiser un mariage. J’ai déjà compté au moins 450 invités. Si on les veut tous, il faut les prévenir le plus tôt possible.

– Non, non, on va le faire si tu veux. Mais c’est bizarre : ça me fait quelque chose de divorcer.

– Quelque chose ? C’est à dire ?

– Bah, rien de grave. Ca doit réveiller quelques souvenirs, c’est tout. Mais je ne dirais pas que ça m’est indifférent. Je pense aux filles aussi… on avait décidé de se marier pour les faire. Si on divorce, c’est qu’elles ont vraiment grandi. Ca me fait réaliser tout le temps passé… Je ne sais pas pourquoi ça me fait cet effet, au fond.

– Au fait, que penses-tu de William ? Il sera très bien pour elles, tu ne penses pas ?

– Elles ont l’air de l’apprécier. Et toi ? Tu es bien avec lui ?

– Bah… après cinq années ce n’est plus comme au début. Mais si je veux refaire ma vie, c’est maintenant ou jamais. Il est très gentil, il m’aime, il est attentionné, il me laisse vivre comme je l’entends, et nous avons beaucoup d’amis que j’adore. Au fond, nous avons une vie très agréable et nous formons un plutôt joli couple. Sans compter qu’il adore les filles.

– Et ses enfants ?

– Ils vivent à San Francisco. Il ne les voit pas beaucoup. Deux ou trois semaines par an.

– En somme, tu es heureuse ?

– Oui. Très heureuse. Quand je vois les femmes de mon âge avec leurs maris qui traversent la crise de la quarantaine, qui prennent des maîtresses, qui pètent les plombs, je me dis que j’ai de la chance. Et toi, tu la fais quand, ta crise de la quarantaine ?

– Pas de femme, pas de crise. C’est l’avantage du célibat !

– Tu as bien quelqu’un en vue, tout de même… Tel que je te connais tu as besoin qu’on s’occupe de toi… Je n’imagine même pas dans quel état doit se trouver la maison.

– Je peux trouver une femme de ménage sans coucher avec elle…

– Ce n’est pas ça… il y a toujours plein de choses à faire si on veut que ça reste en bon état. Toi qui ne plantes jamais un clou et qui oublies une facture sur deux… je ne sais pas comment tu fais.

– Comme tout le monde, je suppose. Et puis j’ai Pascaline qui est comme une mère pour moi, et toi qui m’appelles presque chaque semaine pour me rappeler ce que je dois faire… Une véritable équipe !

– Tu as déjà l’air plus en forme, en tout cas. Ca te ferait du bien de rester ici quelques jours. Tu ne veux pas rester la semaine prochaine ?

– Ah non, là c’est impossible.

– Tu sais, William peut te faire rencontrer plein de gens utiles pour toi.

– C’est gentil à lui. Mais… je commence un travail lundi.

– Ah bon ? Ca y est ? Tu as retrouvé quelque chose ?

– Oh… C’est juste alimentaire. Mais je n’ai pas vraiment le choix : je suis à sec…

– Et tu vas faire quoi alors ?

– Rédacteur en chef d’une revue porno.

– Ca te va plutôt bien. Obsédé comme tu l’es…

– Pas tellement en fait : quand ça devient professionnel, il n’y a plus vraiment d’excitation. Mais bon : ça paye plutôt bien, et je vais travailler avec des gens que j’aime bien. Ce n’est pas une catastrophe.

– Mais non, au contraire. Je trouve ça très bien. Ce n’était pas très réaliste de croire que tu pourrais gagner ta vie en écrivant des romans. Et puis ça va te faire du bien de travailler au lieu de rester toute la journée à la maison.

– Et puis au moins j’aurai les moyens de t’inviter à déjeuner quand on sera divorcés…

William revenait vers nous. Il terminait une conversation téléphonique. Il raccrocha puis nous rejoint.

– C’est OK pour le poker ce soir. Un de nos partenaires a accepté de te céder sa place.

– Mais je n’ai pas d’argent. Je ne peux pas payer…

– Ne t’inquiète pas pour ça. Si tu perds un peu, on s’arrangera.

Le dîner se poursuivit agréablement. Hélène semblait de bonne humeur, et William était charmant avec moi. Le repas était excellent. Lorsque William apprit que je m’apprêtais à travailler pour U-Nique, il trouva cela très bien lui aussi, et m’encouragea. Le sujet les divertissait beaucoup : ils me posèrent plein de questions sur les méthodes de travail, le type de journalistes qui bossent dans ce genre de revue, les séances photo. Puis sur les soirées, les fameuses soirées U-Nique.

Hélène, qui n’avait jamais voulu me suivre dans mes expériences sexuelles, n’était pas la dernière à poser des questions. Le champagne aidant, elle riait tout le temps. Puis, sérieuse :

– Moi, ce qui m’effraierait le plus, c’est de croiser quelqu’un que je connais. Tu imagines la honte ?

– Dans ce cas, je ne t’inviterai jamais… Tu aurais trop de surprises.

– Ah bon ? Il y a des gens que je connais ?

– A commencer par Thierry

– Thierry ? Je ne peux pas le croire !

– Moi non plus, au début. Je l’avais invité pour me payer sa tête. Mais il y a pris goût et il fait un malheur à chaque fois qu’il vient. C’est d’ailleurs là qu’il a rencontré sa dernière petite amie.

– Tu te moques de nous ! Thierry dans une partouze, c’est impossible !

– Écoutez, je suis un peu gêné. Je pensais que vous étiez au courant… Ne lui dites pas que je vous ai raconté ça, promis ?

– Promis, promis. Alors, c’est un bon coup, Thierry ?

– A ce qu’on raconte, il se défend…

William se tourna vers Hélène

– Tu vois ? Depuis le temps qu’il te tourne autour… Tu es passée à côté d’une vraie bombe atomique.

– Oh écoute William, arrête avec Thierry. Ca fait longtemps que je ne l’intéresse plus !

Je repris :

– Ah, ça, ça m’étonnerait beaucoup qu’il ait renoncé à toi. Il suffit de le regarder quand tu es là pour s’en rendre compte.

– Tu racontes n’importe quoi !

– En tout cas, si tu lui demandes, je suis certain qu’il acceptera d’être ton cavalier à la prochaine soirée U-Nique.

– Et la petite amie de Thierry ? Tu la connais bien ?

– Pas comme vous le pensez… C’est une bonne copine. D’ailleurs, elle travaille un peu pour le magazine. Je crois qu’il l’amène, demain. Vous allez faire sa connaissance.

– Tout de même, je serais curieux de voir ça… C’est possible de venir sans participer ?

– Oh ! William !

– Oui, oui, tout à fait. Ce sont avant tout des soirées dansantes où l’on boit. Tout le monde ne se retrouve pas sur les canapés, heureusement !

– Écoute, organisons cela dans l’automne. Ca te dirait, chérie ?

– Bah, oui, après tout. Je ne vais tout de même pas mourir idiote.

– Et toi, Jacques, tu es un adepte de ces pratiques ?

– Un adepte ? C’est beaucoup dire. A une certaine période, je m’y suis pas mal intéressé, puis j’ai sympathisé avec des gens, et de fil en aiguille je me suis mis à travailler un peu pour U-Nique. Maintenant que je suis rédacteur en chef, il va falloir que j’assiste à toutes les soirées, mais je devrai rester près du bar, c’est clair !

– C’est marrant ça, Hélène ne m’en avait jamais parlé.

– Tu apprécieras ma discrétion… dit-elle. Puis William reprit :

– Mais au fait, et toi, Hélène, tu as fait cela toi aussi ?

– Non, moi, jamais !

– C’est vrai, William. Elle n’a jamais voulu me suivre.

– Dommage, elle aurait pu m’initier maintenant.

– Ne me dis pas que toi aussi tu vas tomber là dedans !

– Hmmmm… Pourquoi pas ? Ca a l’air plutôt sympa. Et puis on y rencontre plein de gens passionnants, on dirait.

– Ah ça, oui ! répondis-je.

– Non mais qu’est ce que j’ai fait au ciel pour me caser toujours avec des obsédés sexuels !

Je poursuivis :

– Ma pauvre Hélène : nous sommes tous des obsédés sexuels. Les hommes comme les femmes. La seule différence, c’est que les hommes sont obsédés et conscients de l’être… Sache que dans les couples qui pratiquent l’échangisme, c’est presque toujours l’homme qui insiste au début, et souvent la femme qui ne peut plus s’en passer, après quelque temps.

– Oui, j’ai lu ça quelque part, moi aussi… Dis donc, entre ce nouveau poste et ton roman porno, tu deviens le véritable pape du sexe parisien.

– C’est un hasard. Le bouquin m’a été demandé il y a quelques mois par mon nouveau boss, qui possède aussi les éditions Erotica. J’ai d’abord pensé que j’allais refuser, et puis la semaine dernière, je ne sais pas pourquoi, c’est venu tout seul. Je me suis mis à écrire d’un coup.

– Et il parle de quoi, ce roman ?

– Des liens du mariage… C’est à propos de l’art d’attacher sa femme.

Je réalisai que j’étais en train d’oublier à qui je parlais : ma femme et son amant. Ou plutôt mon ex-femme et son futur-mari.

– C’est à dire que… c’est une idée qui m’est venue grâce à Pascaline, ma voisine. Elle est très croyante et elle possède un livre sur  » Les liens du mariage « . On parlait de ce sujet l’autre jour, et puis l’idée m’est venue de prendre la formule au pied de la lettre. J’ai rédigé une bonne partie du récit, mais je ne parviens pas à continuer. Je ne sais pas comment terminer.

– Je comprends maintenant pourquoi Thierry a dit que Flora allait adorer ce texte ! dit William : Elle tyrannise son mari, et lui il gémit toujours  » Pourquoi me suis-je donc attaché à cette femme-là ? « . C’est une phrase qu’il répète sans cesse !

Hélène renchérit :

– Tu verras, Jacques. Elle va te donner plein d’idées. Mais ne tombe pas trop sous son charme : c’est une femme redoutable avec les hommes qu’elle séduit.

– Je croyais qu’elle était avec JPKS ?

– C’est vrai, mais il se raconte que JPKS au lit, c’est le néant. Alors les bruits circulent sur les amants que consomme Flora entre cinq et sept.

– Oh, William! Tu exagères. On n’en sait rien du tout.

– Mais c’est toi-même qui m’as raconté ça… Ne fais pas semblant. Avec ta copine Marie vous n’arrêtez pas de parler des galipettes de Flora.

– Oui mais ce n’est pas la même chose : Jacques n’a jamais vu Flora. Il va se faire une drôle d’idée d’elle, avec tes histoires…

Le dîner se terminait. William régla l’addition. Je le remerciai, puis on se leva.

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Chapitre 9

Nous étions dans la voiture, en train de raccompagner Hélène, lorsque mon téléphone sonna : c’était Thierry.

– Jacques ? J’ai une mauvaise nouvelle…

– Quoi donc ?

– Le manuscrit… Je l’ai perdu.

– COMMENT CA ???

– En sortant de la voiture. Je me suis fait agresser et dépouiller par une bande de types.

– Merde, merde, meeeeeerde ! Comment je vais faire, moi ? Tu n’avais pas à embarquer ce truc avec toi pour commencer. Et maintenant, démerde-toi pour le retrouver. Je ne veux pas te revoir avant.

Je raccrochai, furieux.

– Ah, le con !

Hélène m’interrogea :

– Qu’est-ce qui se passe, Jacques ?

– Mon manuscrit : Thierry se l’est fait voler !

– Tu n’as pas de copie ?

– Aucune. S’il ne le retrouve pas, c’est foutu…

– Comment tu vas faire ? Tu ne peux pas le réécrire ?

– Non. Je n’y arriverai pas. Je ne crois pas. Je n’étais pas dans mon état habituel quand j’ai écrit ça, et je ne saurais pas comment faire pour m’y remettre.

Le silence s’installa dans la voiture. Je réfléchissais. Au fond, ce texte était peut être mon meilleur, mais il n’était pas vraiment de moi. Je ne l’avais ni voulu ni conçu : il était arrivé d’un coup, sans prévenir. Puis il était reparti. Maintenant, je me retrouvais seul. A moi de jouer, de me montrer à la hauteur, d’écrire ma version. A moi de faire œuvre de création.

Je commençai à imaginer une nouvelle version. A me dire que, finalement, cet accident pouvait avoir du bon. Je commençais à trouver de bonnes raisons. Après tout, me sentais-je vraiment capable de terminer cette première version ?

– Tu viens quand même jouer au poker, ça te changera les idées, dit William.

– Si on allait plutôt danser ? proposa Hélène

– Écoute, on est attendus maintenant, on ne peut pas se défiler comme ça.

– On ne peut jamais s’amuser comme on le voudrait. Tu n’es vraiment pas drôle. Jacques : tu ne préfères pas venir danser ?

– J’aimerais bien, mais c’est vrai que si on a rendez-vous pour jouer, ce n’est pas très correct de ne pas y aller, il me semble. Cela dit, je n’ai pas du tout envie de jouer aux cartes pour le moment.

– Alors je n’ai rien dit : je rentre à la maison. Vous n’êtes pas drôles.

Hélène se tut. Je la connais bien : quand elle veut s’amuser et que ce n’est pas possible, elle est contrariée. William aussi devait savoir qu’une scène l’attendait dans les 24 heures.

– Écoute, chérie, je te propose quelque chose : je joue une heure maximum, puis on file en boite. Si Jacques ne veut pas jouer, on verra bien sur place s’il se présente quelqu’un pour le remplacer. Vous trouverez bien des connaissances au club pour m’attendre en buvant un verre…

– Non, tu sais bien que quand tu commences à jouer aux cartes, tu y passes la nuit… Je ne veux pas gâcher ton plaisir.

N’ayant réellement envie ni de jouer aux cartes ni de danser, je me taisais, laissant venir les idées pour la seconde version de mon roman. J’étais à la fois euphorique et surpris de voir à quel point la perte de ce texte, ce matin encore si important pour moi, me stimulait au lieu de m’abattre. Et puis je n’étais pas malheureux au fond de me passer les nerfs sur Thierry. Ses conseils incessants pour remanier mes textes, ses contacts bidon qui refusaient systématiquement mes manuscrits, je commençais à en avoir ras le bol.

William finit par convaincre Hélène de nous suivre. La voiture roulait en silence dans la nuit.

Le club de jeu : un cercle privé, apparemment luxueux, distribué autour d’une piscine. On y trouve des tables de jeu classiques, et un grand bar à l’américaine avec des tables pour jouer aux cartes. William retrouve ses amis. Il réussit à me trouver un remplaçant. Pas mécontent, je m’éloigne vers le bar avec Hélène.

– Excuse-le, dit-elle. Il est parfois si maladroit…

– Excuser qui ? Réponds-je.

– William. Il a dû t’assommer à te poser toutes ces questions sur les soirées U-Nique.

– Pas du tout, je t’assure.

– Tu es trop gentil. Quand il est comme ça, ne le laisse pas te marcher sur les pieds. Il est d’une indiscrétion terrible. Et puis n’écoute pas ce qu’il t’a dit sur Flora. Tu verras, c’est une fille adorable.

– Oh, je peux bien te le dire, tu ne le répéteras pas : je connais déjà Flora. Elle vient aux soirées U-nique elle-aussi.

– Ah bon ? Pourquoi n’as-tu pas dit que tu la connaissais, ce midi ?

– Je ne savais pas qui elle était. C’est Thierry qui me l’a dit ensuite.

– Eh bien je comprends encore mieux pourquoi elle est censée apprécier ton manuscrit… oh pardon, j’oubliais…

– Ce n’est pas grave : je vais réécrire quelque chose à la place. J’ai déjà les premières idées. Ce ne sera pas du tout la même chose, mais je vais le faire quand même.

– Ah bon ?

– Oui. Un recueil de nouvelles, je pense. C’est un sujet trop riche pour être traité en un seul récit.

– Attacher sa femme, c’est un sujet si riche que ça ?

– Oui, c’est un sujet déjà assez riche. Mais le vrai sujet, c’est quand même les liens qui se créent quand on s’aime. Ces liens sont beaucoup plus solides que de simples chaînes ou cordes, et on ne peut jamais vraiment s’en libérer, à mon avis.

– C’est ce que tu ressens pour nous deux ?

– Tout à fait. Tu n’as qu’à voir les filles, c’est un lien qui…

– Non, non, je veux dire : au niveau des sentiments.

– Oui, également. A tous les niveaux : sentiments, sexe, vie quotidienne, voix, musiques, souvenirs : il y a tant de choses qui nous relient. J’en trouve chaque jour de nouvelles.

– C’est affreux de t’empêtrer comme ça dans une histoire ancienne.

– Ce n’est pas de l’histoire ancienne. C’est quelque chose qui subsiste en moi, mais aussi hors de moi…

– Les liens éternels du mariage…Je croirais entendre parler un prêtre… Ou bien Pascaline.

– Sacrée Pascaline… Non, j’aime bien parler avec elle, mais ses idées sur le couple me fatiguent un peu. Tiens, je ne t’ai pas raconté ? Quand elle a su que tu voulais divorcer, elle a voulu me faire jurer que je descendrai sur la côte pour te convaincre de revenir au foyer conjugal !

– Tu te moques de moi ?

– Pas du tout. D’ailleurs, regarde la médaille qu’elle m’a donnée pour me porter chance dans mon entreprise…

Elle prit la médaille au bout de sa chaîne

– Sainte Bérangère… Attends, c’est grave. Elle débloque complètement. Elle veut te rendre fou ou quoi ?

– Je n’ai pas besoin d’elle pour devenir fou. Tu sais, à part ses idées religieuses elle est vraiment super avec moi. Et même ça, j’ai fini par m’y habituer.

– En tout cas, si Hervé veut la quitter un jour, ça va être un vrai cirque !

– Aucun risque : sur ce plan il est tout à fait comme elle, ils ont les mêmes valeurs. Plutôt gâcher sa vie que divorcer. Tout sacrifier pour rester ensemble.

– Et tu penses qu’elle va prendre ça comment, ton nouveau job ? Ca sent un peu le soufre, tout de même…

– Elle est déjà au courant. C’est elle qui m’a poussé à dire oui. Au début, je ne voulais absolument pas faire ce boulot.

– Pourtant, tu vas mener à leur perte des milliers d’âmes.

– Le divorce la choque beaucoup plus que le libertinage. Pour elle, un divorce est la rupture d’un engagement divin. C’est un pêché qui ne peut pas s’effacer. Tandis qu’une partie de jambes en l’air, il vaut mieux l’éviter si on peut, mais c’est simplement de la faiblesse… C’est humain de succomber à la tentation. Une petite confession, et hop ! c’est pardonné…

– Au fond, tu lui ressembles un peu pour ça : tu m’as dit à un moment que tu aurais beaucoup moins souffert si je t’avais trompé plutôt que te quitter.

– C’est cette expression qui ne me convient pas : tromper. Quand je fais l’amour à une femme, je n’ai pas le sentiment d’être infidèle aux autres, ni de lui demander d’oublier son mari ou ses autres partenaires. Ce n’est pas ce que j’attends d’elle, en tout cas.

– Eh bien moi c’est l’inverse : quand je fais l’amour, c’est que j’aime, et j’attends de l’autre qu’il en soit de même. C’est une relation qui ne peut être qu’exclusive.

– Je sais, je sais. Tu me l’as dit cent fois à l’époque.

– Et tu m’as répondu cent fois que tu étais comme moi : exclusif en amour. La seule différence : cette exclusivité ne joue pas en matière de sexe. Une grande différence entre les femmes et les hommes.

– Tu crois vraiment ça ? Tu penses que toutes tes copines sont comme toi ?

– Oui, je le pense. Enfin, presque toutes…

– Elles n’ont pas d’amants de temps en temps ?

– Je ne dis pas ça. Mais c’est plus compliqué… Enfin, je ne sais pas tout, remarque. Mais il me semble que ça peut être difficile de briser un couple qui existe depuis plusieurs années, avec des enfants pour une romance qui risque d’être passagère, tant qu’on n’est pas certaine de ne pas se tromper. Cela n’empêche pas d’être parfois attirée par une aventure… La vie n’est pas drôle tous les jours pour certaines…Les hommes sont souvent durs à vivre, tu sais…

– Heureusement que certaines de tes congénères ont des idées moins compliquées.

– Au fond, il y a quelque chose qui me gêne dans tes idées sur le sexe : tu fais comme si le sexe et l’amour étaient deux choses dissociées. Cela suppose que tu pourrais coucher avec moi rien que pour le plaisir physique et non pas par amour. C’est une idée qui m’est insupportable.

– Mais non, c’est différent ! Toi, je t’aime. Enfin, je t’ai aimée. Tu es la seule. Quand on faisait l’amour toi et moi, on faisait quelque chose d’autre, quelque chose de plus. Et même lorsque je couchais avec une autre, cela avait toujours un rapport avec toi.

– Je suis d’accord. Ca a un rapport, et ce rapport s’appelle l’infidélité.

– Bah…. Laisse tomber. Je t’expliquerai peut-être mieux tout cela quand j’aurai terminé mon roman. En fin ce compte, le vrai sujet, c’est exactement ça : quoi qu’on fasse et quoi qu’on fasse à l’autre, et quoi qu’on fasse quand l’autre n’est pas là, c’est toujours ce lien qui s’exprime, lorsqu’on est lié par l’amour. Mais tu as raison, je dois être mystique. C’est pour ça que je m’entends pas si mal avec Pascaline.

– En plus, je suis sûre qu’elle prend ta défense : tu es la pauvre victime abandonnée par une femme sans foi ni loi qui n’a pas su faire les efforts et se sacrifier. Je l’entends comme si j’y étais.

– Détrompe-toi ! Elle me dit sans arrêt à quel point j’ai été un abruti, et pourquoi j’ai bien mérité ton départ. Elle adore me mettre le nez dans mes défauts. Mon incroyance, et ce qu’elle appelle mon indifférence, la scandalisent.

– Ah ! Je n’y comprendrai jamais rien. Elle m’a toujours énervé. Avec sa foi, elle est au moins aussi égoïste que toi, et au moins aussi indifférente : elle ne s’intéresse qu’à ce qui lui permet de cultiver sa croyance. Elle ne se tourne pas vers les autres parce que ça l’intéresse, mais par devoir.

– Sur ce point, c’est plutôt toi qui lui ressembles : le sens du devoir

– Tu crois ?

– Regarde-toi : toujours à faire ce qu’il faut, à faire ce qui doit être fait, à t’imposer des contraintes et des trucs chiants à faire : les cours pour les filles, le traiteur à 8 heures, les traites, les factures, vérifier que le gazon est bien tondu et les feuilles balayées, les acariens exterminés…

– Il faut bien que quelqu’un le fasse. William n’a pas le temps, et si personne ne s’occupe de l’intendance, c’est le bazar.

– Je sais, je sais. Ca aussi tu me l’as dit cent fois.

– Tu as l’air de penser que ça m’amuse, que j’en rajoute par plaisir.

– Peut-être que ça ne t’amuse pas de faire toutes ces choses, mais reconnais que tu ne sais pas t’arrêter cinq minutes, prendre un livre, souffler, faire des choses pour toi, t’amuser un peu…

– J’adore m’amuser. J’adore danser.

– Une fois de temps en temps. Et toujours avec d’autres personnes. Te reposer seule, simplement, dans ta maison, au fond je suis certain que ça t’angoisse. Tu dis  » Je ne peux pas me permettre « , mais au fond tu penses  » Je ne pourrais pas le supporter « .

– Tu as peut-être raison…

– J’irai même plus loin : tu ne supportes pas de rester seule face à toi-même parce que tu as peur d’être confrontée à tes vrais désirs. Si ton mari t’attachait, seule, pendant plusieurs heures, tu deviendrais folle d’angoisse.

– Ah ça oui ! Quelle horreur !

– On peut savoir ce qui est si horrible ?

Marie s’approchait. Nous ne l’avions pas vue venir.

– Bonsoir Hélène, bonsoir Jacques. Ne bougez pas…. Elle se penchait pour nous embrasser.

– Tu connais Jacques ? Demanda Hélène, surprise.

– On s’est présentés l’un à l’autre cet après-midi sur la plage de la villa. Alors, vous avez abandonné William ?

– Il joue aux cartes.

– Quelle horreur ! André est allé jouer lui aussi. Je suppose qu’ils vont y rester toute la nuit et nous laisser siroter des gin tonics comme de vieilles anglaises. Heureusement que nous avons Jacques pour nous tenir compagnie… Mais j’interromps votre conversation… Vous aviez peut-être des choses à vous dire ?

Hélène répondit

– Non, non, au contraire. On va aller danser. Tu veux venir avec nous ? Après tout, tant pis pour les hommes s’ils préfèrent rester avec leurs cartes et leurs cigares… Jacques, tu veux bien être notre chevalier servant ?

– Oui mais d’abord un peu de champagne, dit Marie. Jacques, pouvez-vous nous faire apporter une bouteille ?

– Bonne idée, mets-la sur la note de William. Ca lui apprendra à se montrer grossier !

– Grossier, William ? Tu veux parler du brillant et élégant William Lavil ? Comment pourrait-il se montrer grossier ?

– Disons qu’il a manqué de délicatesse. Pendant tout le repas, il a ennuyé Jacques, qui se laissait faire.

– Mais non, Hélène, je t’assure, il ne m’ennuyait pas du tout.

– Alors disons que c’est moi qu’il a ennuyée. Il a passé la soirée à parler de sexe, comme s’il n’y avait jamais rien eu entre Jacques et moi. J’étais très embarrassée. Ca ne m’a pas du tout plu.

– Tu as posé beaucoup de questions, toi aussi. Et puis c’est un peu de ma faute : j’aurais pu détourner la conversation.

– Ca allait un moment, mais à la fin il était vraiment vulgaire. On aurait dit qu’il voulait faire une partie à trois. C’était malsain !

– Allez. Oublie-ça. Ce n’est pas important.

– Et puis tu sais bien comment sont nos hommes dès qu’ils ont un peu bu, ajouta Marie.

Je continuai :

– D’ailleurs, avec ma profession, il arrive souvent que les gens en fassent un peu trop, qu’il se lâchent plus que d’ordinaire pour ne pas avoir l’air en reste…

– Oui, tu as peut-être raison. En tout cas il m’a coupé l’envie de venir voir à quoi ressemblent les soirées U-Nique.

– Les soirées U-Nique ? Vous connaissez, Jacques ?

– Oui… C’est le magazine pour lequel je travaille, vous savez…

– Oh ! Comme c’est amusant ! J’en ai beaucoup entendu parler par une amie qui…

– Oh non ! Ca ne va pas recommencer, gémit Hélène.

– Pardon, Hélène. Passons à autre chose, alors. Proposai-je. Nous aurons bien le temps d’en reparler une autre fois.

Marie me décrocha un sourire plein de promesses qui n’échappa pas à Hélène. Je fis mine de ne rien remarquer.

– Eh bien buvons à … A quoi pourrions-nous boire ? Demandai-je en levant mon verre.

– A Sainte Bérangère ! répondit Hélène

– A Sainte Bérangère, dis-je.

– Je veux bien trinquer à Sainte Bérangère avec vous, les enfants, mais il faudra m’expliquer d’où vient cette idée. A la santé de Sainte Bérangère !

Les verres s’entrechoquèrent. Je racontai de nouveau l’histoire de Sainte Bérangère, puis, un second verre aidant, j’en vins à mon somme dans le bois de Vincennes, à mon rêve, qui les fit beaucoup rire. A la perte du manuscrit.

– Mais c’est un drame qui vous arrive là, Jacques ! Le sort de tant de couples est entre vos mains ! Il faut absolument écouter Sainte Bérangère et retrouver votre ouvrage pour le terminer ! Je me propose comme assistante. Tant que vous n’aurez pas vaincu tous les obstacles, je me dévouerai corps et âme à la cause.

– Méfie-toi, Marie ! Jacques est bien capable d’accepter ta proposition.

– Évidemment qu’il accepte ! Il lui faut une compagne pour mener ce combat. Et puisqu’il n’est plus à toi, j’ai bien le droit de me proposer. Jacques, vous êtes d’accord ?

– C’est à dire que… Si Sainte Bérangère n’y voit pas d’inconvénient, alors moi non plus.

– Je crois que nous sommes assez saouls pour aller danser, dit Hélène. En route !

William nous prêta sa voiture et proposa de nous rejoindre un peu plus tard. Je conduisis tant bien que mal mes deux cavalières à destination. C’était la première fois que je me trouvais au volant d’une voiture aussi grosse, et j’avais peur de l’esquinter contre un mur, en tournant dans les rues étroites, puis dans le parking de la boite de nuit.

Pour payer l’entrée, je dépensai mes derniers sous. Maintenant, j’étais réellement fauché. Un peu dégrisé par la conduite, je me sentais légèrement barbouillé. Hélène et Marie, riant et trébuchant comme deux adolescentes, se tenaient le bras.

Je n’avais plus vu Hélène ainsi depuis une éternité. Bien plus de cinq années. Peut-être plus depuis les mois qui avaient suivi notre rencontre. Je me retrouvais complice de sa petite escapade en boite, non pas à l’insu de William, mais en réaction contre lui. Et flanqué de sa maîtresse, par dessus le marché.

Quelques jours auparavant, cette situation eut été pour moi inimaginable. Aujourd’hui, j’étais juste ému de retrouver Hélène telle que je l’avais perdue depuis longtemps, et flatté de l’attention soutenue que me manifestait Marie. Mais je plaignais un peu William, dont je ne voyais pas ce qu’il avait pu faire pour irriter ainsi Hélène.

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Chapitre 10

Le restaurant, le club, et puis maintenant la boite : trois lieux similaires, où circulent des gens riches et bronzés, souriants, détendus. Depuis le début de cette soirée, j’ai l’impression d’évoluer dans le décor d’une sitcom feutrée et sophistiquée. Une sitcom imaginée par Françoise Sagan pour y placer ses personnages élégants et paresseux. On y boit, on y rit, on y dépense de l’argent sans avoir l’air de s’en rendre compte.

Hélène semble parfaitement à l’aise dans ce cadre. Marie, encore plus. Elles m’entraînent sur la piste, où nous dansons mollement parmi les quadragénaires. Parmi des gens qui nous ressemblent, en somme. Hélène et Marie rient toujours. Elles doivent se crier dans l’oreille pour parler. Toutes deux me regardent. Marie, avec gourmandise, Hélène, d’un air que je ne lui connaissais pas. Elles rient encore. Que se disent-elles ? Marie est-elle en train de faire le récit de notre rencontre sur la plage ?

Hélène s’approche de moi :

– Marie te trouve charmant !

– Moi aussi, je la trouve charmante. Et je la trouve mariée, aussi.

– Comment ?

Putain de musique !

– MARIEE ! Je la trouve mariée !

– Tu t’embarrasses de ces choses-là ?

– Quand une personne me plaît et que c’est réciproque, j’essaye d’en tenir compte. Ca évite les ennuis.

Je déteste parler par dessus la musique, comme ça. Hurler des phrases trop courtes, chercher mes mots, m’érailler la voix. Et puis je ne sais pas quoi dire au sujet de Marie, je ne sais pas quoi en dire, surtout à Hélène.

Elles se reparlent. Cette fois-ci, c’est Marie qui vient à ma hauteur.

– Venez danser avec moi !

Elle m’enlace. Passe ses bras autour de mon cou. Cela ne colle pas du tout au rythme.

– Vous n’aimez pas danser avec moi ?

– Si, si

– Ca vous ennuie que je vous drague ?

– Un peu…

– Je ne vous plais pas ?

– Au contraire, vous me plaisez beaucoup…

– Alors tout va bien : Hélène m’a affirmé que vous étiez libre !

– Je ne suis pas si libre que ça…

– Comment ça ?

– C’est pourtant simple : la femme que j’aime m’a quitté pour un autre.

– Elle n’y connaît rien en hommes, celle-là ! Elle ne vous a pas bien regardé !

– Elle a dû se lasser de moi, à la longue…

– Mais non ! On voit bien que vous êtes un chou ! Ne pensez plus à cette idiote. Je vais vous consoler, moi.

– Mais il reste un second obstacle : vous n’êtes pas libre, il me semble.

– André ? Il ne m’a pas touchée depuis des mois. Il ne pense qu’à son travail. Du moins, c’est ce qu’il prétend.

– Alors lui-aussi est un véritable imbécile. Vous valez bien mieux que ça !

– Merci, c’est gentil de me dire ça ! Au fond, nous sommes dans la même situation vous et moi : amoureux de quelqu’un qui ne veut plus de nous…

– Mais pourquoi vous intéresser à moi ? William ne vous convient pas ?

– William ? Oh non, ce n’est pas pareil… Il se contente de m’ajouter à son tableau de chasse. Je suis un trophée pour lui, et je lui ai cédé par ennui, parce que j’avais besoin de compagnie, de penser à autre chose, de me faire des illusions. Mais ce sont des illusions qui n’ont guère duré.

– Cela ne dit pas pourquoi je serais le prochain sur la liste. Un loisir de plus ?

– Non. Je sens que vous pouvez me faire beaucoup de bien. Et que je peux vous en faire, moi aussi. Vous m’inspirez confiance. Je ne sais pas pourquoi, c’est intuitif. Ne me demandez pas pourquoi.

– Vous êtes rapide en besogne. On se connaît à peine.

– Mais si, je vous connais bien : Hélène parle souvent de vous.

– Vraiment ?

– Vous savez que nous sommes très amies.

– Je suis quand même surpris qu’elle parle de moi. Cela fait quatre ans qu’elle est partie, tout de même. Elle a refait sa vie.

– Oui, mais elle élève vos enfants. Ca laisse des traces.

– Donc, vous me connaissez bien. Parlez-moi un peu de vous, pour rétablir l’équilibre.

Hélène intervint :

– Eh ! Oh ! Les tourtereaux ! Vous me laissez danser toute seule ? Il faut vous occuper de moi si vous ne voulez pas que je vous dénonce !

– Il n’y a rien à dénoncer, ma pauvre Hélène : Jacques ne veut pas être mon amoureux. Il est déjà pris, à ce qu’il dit.

– Jacques ? Tu nous aurais caché quelque chose ?

– Laissez tomber. Ca n’a pas d’importance. Dansons ! Répondis-je.

– Je commence à être fatiguée. Allons plutôt boire un verre sur la terrasse.

Marie s’éloigne vers le bar en fendant la foule. Hélène reste plantée devant moi, à me regarder. Puis elle me prend la main, et, la serrant plus fort que d’ordinaire, m’entraîne à la suite de Marie.

Quelques minutes plus tard, nous sommes assis sur la terrasse. Hélène se tourne vers moi.

– Eh bien, Jacques, pour quelqu’un qui ne voulait jamais danser, tu te défends plutôt bien maintenant !

– J’aime bien danser, même le Danilo Cooper. Mais il faut que l’ambiance s’y prête. Le champagne est la meilleure des préparations psychologiques. Ajoutez deux jolies femmes….

– Deux jolies femmes qui s’intéressent à vous, par dessus le marché !

– Si c’est vraiment le cas, j’ai beaucoup de chance. Je me sens merveilleusement bien en votre compagnie.

– Tout en pensant à la belle inconnue qui ne veut pas de vous… quel gâchis, tout de même ! Que lui avez-vous fait pour qu’elle vous délaisse ainsi ?

– Marie ! Tu es un peu saoule, je crois.

– Écoute, ma chérie. Pour une fois, nous sommes entre gens de bonne compagnie, qui se veulent du bien et qui peuvent tout se dire sans crainte d’être jugés. Ca fait des années que cela ne m’était pas arrivé. Alors laisse-moi en profiter un peu. Je vous ennuie, Jacques ?

– Non non, pas du tout.

Marie, assise à ma gauche, m’avait pris la main. Je ne bougeai pas, tout d’abord. Puis, comme elle s’appuyait contre moi, je commençais à me retrouver pressé contre Hélène, qui s’était aperçue du petit manège. Je proposai :

– Un autre verre ? Je me levai pour aller vers le bar.

Quelques minutes plus tard, je ramenais une bouteille de champagne et trois flûtes.

– Hélène… Je n’ai pas d’argent sur moi. J’ai mis ça sur le compte de William… C’est incroyable, ce type a une ardoise dans tous les débits de boisson de la côte, on dirait.

Elle n’écoutait pas. Lovée sur la balancelle, elle allait d’avant en arrière, se poussant doucement du pied contre la table. De son côté, Marie fumait une cigarette à quelques mètres, tournée vers la mer.

Je m’assis en face d’Hélène

– Fatiguée ?

– Oui. Un coup de barre. Ce n’est rien. Tu t’amuses bien ?

– Je passe une très bonne soirée… Je te disais que je n’avais pas de quoi payer… J’ai mis la bouteille sur le compte de William.

– Tu as bien fait.

Elle était ailleurs. Je la connais bien.

– Tu es contrariée ? A cause de Marie ?

– Excuse-moi, je ne sais pas ce que j’ai : d’abord William, maintenant Marie. Tu avais raison sans doute de dire que je ne sais pas m’amuser.

– Au contraire, je ne t’avais pas vue comme ça depuis une éternité. Je te trouve en pleine forme. Il ne faut pas faire attention à ça. C’est ma présence qui les intrigue, c’est normal après tout… ils entendent parler de moi depuis près de cinq ans… Tu regrettes que je sois venu ?

– Non. Ca me fait plaisir. Tu as peut-être raison. Ils vont se calmer quand ils te connaîtront mieux.

– Oui. Ils finiront par voir mes défauts. Pour le moment, tout cela se passe trop bien. C’est la lune de miel. Mais mon charme n’opère jamais très longtemps.

– Ne dis pas ça. Tu sais bien que c’est faux !

– Pas tant que ça. Je vis comme un ours et je ne fréquente personne, je te rappelle. Tu n’as qu’à voir le nombre d’amis que je ne vois presque plus. Si j’étais si génial que ça, j’en aurais tout de même un peu plus autour de moi.

– Tu vas en revoir certains, samedi soir. C’est l’occasion de reprendre contact.

– Tu sais, je me demande si je vais rester.

– Pourquoi ? Tu n’es pas bien ici ?

– Oh si ! Je suis trop bien, justement. Il vaudrait peut-être mieux que je reparte avant que cela devienne embarrassant.

– Pour Marie ? Ne t’inquiète pas. André et elle, c’est terminé depuis déjà longtemps. Il sort officiellement avec une autre, et elle a déjà probablement déjà quelqu’un, même si elle ne veut pas me l’avouer.

– Je ne pensais pas à Marie. Je pensais à toi… Cela ne me ferait aucun bien de retomber amoureux de toi.

– Pourquoi dis-tu cela ?

– Parce que c’est précisément ce qui est en train d’arriver. Je sais bien que c’est idiot et que j’ai l’air d’un collégien, mais je ne peux rien contre ça.

Hélène était troublée. Moi aussi, bien que d’une toute autre manière. J’étais troublé parce que cela m’ennuyait de la replonger dans notre histoire dont elle avait voulu sortir. Parce que cela n’arrangerait rien. Parce que j’allais la perturber, qu’elle allait se sentir responsable. Parce que je n’en avais pas le droit. Troublé également parce que, malgré tout, je me sentais libéré d’un poids. Troublé parce que, en même temps que j’étais certain de l’aimer comme avant, je n’avais aucune certitude à lui offrir. Troublé car ce soir je l’avais retrouvée telle que des années auparavant. Troublé car je pensais malgré tout avoir trouvé le moyen de lui dire tout cela sans exagération, sans pathos inutile, sans quémander quoi que ce soit. Troublé car elle était troublée et ne savait pas quoi dire, et moi non plus.

– Viens danser, me dit-elle

Je la suivis. Elle m’enlaça, se serra contre moi. La tête contre mon épaule. Je la serrai dans mes bras, lui caressant le dos. Le même dos que cinq années plus tôt. Les reins, les épaules : identiques. Intacts. Tels que dans ma mémoire.

Combien de fois, les yeux fermés, avais-je parcouru de mémoire chaque millimètre de ce corps ? Combien de fois, en quatre années, sans jamais la toucher, avais-je ressenti son absence physique sous la forme d’une souffrance. Présente comme le membre amputé dont on reçoit toujours des sensations. Et soudain, tout revenait. Fermeté de son dos, chaleur de sa joue, odeur de ses cheveux.

Hélène releva les yeux vers moi. Elle pleurait, mais elle essaya un sourire.

– Qu’as-tu ? demandai-je.

– Serre-moi. Ca me fait du bien.

J’approchai mes lèvres des siennes.

– Non, non. Il ne faut pas. Serre-moi juste contre toi, s’il te plaît.

Nous ne dansions plus. Je la serrais, aussi fort que possible. Son front contre le mien. Puis je séchai ses larmes en lui caressant la joue avec le dos de mon doigt.

– Je suis désolé, dis-je.

– Non. Tu ne dois pas. Je suis heureuse au fond. J’ai de la chance d’avoir quelqu’un comme toi. Je suis juste un peu nerveuse alors je craque, c’est tout. C’est l’émotion mais ce n’est pas négatif. Je crois que j’avais ce besoin de pleurer en moi depuis longtemps.

– Ca fait du bien ? Tu vas mieux ?

– Oui, oui. Et toi, ça va ?

Elle prit ma main qui caressait son visage, la baisa doucement et m’entraîna.

– Viens. Ne restons pas là.

Marie n’était plus sur la terrasse. Je m’assis sur la balancelle. Hélène vint s’allonger, la tête sur mes cuisses.

– C’est étrange, dit-elle, comme en quelques secondes un flot de sensations passées peuvent revenir et vous submerger.

Son regard était perdu dans le vague.

– Oui. On dirait parfois que la mémoire est parfaite. Qu’elle garde en réserve la moindre de nos expériences, pour nous les resservir, peut-être, un jour.

– Par surprise.

– Pas forcément…

Elle reprit

– Tout à l’heure, sur la piste, j’ai revécu notre premier baiser. Tout était pareil. C’est effrayant.

– Effrayant, pourquoi ?

– Ca donne l’illusion qu’on pourrait revenir en arrière et gommer toutes ces années, comme si elles n’avaient jamais existé. Ca ne peut pas être vrai !

– Je me suis souvent demandé si tu pouvais ressentir ça, toi aussi.

– Jamais jusqu’à ce soir.

– Eh bien moi, ça m’arrive. Souvent.

– Tu veux dire : revivre exactement notre histoire ?

– Plutôt avoir la sensation que tu es toujours à côté de moi. Que ça n’a jamais cessé.

– Tu en souffres ?

– Je ne sais pas. Je crois que je souffrirais encore plus si je n’avais pas ça.

Marie revenait vers nous.

– Eh bien, où étiez-vous passés ? On vous cherchait partout… William est venu nous rejoindre… Il est parti au bar pour voir si vous y étiez.

Hélène se leva, me donnant une tape amicale sur la cuisse.

– Allez, je vais aller le chercher ! Elle s’éloigna.

Marie s’assit à côté de moi.

– Vous avez l’air bien songeur… Hélène s’est un peu calmée ? Elle m’a agressée quand vous étiez parti, comme si je vous avais fait du mal et que vous n’étiez pas de taille à vous défendre.

– Suis-je vraiment de taille ?

– Ne dites pas n’importe quoi pour vous faire cajoler, maintenant. Ce serait trop facile après m’avoir laissée tomber.

– Vous avez raison. Il faut que j’apprenne un peu à marcher tout seul.

– En tout cas, si je vous ai déplu tout à l’heure, j’en suis désolée. Et si je vous ai agressé, c’était sans le vouloir.

– C’est plutôt à vous de me pardonner.

– De quoi ?

– De vous montrer que vous me plaisez, et de vous tourner le dos ensuite. Si j’étais une fille, on me traiterait d’allumeuse.

– Ne vous en faites pas. Je suis capable de supporter ça. D’ordinaire, les hommes ne sont même pas aussi délicats que vous.

– Ce soir, j’ai l’impression d’être comme un adolescent lors de sa première boum, et qui ne sait pas quelle petite amie embrasser. C’est ridicule…

– Ne dites pas ça. L’adolescence est un âge si tragique ! Mon premier petit ami a voulu se suicider lorsque je l’ai quitté pour un autre. Nous avions seulement échangé un baiser, pendant un slow… Je trouve toujours ça aussi romantique.

– Vous avez peut-être raison. Et vous, qu’avez-vous fait quand votre mari vous a délaissée ?

– Oh ! Rien de précis… Je me suis consacrée aux enfants un moment, puis je me suis étourdie : j’ai bu, je suis sortie danser avec des copines célibataires, j’ai fait du sport, j’ai fait des cures de désintoxication, et puis j’ai fini par atterrir dans le lit de William. Pervers comme il est, il doit adorer sauter la meilleure amie de sa femme…. Et moi, ça me change les idées. Et en fin de compte je me dis que tant qu’il est avec moi, Hélène n’est pas vraiment en danger.

Et puis j’ai besoin de ça.

– Besoin de quoi ?

– De sexe. De sentir un homme, d’être remplie par lui, écrasée par son poids. De jouir. Je me sens revivre quand je jouis.

– Je vous comprends.

– Soyons amis, voulez-vous ? Sans rancune pour tout à l’heure.

– Au contraire, je vous dois beaucoup. Sans vous, je n’aurais jamais parlé avec Hélène comme je l’ai fait.

– Alors c’est elle, la femme que vous aimez… J’aurais dû m’en douter. Que vous a-t-elle dit de si important ?

– Rien, au fond. Seulement qu’elle était capable de se souvenir.

– C’est triste à mourir.

– N’est-ce pas ? Mais au moins, je ne me sens plus totalement seul.

– Vous pensez que vous en sortirez, un jour ? Que vous parviendrez à oublier ?

– Je ne sais pas. Je n’en ai pas tellement envie.

– Moi non plus, je n’oublie pas. André ne m’a pas touchée depuis des mois, il est affable et indifférent, se comporte comme un vieil ami, et il ne voit pas que je l’ai toujours dans la peau, que sa trace est en moi pour toujours. Vous croyez qu’il est capable de se souvenir, lui aussi ?

– Probablement. Vous n’êtes pas de celles qu’on oublie.

– Je me souviendrai de vous, également.

– C’est gentil, lui répondis-je. Venez vous asseoir près de moi, et servons-nous un verre.

– Voilà que vous recommencez à me draguer. Il faudrait savoir ce que vous voulez !

– Ca a toujours été mon problème : savoir ce que je veux. Choisir une voie et m’y tenir. J’ai toujours trouvé la vie trop complexe pour y comprendre quelque chose, et pour déterminer par moi-même ce qui me convient ou non.

– Ca se voit tout de suite. C’est l’un de vos charmes, d’ailleurs. On a envie de vous prendre en charge, de vous protéger contre vos choix erronés.

– Je ne manque pas de nounous, c’est vrai !

– Et Hélène ? Vous savez bien ce qu’il en est pour elle… Vous n’avez pas de doute sur le fait que vous l’aimez ? Pas de problème de choix, il me semble.

– Hélène ? C’est l’exception. La seule idée claire et constante que j’aie pu cultiver. Le seul problème, c’est qu’elle ne peut pas vivre avec quelqu’un comme moi. Et puis je suis sympa au début, mais après quelque temps, il semblerait qu’on se lasse de mon incapacité à trouver des raisons d’agir.

– Vous n’avez jamais eu envie de vous enrôler dans l’armée ? Dans une secte ? Un truc qui vous réveille un peu ? Qui dirige votre vie à votre place ? Moi, quand j’étais jeune, je voulais aller vivre dans un couvent, pour qu’on me dise quoi faire à chaque heure de la journée.

– Ce serait une idée, mais je déteste l’autorité. Je n’aime pas qu’on me dise ce que je dois faire.

– Dans ce cas, j’ai trouvé ! Celle qui vous gardera sera celle qui aura essayé la douceur. Vous ne lui résisterez pas.

– Peut-être…. Et vous ? Comment faut-il s’y prendre pour vous apprivoiser ?

– Oh ! Mon cas est désespéré : je suis une velléitaire. Contrairement à vous, je vois très bien ce qu’il faudrait que je fasse, mais je ne trouve jamais les moyens pour atteindre mon but. Je me débrouille toujours pour ne pas faire ce qu’il faut.

– Pourquoi cela ?

– Toute action a des conséquences. Ce sont les conséquences qui m’effraient. Par exemple, je sais parfaitement que pour retrouver un jour l’amour d’André, il faudrait que j’aie le courage de partir maintenant. Il ne s’y opposerait pas, et me donnerait même suffisamment d’argent. Seulement, je n’ai pas le courage de faire mes valises.

Et à l’instant même, je sais que si je le voulais, je pourrais partir avec vous. Il suffirait que je vous embrasse. Mais je n’ai pas le courage de le faire, non plus. Pourtant je crois que ce serait notre plus grande chance. A moi comme à vous. Hélène et André nous ont quittés parce que nous avions cessé de les surprendre. Ne croyez-vous pas ?

– Réflexion faite, je vous ai menti tout à l’heure : moi aussi, au fond, je sais très bien ce que je devrais faire. Pas toujours, mais très souvent, au moins. Simplement, je suis incapable de déclencher un événement. Alors j’attends qu’il se produise. Et s’il se produit autre chose que ce que j’avais souhaité, alors tant pis. Ou bien tant mieux.

– Nous ferions un beau couple, tous les deux. Un couple tranquille. Sans coups de théâtre inutiles. Attendant que les choses arrivent comme les vaches dans le pré qui regardent passer les trains.

– Cultivant notre jardin sans nous mêler à la fureur du monde.

– Un couple surprenant. Jacques le fataliste et la pauvre Marie.

– Mais un couple charmant.

– Lequel d’entre nous osera faire le premier pas ?

– Embrasse-moi.

– Non ; toi !

– Pas question. Il faut que ce soit toi.

– Tu me promets d’être douce ?

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Chapitre 11

Le lendemain matin, je fus réveillé par les filles, qui entrèrent en courant dans ma chambre. Hélène les suivait dans le couloir.

– Non ! Ne réveillez pas papa ! Il a besoin de se reposer !

Trop tard ! Elle passa la tête par la porte entrouverte.

– Bonjour, tu vas bien ? Elles te réveillent ? Je suis désolée, elles avaient trop envie de te voir.

– Allez debout papa ! Secoue-toi les puces…

– Ce n’est pas grave. Quelle heure est-il ?

– Midi. Je te fais monter un café ?

– Non, merci. Je vais descendre. Plutôt au bord de la piscine.

– Je te fais préparer ça. A tout de suite. Tiens, à propos : Thierry a appelé. Il sera là pour déjeuner avec son amie. Ca ne t’ennuie pas ?

– Bah… Qu’il soit là ou ailleurs, c’est lui qui voit.

– Il m’a dit qu’il avait porté plainte pour le vol du manuscrit.

– Génial !

– Bon. Je descends. Les filles ! Laissez papa s’habiller ! Allez demander à Maria de lui préparer un café.

Je m’habillai rapidement : les polos et les bermudas de William me vont à ravir, mais je ne suis pas fana du rose. Cinq minutes plus tard, j’étais attablé sur la terrasse. Face à moi, un café et deux toasts, et une collection de journaux. Maria m’attendait.

– Monsieur désire-t-il un œuf au plat ? Une salade de fruits ?

– Non merci. Ca ira très bien comme ça.

Les filles jouaient bruyamment dans la piscine.

– Regarde, papa, comment je plonge Regarde comment je mets la tête sous l’eau !

La jeune fille au pair vint les chercher : c’était l’heure de la leçon de piano. Quelle vie ! Quelles vacances !

Déjà 24 heures que je me trouvais ici. Je promis aux filles d’aller les écouter jouer un peu plus tard, puis je terminai mon café avant de me diriger vers la plage, un journal à la main.

Je pensais à Hélène, à notre conversation interrompue de la veille. J’aurais voulu lui parler encore. Comprendre ce qu’elle ressentait. Savoir si elle pourrait revenir, un jour, peut-être.

Je pensais à Marie, à notre baiser, que je regrettais déjà. Pas à cause d’elle, car elle me plaisait beaucoup. Plutôt à cause de moi : je craignais qu’elle vienne perturber mon existence. Elle avait dit la veille que le meilleur moyen pour moi de retrouver Hélène était de la surprendre, et aussi de l’oublier un peu. Je n’étais pas du tout convaincu. Et encore moins prêt à cela. Je n’aurais pas voulu qu’on m’empêche de cultiver le souvenir de cette relation.

Et puis je ne voulais pas de cette lente évolution dont j’ai tant l’habitude : les premières semaines, les premiers mois sans nuages, puis la lassitude, puis les regrets d’avoir quitté André pour un type comme moi. Et tout cela finirait dans l’ennui. Je préférais garder avec Marie les rapports pétillants qui étaient les nôtres. Rester à la bonne distance pour rester stimulé.

En somme, je regrettais ce baiser non pas à cause de Marie, mais précisément parce que je l’aimais bien, et que je ne voyais pas très bien ce que nous allions nous apporter. Nous avions décidé de garder secrète notre  » liaison  » (le mot qu’elle avait employé, avec la gourmandise de quelqu’un qui cherche un terme inusité pour parler d’une expérience nouvelle).

Approchant de la plage, j’entendis des éclats de voix. J’avançai.

– Mais enfin, Marie, qu’est-ce qui te prend ? Qu’est ce que je t’ai fait ? Tu ne vas pas me quitter comme ça, sans explication. Tu aurais au moins pu venir me le dire, si tu m’aimes encore un peu…

A ce moment, William m’entendit arriver. Il se retourna et me salua d’un signe amical.

– Je te laisse, je raccroche. On se voit plus tard. Réfléchis, termina-t-il.

Il avança vers moi, avec un grand sourire.

– Bonjour Jacques. Tu vas bien ? Le champagne ne t’a pas trop fait mal au crâne ?

– Non. Seulement quelques courbatures à cause de la danse…. Mais je te dérange. Tu étais au téléphone ?

– Rien d’important. Viens plutôt par ici, que je te fasse visiter la plage. Prenons le bateau, je vais te montrer la presqu’île. C’est magnifique, tu verras.

– Il est bientôt l’heure de déjeuner, non ? Ton ami André ne risque pas d’arriver ?

– Pas avant une heure. Et puis nous les verrons s’ils approchent : ils prennent toujours leur bateau lorsqu’ils viennent nous voir.

– Dans ce cas, allons-y, je te suis.

Un peu plus tard, comme il me montrait au loin la villa d’André et Marie, parmi les arbres.

– Dis, Jacques. Je voulais te demander… Il s’est passé quelque chose entre Hélène et Marie hier soir pendant que tu étais avec elles ? Hélène était étrange ce matin…

– Je n’ai rien remarqué, mentis-je. Hélène était un peu nerveuse déjà hier soir. Souviens-toi, au restaurant.

– Oui. Tu as peut-être raison.

Il se tut. J’ajoutai

– Il y a un problème ? Si je peux faire quelque chose… Enfin, je ne suis peut-être pas le mieux placé, remarque.

– Non, non. Rien de spécial, je te remercie. C’est juste que… Depuis qu’elle a ce projet de mariage, Hélène a un peu changé. Elle est nerveuse à cause de ça, je dirais.

– C’est très possible… Elle attache beaucoup d’importance à ces choses-là.

– Tu dois le sentir toi aussi. Elle ne t’a pas trop ennuyé avec le divorce ? De toi à moi, si ça prend quelques mois de plus, ça ne me fait ni chaud ni froid. Je ne sais pas pourquoi elle tient tellement à faire ça l’été prochain.

– Je croyais que c’était ton idée, le mariage ?

– C’est moi qui lui ai proposé, mais elle en avait tellement envie !

– Elle ne voudrait pas un enfant, par hasard ? Ca expliquerait tout.

– Non. Pas d’enfant. Pas question.

– Alors c’est juste une manière de se mettre la pression. Tu sais bien qu’elle a toujours besoin de s’agiter pour se sentir vivre.

– Tu as sans doute raison. Rentrons…

– C’est vraiment un très bel endroit ! Et Marie ? Hélène m’a expliqué qu’elle était plus ou moins séparée de son mari…

– Oui. C’est le moins qu’on puisse dire. Ils continuent de travailler ensemble, et ils vivent sous le même toit parce que c’est plus commode pour les enfants. Mais on les voit de moins en moins ensemble. Elle reste avec lui un peu par pitié.

– Je croyais que c’était lui qui ne s’intéressait plus à elle.

– Ah bon ? Elle a raconté ça à Hélène ?

– C’est également ce qu’elle m’a dit…

– Après tout, ça n’a pas une grande importance. Ce sont deux personnes intelligentes qui réussissent à se séparer sans se déchirer. J’admire beaucoup ceux qui sont capables de faire ça, comme Hélène et toi. Mon divorce a été une véritable horreur !

– Je n’aurais pas dit ça de toi… Tu es du genre à résoudre les problèmes sans les compliquer, on dirait.

– Ce n’est pas moi. C’est plutôt mon ex-femme. Il faut dire qu’elle m’aimait encore. Elle a eu beaucoup de mal à accepter la séparation.

– C’est toi qui es parti ?

– Oui. Je reconnais que je m’étais trompé dans mon choix : cette fille-là n’était pas au niveau.

– Pas au niveau ?

– Tout à fait. Elle n’assurait pas, quoi. Elle n’a pas su s’adapter à la vie que je lui faisais mener. Elle ne m’apportait aucune aide, n’était pas à l’aise avec mes relations, se montrait distante… Ca ne pouvait pas aller très loin. Et puis ça la faisait probablement souffrir de se rendre compte de son insuffisance.

– Je vois, mentis-je. Je ne voyais pas du tout ce qu’il reprochait à sa première femme. Pas assez mondaine ? Pas assez flatteuse ? En tout cas, il disait cela sur un tel ton d’évidence que je m’abstins de demander des précisions.

William accosta. Hélène nous attendait sur le débarcadère.

– Eh bien messieurs, cette petite promenade ? William, je suis sûre que tu as oublié de refaire du punch. Tu sais qu’André l’adore.

– Oui. Je suis désolé, chérie. Nous n’avons qu’à ouvrir un peu de champagne. André boira tout le punch qu’il voudra à la soirée.

– Comme tu voudras. Je te laisse t’en occuper. Elle s’apprêtait à dire autre chose….  » Et puis il va falloir mettre un cadenas à la cabane. Regarde ce que j’y ai trouvé…  » Elle nous montra la boite de préservatifs.

– Où as-tu trouvé ça ? Feignit William.

– Dans le tiroir de la table de nuit.

– Ce sont peut-être des invités ou des gens de la maison qui l’ont oubliée là, suggéra-t-il.

– Tu me prends pour une conne ? Il suffit de te regarder pour comprendre qui vient baisouiller ici.

En effet, William avait perdu toute sa contenance et son assurance habituelles. Je n’aurais jamais imaginé qu’il pût se décomposer ainsi.

Il fut sauvé par l’arrivée d’André et Marie, qui débarquaient.

André ne ressemblait pas du tout à ce que j’avais imaginé : c’était un gros type rondouillard, plutôt grand. Il portait un bermuda blanc et une chemise à fleurs grande ouverte, laissant sortir son ventre bronzé. Il progressait péniblement sur le sable.

– Bonjour tout le monde ! dit Marie en approchant. Vous êtes bien silencieux ! André, viens que je te présente Jacques… Jacques, André, mon mari…. Je lui ai parlé de toi toute la matinée.

Comme il arrivait à notre hauteur, je vis enfin son visage : il m’adressa un regard perçant, ouvert, interrogateur. Il avait un collier de barbe blanchi par le sel et l’air marin, un air franc et souriant. Je dis :

– Elle n’a pas dit trop de mal de moi, j’espère. Nous nous sommes rencontrés en boite de nuit, et ce n’est pas mon habitat naturel…

– Non. Elle ne tarit pas d’éloges. Je ne demande qu’à la croire : Marie ne se trompe jamais pour deviner le talent littéraire d’une personne. Elle m’a parlé de votre roman…

– Malheureusement, le manuscrit a disparu.

– Si cela peut vous convaincre de ne plus travailler avec Thierry, vous n’aurez pas tout perdu.

– Vous ne l’appréciez pas ?

– C’est un gentil garçon, mais il n’y connaît rien dans ce métier. Il fait rigoler toute la profession !

– Eh bien, je comprends un peu mieux pourquoi tous mes manuscrits sont refusés…

– Nous reparlerons de tout ça un peu plus tard, dit William. Cette promenade en bateau m’a donné soif. Venez boire un peu de champagne.

La petite troupe se mit en marche. Hélène partie devant, au prétexte de préparer je ne sais quoi. André et William se racontaient leurs parties de cartes de la veille. Fermant la marche, j’accompagnais Marie.

– Vous allez bien mon chéri ? Vous avez bien dormi ?

– Très bien. Et vous ?

– Pas mal du tout. J’ai pensé à vous. Et puis j’ai rompu officiellement avec William.

– Je sais.

– Comment ça ?

– J’ai entendu la fin de votre coup de fil, tout à l’heure. Il avait l’air très contrarié.

– Du cinéma. Seulement du cinéma. William ne sera jamais amoureux de personne. Il choisit ses répliques non pas en fonction de ce qu’il pense, mais en fonction de ce qu’il souhaite obtenir de vous.

– Vous n’exagérez pas un peu ?

– Pas du tout ! La seule chose qui l’ennuie, c’est de ne pas avoir eu l’initiative de la rupture. Il est vexé car il réalise que je n’étais pas amoureuse de lui, pas plus qu’il ne l’était de moi.

– En tout cas, il va avoir des ennuis : Hélène a trouvé la boite de préservatifs.

– Il saura bien lui raconter ce qu’il faudra pour s’en tirer. Ne vous inquiétez pas pour lui.

– Vous êtes cynique, ce matin.

– Vous trouvez ? Nous verrons bien. Moi, je dis que tout rentrera dans l’ordre en moins de deux. Il a trop besoin d’elle pour se permettre une dispute à cause de cette histoire de capotes. Je crois qu’aucun des deux ne souhaite mettre en danger l’édifice en se montrant trop exigeant.

– Après tout, vous les connaissez mieux que moi. Enfin, je veux dire : vous connaissez mieux que moi le couple qu’ils forment.

– Comment trouvez-vous mon mari ?

– Il a l’air très bien. Je ne m’attendais pas du tout à quelqu’un comme lui.

– Vous lui plaisez.

– Comment le savez-vous ?

– Vingt ans que je travaille avec lui. Je sais tout de suite si quelqu’un lui plaît.

– Si vous le dites, je vous fais confiance. Dites… Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée, nous deux.

– Vous avez peur de me décevoir !

– Comment le savez-vous ?

– Je vous ai bien écouté, hier soir. Je crois avoir compris pas mal de choses. Vous avez peur de me décevoir et vous préférez rester seul plutôt que de vous engager. Eh bien moi je vais vous montrer que vous valez mieux que cela, mon chéri.

– Dois-je vous faire confiance, là aussi ?

– Croyez-moi.

– J’ai une crainte aussi…

– Laquelle ?

– Vivre avec vous va m’éloigner d’Hélène.

– Dans un premier temps, peut-être. Je vous aiderai à traverser tout ça, et vous m’aiderez à me passer d’André.

– Je ne suis pas certain de vouloir cela.

– De toute manière, vous ne pouvez pas terminer votre existence comme ça, à attendre le retour d’Hélène qui n’a aucune chance d’arriver si vous ne faites rien de votre côté pour vous reconstruire.

– Même si elle réalise que William est un salaud ?

– William n’est pas un salaud. C’est un type qui sait ce qu’il veut et se donne les moyens de l’obtenir.

– La différence ?

– Pas énorme, je veux bien le reconnaître. Mais au moins, William, il annonce la couleur. Avec lui, pas de détours inutiles : on sait à quoi s’attendre.

– Je vois ce que vous voulez dire…

– Je dirais : il est cruel, pas vicieux. C’est un carnassier.

– Vivre avec un carnassier, ça a un prix. Hélène pourrait se lasser.

– Elle sait à quoi s’en tenir. Leur entente repose largement sur le talent de William, sa capacité à aller vers le succès, et sur le talent d’Hélène, sa capacité à mettre en valeur cette réussite en donnant cette impression de naturel et de facilité. Chacun d’eux sert à l’autre de faire-valoir idéal. Mais au fond, je suis bien placée pour savoir que ce n’est pas facile tous les jours, pour l’un comme pour l’autre. C’est un numéro d’équilibriste.

– Évidemment, ce ne sont pas mes succès qui peuvent rivaliser avec ceux de William. Vivre avec un type comme lui, ça doit être autre chose, j’imagine.

– Au début, peut-être, mais à la longue, ça ne peut rendre heureux personne. Vous ne voyez pas cela ?

– J’avoue que non. Je suis là depuis 24 heures et même si Hélène me paraît un peu nerveuse, je trouve l’ambiance très harmonieuse. Ils dégagent une certaine sérénité. Moi qui espérais trouver des failles dans leur couple, j’ai rapidement changé d’idée.

– Si vous restiez deux semaines, vous verriez le problème. Mais cela ne vous aiderait pas à reconquérir Hélène. En plus, cela me priverait de vous, et je suis déterminée à m’occuper de votre cas.

– J’en suis flatté. Avec vous et Sainte Bérangère à mes côtés, il ne peut rien m’arriver de fâcheux.

– Vous savez ce qu’elle a fait dans sa vie, Sainte Bérangère ? Je n’ai jamais entendu parler de cette sainte-là. Elle s’est faite crucifier ? Manger par les lions ? Arracher les ongles par les chinois ?

– Je n’en sais rien du tout. D’ailleurs elle ne s’intéresse plus tellement à moi depuis qu’elle m’est apparue en rêve. Elle n’a pas empêché Thierry de perdre le manuscrit… Tiens, justement, le voilà qui nous attend près de la piscine.

Thierry était là, en effet, en compagnie de Valérie. Il me salua d’un air tout gêné.

– Écoute, Jacques, je ne sais pas quoi dire. Je suis un con, je suis vraiment désolé. Regarde, j’ai fait passer une annonce dans Libé, on ne sait jamais. Tu peux m’en vouloir, c’est entièrement ma faute. Il me tendait le journal pour me montrer l’annonce qu’il avait publiée.

– Bon. Tais-toi maintenant. On ne va pas emmerder tout le monde avec cette histoire. Salut Valérie, tu vas bien ?

En la voyant, je repensai que, 36 heures plus tôt, je jurais devant elle de ne jamais franchir de mon plein gré le seuil de la villa de l’amant de ma femme. Et aujourd’hui, tout à fait dans mon élément, revêtu des propres habits de William, je faisais les présentations comme un vieil habitué du lieu.

Le repas fut très amusant. Thierry était la cible de toutes les plaisanteries. Il était traité plus bas que terre, mais cela ne me peinait aucunement. Sous la table, Marie, qui me faisait face, ne cessait de me caresser le sexe avec ses pieds nus, sans que je cherche à l’en dissuader. Seule Hélène, placée à côté de moi, semblait absente. Je me risquai à lui demander ce qui n’allait pas.

– Oh rien. Je suis nerveuse, c’est tout. Tu me connais : ça m’arrive parfois.

– Ce n’est pas cette boite de capotes, tout de même ?

– On ne peut rien te cacher

– Elle n’est même pas à lui. C’est moi qui l’ai perdue. Elle a dû tomber de ma poche quand je me suis promené hier.

– Tu crois que je vais gober ça ? Qu’est-ce qui te prend ?

– On en parlera après, si tu veux.

Les autres avaient tourné la tête vers nous lorsqu’Hélène avait haussé la voix. Je préférais changer de sujet, mais je vis que William et Marie avaient parfaitement entendu. Je passai le reste du repas à parler avec André, curieux et étrangement excité de l’effet qu’allait produire mon mensonge. Passablement troublé aussi, car je ne comprenais pas vraiment pourquoi j’avais éprouvé le besoin de raconter ça, de couvrir William, comme si le fait de porter son polo rose m’avait contraint à cette marque de solidarité masculine.

Après le café, comme promis la veille, j’accompagnai les filles chez André et Marie, pour qu’elles passent l’après-midi avec leurs enfants. André devait s’absenter. Je restai seul avec Marie au bord de la piscine. Nous devisions gaiement à propos de nos enfants. Puis elle me dit.

– Tu as marqué un point. William est resté le souffle coupé quant il t’a entendu raconter que les capotes étaient à toi.

– Au fond, je n’ai pas vraiment menti. Elles m’avaient servi à moi aussi.

– Je ne pense pas que l’idée l’ait effleuré. Il doit te prendre pour un fou.

– A ce point ? Il doit plutôt me détester s’il était tellement sûr d’embobiner Hélène pour la calmer. J’ai plutôt raté mon mensonge, on dirait.

– Je ne crois pas, non. Et puis dans l’univers de William, dire quelque chose sans raison et sans en tirer quelque intérêt, c’est inimaginable. Je sens que tu vas finir par l’impressionner.

– Tu dis ça pour me faire plaisir. Au fond, je crois tout simplement que je n’ai pas supporté de voir Hélène contrariée. Au moment même où j’ai dit que c’étaient mes préservatifs, je n’étais pas certain moi-même de comprendre exactement le sens des mots que je prononçais. J’étais comme hypnotisé.

– Si c’est l’œuvre de Sainte Bérangère, je dois reconnaître qu’elle est vraiment très forte.

– Moi je ne trouve pas. C’est complètement idiot. William aurait probablement trouvé une très bonne explication pour détourner les soupçons. Tandis que moi, je vais devoir expliquer à Hélène ce que je faisais avec des préservatifs sur la plage. Et comme je n’ai jamais su mentir, je n’ai pas écarté le danger, je l’ai augmenté.

– Et moi, je suis certaine que tu vas très bien t’en tirer. Embrasse-moi.

– Devant les enfants ? Je préfère qu’ils ne soient pas au courant pour l’instant.

– Tu vois ? Tu mens comme tu respires. Toute la journée, sans y penser. Même à tes enfants. C’est un véritable don pour le mensonge, que tu as.

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Chapitre 12

Vers 19 heures, je rentrai à la villa, me changer pour la soirée. Une armée de serveurs et de cuisiniers s’affairaient. Un buffet avait été dressé. Lorsqu’il me vit arriver, William vint à ma rencontre.

– Jacques ! Je t’attendais. Veux-tu venir choisir un costume pour ce soir ?

Je l’accompagnai à son dressing-room.

– Je voulais te dire… pour l’histoire de ce midi. Je voulais te remercier.

– Il n’y a pas de quoi. Essaye de trouver une meilleure cachette, la prochaine fois.

– Mais pourquoi as-tu fait cela pour moi ?

– J’ai toujours trouvé qu’Hélène exagérait l’importance des histoires de fesse. Elle n’y comprend pas grand-chose. Et puis il fallait bien trouver un moyen de protéger Marie. Hélène aurait fini par tout deviner.

– Marie ? Comment le sais-tu ?

– Un simple… concours de circonstances. Je crois que je vais prendre ce costume blanc avec la chemise orange. Je peux ?

– Oui, bien sûr.

Il ne savait plus quoi dire. Marie avait raison : je l’avais impressionné. Je n’aurais jamais imaginé cela, mais à cet instant j’avais un ascendant psychologique sur William, l’homme si sûr de lui à qui tout sourit. Je le laissai planté là.

– Bon, je vais me changer. A tout à l’heure.

J’étais sous la douche quand Hélène frappa à la porte.

– Entre, j’en ai pour une minute.

Elle entra dans la chambre et resta assise sur le lit. Elle se taisait tandis que je m’essuyais, puis elle leva les yeux sur moi.

– Pourquoi as-tu dit que c’étaient tes préservatifs ? Pourquoi as-tu protégé William ?

– Parce que tu allais faire tout un plat d’une broutille qui ne vaut pas tout ce bazar.

– Tu trouves que ce n’est rien, toi, mon futur mari qui me trompe ?

– Mets-toi un peu à sa place, bon sang. Tu crois que c’est facile de vivre avec une fille comme toi ?

– Tu veux dire que c’est ma faute, peut-être ?

– En partie, oui. Regarde-toi : tu es tellement dure, tellement exigeante, tellement sûre de toi qu’il se sent obligé d’être Superman 24 heures sur 24. Je suis sûr qu’il allait simplement retrouver une fille gentille, tendre, qui ne lui mette pas la pression. Chacun a le droit de se lâcher un peu et de rechercher un peu de compréhension. Il n’y a pas de quoi en faire tout un foin.

– Et moi, tu crois qu’il m’en donne, de la tendresse ? Tu crois qu’il n’est pas exigeant avec moi ? Je ne vais pas pour autant me faire sauter par tous les types qui passent.

– Ce n’est pas bien grave. Si vous parliez un peu tous les deux, le problème serait réglé en moins de deux. Vous avez simplement des vies très actives, et vous vous êtes peu à peu éloignés l’un de l’autre et installés dans des rapports qui ne vous conviennent pas tout à fait. C’est classique. Il y a plein de couples comme ça.

Va voir William, parle un peu avec lui de choses et d’autres, écoute-le, cherche à savoir ce qui lui fait plaisir, montre-toi attentionnée, laisse-toi aller aussi de temps en temps, et tout rentrera dans l’ordre.

– Je ne te savais pas aussi fort en psychologie conjugale. Tu as beaucoup appris depuis que tu es célibataire, on dirait.

– Ne te moque pas, c’est vrai. J’ai compris que je n’avais pas su te garder précisément à cause de ça : je te voyais toujours forte, solide, stable, volontaire et je crois que je n’ai pas su deviner qu’il te fallait aussi de la tendresse, de la détente. Que tu avais, comme tout le monde, besoin de quelqu’un qui te protège de temps à autre. Résultat : tu es partie. Je me trompe ?

– Peut-être pas. Mais ça n’explique pas pourquoi tu as raconté que les préservatifs étaient les tiens.

– Et si c’étaient les miens ?

– Pourquoi les amener sur la plage ? Pourquoi les ranger dans la table de nuit du cabanon ?

– Et si j’avais eu l’intention de monter une machination pour faire accuser William, pour te séparer de lui ?

– Je te connais trop bien : tu es tordu, mais pas à ce point.

– Tu ne me connais plus. J’ai beaucoup changé. Je me suis aigri.

– Je ne crois pas.

– Ou plutôt : je n’ai pas beaucoup changé, mais je suis prêt à tout pour nuire à William.

– Je ne te crois pas non plus.

– Pourtant tu sais bien que je t’aime encore. Il n’y a rien d’étonnant à ce que je veuille te reprendre.

– Ce n’est pas moi que tu aimes, mais l’idée que je pourrais revenir. C’est cette déprime dans laquelle tu te complais. Tu serais bien ennuyé si je revenais.

– Tu te trompes. Si tu revenais, je revivrais. Je saisirais ma chance et je ferais tout ce que je n’ai pas su faire la première fois. Ce serait complètement différent.

– Comment te croire ?

– De toute manière, tu n’as pas envie de revenir. Même si tu me croyais, tu ne reviendrais pas.

– Qu’en sais-Tu ?

– Avec William, tu as trouvé le type d’homme que tu cherchais.

– Ne me parle pas de ce salaud. Demain je le quitte.

– Si tu avais réellement l’intention de le quitter, ce ne serait pas demain, mais à l’instant.

– J’en ai vraiment l’intention. Il m’a trahie, avec ma meilleure amie.

– Comment le sais-tu ?

– Marie est la seule à pouvoir venir sur notre plage sans passer par l’entrée habituelle… Et elle vient tous les jours pour  » se baigner « .

– Tu lui en veux ?

– Non. Elle est vraiment trop paumée depuis qu’elle a perdu André. Et puis quand William veut quelque chose, il finit toujours par l’obtenir.

– Et lui, pourquoi lui en vouloir ? Il t’aime vraiment.

– Non. Il aime l’idée qu’il se fait de moi. Il aime ce que je lui apporte. Il aime l’image de lui que donne notre couple. Mais il ne m’aime pas vraiment.

– Et toi, tu l’aimes ?

– J’avais fini par l’aimer, je crois. Fini par aimer la vie qu’il me fait mener.

– Alors quelle raison as-tu de partir ?

– Il m’a trahie. Le contrat est rompu.

– Tu ne pardonnes jamais ?

– Il ne m’a jamais pardonné, lui non plus.

– Tu l’as trahi ?

– Pas vraiment. Je lui ai juste dit un jour, alors qu’on parlait, que je t’aimais encore. Il l’a très mal pris.

– Pourquoi lui avoir dit ça ?

– Parce que c’était vrai.

– Dans ce cas, pourquoi être partie ? Pourquoi m’avoir quitté ?

– On ne va pas reparler de ça !

– Et pourquoi être partie avec lui ?

– Parce que je l’aimais, lui aussi. Il n’a jamais accepté de ne pas être le seul. Il ne tolère pas de se sentir comparé à toi.

– Pourtant, il n’a rien à craindre de moi, en termes de comparaison.

– Détrompe-toi : il a une peur bleue de toi.

– Ce serait bien la première fois que je fais peur à quelqu’un. En tout cas, il ne le montre pas : il est très amical et familier.

– Pour mieux t’observer : il cherche à te comprendre.

– Dans ce cas, il doit être déçu : Marie m’a dit que je le déroutais.

– Tout à fait. Il n’aurait jamais perdu ses moyen ce matin sur la plage s’il avait été dans son état normal. Je le connais bien : tu le paniques. Je ne l’ai jamais vu comme ça.

– Si tu savais que ça arriverait, pourquoi as-tu insisté pour que je vienne ?

– Je ne savais pas comment cela tournerait. Et puis c’est lui qui y tenait : ce duel, il l’attendait depuis des années.

– Quel duel ? On ne s’est pas battus que je sache.

– Tu en es certain ?

– Ou alors, s’il y a eu un combat, c’est moi qui ai perdu : il y a encore deux jours, je jurais de ne jamais mettre les pieds ici, et j’étais prêt à dormir à la belle étoile plutôt que d’accepter son hospitalité ; et me voilà en train d’enfiler son costume et d’essayer de sauver votre couple avant d’aller boire ses cocktails et montrer ainsi à tous vos amis que j’accepte finalement ma défaite. Et par-dessus le marché, il a tout le loisir de se comparer à moi : il dirige je ne sais combien d’entreprises, et moi je suis un écrivain raté qui perd ses manuscrits et n’a même pas les moyens de se payer un aller-retour en TGV, ni même un maillot de bain. Sans compter qu’il est beau, sympathique, brillant, riche. Il se paye même le luxe de m’aider en me présentant André.

Alors moi, d’abord, je n’appelle pas ça un duel, et ensuite, s’il y a l’un de nous deux qui a douze balles dans la peau, c’est bien moi. De quoi a-t-il peur maintenant ? Il voudrait en plus que je m’allonge moi-même dans mon cercueil en sapin ? Ou alors il a peur des fantômes ?

– Tu lui as tout de même piqué sa maîtresse, en moins de 24 heures. Si ce n’est pas une balle entre les yeux, ça…

– Je ne lui ai rien piqué du tout. Je n’en veux pas de sa maîtresse. Et puis comment es-tu au courant ?

– C’est Thierry qui me l’a dit… Il vous a vus entrer dans le cabanon hier…. C’est aussi comme ça que j’ai compris, pour Marie et William. Tu sais, tu devrais aller voir Thierry. Il ne sait plus où se mettre. Tu devrais aller lui parler.

– Qu’il aille se faire voir. Je n’ai absolument pas envie de discuter avec Thierry ce soir, ni avec Marie d’ailleurs. Je ne suis pas leur maman, ils sont assez grands pour résoudre leurs problèmes sans me fourrer dedans. Je suis là pour faire la fête et pour te voir, et pour voir mes filles. D’ailleurs, tu devrais aller te préparer, non ?

– Oh ! Les invités attendront bien un peu. J’ai besoin de me calmer, d’abord.

– Ne me dis pas que tu es toujours en colère contre William ?

– Ce n’est pas de la colère. Au fond, je m’en fiche complètement. C’est juste que je le méprise. Je n’ai plus rien à faire avec lui, et ça me perturbe de constater ça si brusquement. J’ai besoin de faire le point. Seule.

– Repose-toi un peu ici, si tu veux. Je vais aller lire un moment sur la terrasse.

– Non, reste là… Viens près de moi.

Je m’allongeai à côté d’elle, sur le dos, les mains derrière la tête.

– Je me sens tellement nerveuse.

– Ca va passer, c’est normal.

Elle mit sa tête sur mon torse. Je la pris dans mes bras, lui caressant le visage.

– Tu es le seul à faire vraiment attention à moi.

– Content que tu t’en aperçoives.

– Embrasse-moi

– Non. Il ne vaut mieux pas.

– Tu ne veux plus ?

– Si, justement. Je t’embrasserai quand tu auras toute ta tête, si tu n’as pas changé d’avis d’ici-là.

A cet instant, on frappa à la porte de la chambre. C’était William.

– Jacques ? Tu n’as pas vu Hélène ?

– Si. Elle est ici, avec moi.

– Ah… Je peux entrer ?

Hélène se leva ; elle avait les yeux gonflés. Elle sortit sur le balcon.

– Oui, oui, bien sûr.

– Eh bien, chérie ? Tu ne viens pas te préparer ? Les invités commencent à arriver.

Il nous regardait étrangement, presque timidement.

– Si, si, j’arrive. Laisse-moi 10 minutes et je serai en bas. Fais-les entrer et commence à servir les boissons.

William repartit. Hélène ne bougeait pas. Elle resta quelques minutes sur la terrasse, tandis que j’allais terminer de me préparer dans le cabinet de toilette.

– Tu devrais y aller, lui dis-je au bout d’un moment.

– Je n’en ai pas du tout envie, mais tu as raison. A tout à l’heure. Elle me prit la main, la posa sur sa joue, la baisa.

– Merci d’être là, dit-elle.

– J’avais un duel, je passais par là… Dis… Ne sois pas trop dure avec William. Il me paraît sincèrement désolé.

– Ca lui fera les pieds. Tu as trop de pitié. N’oublie pas que c’est un comédien. Et puis il l’a bien cherché.

– Tu devrais passer l’éponge, à mon avis.

– Et si c’est à toi, plutôt, que j’avais envie de pardonner ?

– Je n’ai rien à me faire pardonner. Il y a prescription.

– Et si c’est toi, plutôt, que j’ai envie d’aimer maintenant ?

– Tu sais bien que ce n’est pas vrai.

– Je n’en suis plus si certaine. Mais tu as raison. Pardonne-moi, je te fais souffrir.

– Ca n’a aucune importance.

– Veux-tu être mon cavalier ce soir ? Je mettrai ma robe en soie.

– Tu l’as encore ?

– Oui. Je l’ai gardée, mais je ne l’ai plus mise depuis des années. Alors, tu veux bien être mon cavalier ?

– Je ne sais pas si je dois accepter, mais je suis heureux que tu me l’aies demandé. Laisse-moi plutôt être ton Lancelot : tu porteras ma médaille.

Je défis la chaîne à laquelle pendait la médaille de Sainte Bérangère, et la lui passai autour du cou.

– Va te faire belle, ma reine. Et en cas de besoin, appelle-moi. J’accourrai !

Elle sourit et se dirigea vers le couloir. Au moment de passer le seuil, elle se retourna.

– Jacques ?

– Oui ?

– Tu y tiens vraiment, à ce divorce ?

– On en reparlera. Tu voulais qu’on en reparle.

– Merci. Tu es un amour.

Resté seul, je m’allongeai sur le lit. Puis, ne parvenant pas à trouver le calme, je décidai de descendre rejoindre les premiers invités.

Autour de la piscine, une vingtaine d’entre eux étaient déjà là. William accueillait les nouveaux venus, en haut de l’escalier où je l’avais vu pour la première fois. Il me fit signe de le rejoindre.

– Tu es très élégant, Jacques !

– Grâce à toi. Tes costumes sont vraiment superbes.

– Hélène ne descend pas ?

– Elle est en train de se changer. Elle ne va pas tarder.

– Elle exagère, bordel de merde !

Il se tourna vers les nouveaux convives qui gravissaient les marches : je reconnus Diane, c’est à dire Flora, qui approchait au bras de JPKS. Plus petit qu’à la télé. Elle me reconnut au même instant.

– Jacques ! Comment allez-vous ? Ca fait très plaisir de vous voir. Jean-Paul, tu sais, c’est Jacques, je t’en ai déjà parlé…

Jean-Paul Korn-Shell me salua, enchanté de faire ma connaissance. William ne s’attendait pas du tout à ce que je connaisse Flora. Il se tenait en retrait, attendant que le couple vienne le saluer lorsqu’il en aurait terminé avec moi. A ce moment, Hélène descendit l’escalier. Elle portait sa petite robe en soie, que nous avions achetée près de dix ans auparavant ; elle était toujours aussi belle. Le groupe se tourna vers elle.

– Jean-Paul, Flora, heureuse de vous voir. Vous connaissez déjà Jacques, mon mari, je vois. Entrez, entrez, ne restez pas sur le seuil.

Elle me prit par le bras, et, ouvrant la marche, nous sortîmes sur la terrasse. Allant d’un groupe d’invités à l’autre, elle salua chacun tout en me présentant comme  » son mari  » à ceux que je ne connaissais pas. Je retrouvais quelques connaissances plus ou moins perdues de vue, surprises de me trouver là, probablement, et encore plus surprises de me voir au bras d’Hélène.

Profitant d’un instant plus calme, je lui demandai :

– Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop ?

– Pas du tout.

– Ce n’est plus de notre âge, les petites vengeances de ce genre. Tu me donnes un rôle assez désagréable, au fond.

– Tu disais tout à l’heure que tu étais prêt à mon retour…

– Tu n’es pas en train de revenir ; tu es en train de régler tes comptes. Ce n’est pas la même chose.

– Pourquoi ne profites-tu pas de la situation ?

– Je ne vois pas en quoi cette situation est profitable : tu te conduis comme une gamine.

– Tu ne vois pas ? Je ne l’aime plus. Je reste à tes côtés parce que c’est là que j’ai envie d’être.

– Tu en es certaine ? Ce n’est pas seulement parce qu’il a couché avec ta meilleure amie ?

– Non. C’est plus sérieux que ça. Je ne le méprise pas seulement pour ça, mais pour ce qu’il est, pour son égoïsme, sa voix, son sourire, ses cheveux blonds, sa montre en or. Je le déteste, je ne peux plus supporter l’idée qu’il me touche.

– Tu est nerveuse. C’est à cause de la réception. Tu as les nerfs à fleur de peau. Demain, ça ira beaucoup mieux.

– Tu ne me prends pas au sérieux.

– Tu n’es pas quelqu’un qui balance tout sur un coup de tête.

– Ce n’est pas un coup de tête. C’est longuement réfléchi.

– Même si c’est le cas, je ne pense pas que tu aies vraiment envie de revenir avec moi.

– C’est toi qui ne veux plus de moi : tu me rejettes alors que je m’offre à toi.

– Quel jeu joues-tu, Hélène ?

– Aucun jeu, je t’assure. Je t’ai toujours aimé, seulement j’ai cru qu’il m’était impossible de vivre avec toi. Aujourd’hui, je réalise que je me suis trompée.

– Je veux bien te croire, si tu le dis. Mais laisse-moi un peu de temps. C’est trop soudain. J’ai besoin de comprendre ce qui nous arrive.

– Il ne nous arrive rien : je rentre à la maison.

– Et les filles ?

– Les filles aussi. On part demain.

– Tu es sûre de toi ? Réfléchis bien avant de décider.

– C’est tout réfléchi.

– En attendant, occupe-toi de tes invités. On en reparlera plus tard.

Je la laissai, me dirigeant vers Thierry. Elle me lança :

– A tout à l’heure, mon amour !

Je la quittais avec soulagement. Son brusque revirement me mettait mal à l’aise, et sa froide détermination, son désir de précipiter les événements, me gênait. Je ne comprenais pas les motifs de cette décision. Je craignais le pire. Décidé à ne plus y penser pour l’instant, j’approchai de Thierry, en grande discussion avec Flora et Valérie.

– Eh bien mesdames. Mon ex-agent ne vous importune pas trop ? Je vous le prends une minute…

Une fois à part :

– Bon, on ne va pas se tirer la gueule pendant dix ans : on passe l’éponge et on oublie tout. D’ac ?

– Merci. C’est cool de ta part.

– De toute manière, il ne reviendra pas, ce manuscrit. Autant passer à autre chose… Alors dis-moi mon vieux, c’est du sérieux avec Valérie ?

– On est bien ensemble, en tout cas. On verra bien ce qui adviendra. Et toi ? Comment s’est passé ton séjour ?

– Très agréable.

– Tu n’as pas l’air convaincu. Tu as des soucis ?

– Non, rien du tout. C’est seulement Hélène qui est un peu nerveuse.

– Elle m’a paru bizarre à moi aussi. Pas dans son assiette. Et puis elle s’est lancée dans une longue explication pour m’expliquer qu’elle en avait assez de plein de choses, je n’ai rien compris du tout. La seule chose que je retienne, c’est que tout à coup elle ne veut plus se marier avec William et elle ne veut plus divorcer.

– Elle t’a dit ça ?

– Elle m’en a parlé tout l’après-midi.

– Tu as une idée de la raison pour laquelle elle a changé d’avis ?

– Aucune. Elle ne t’a rien dit ?

– Non. Enfin, si mais je n’y comprends rien non plus. Ca se passe mal entre elle et William ?

– Je ne sais pas au fond. Ils ne parlent jamais de leurs problèmes de couple avec moi… Sauf aujourd’hui peut être. Sinon, ils ont toujours eu l’air de très bien s’entendre.

– Dis, Thierry, je peux te poser une question ?

– Vas-y.

– Si Hélène te disait qu’elle veut retourner vivre avec moi, que penserais-tu ?

– Je… Tu ne m’en voudras pas ?

– Non, non, vas-y.

– Je croirais que c’est une blague.

– Et si tu étais à ma place et qu’Hélène te disait qu’elle veut revenir, que ferais-tu ?

– Je ne sais pas. C’est trop absurde. Pourquoi tu me poses ces questions ?

– Pour rien. Bon, à plus tard, je vais me servir un verre…

– Attends, Jacques. Pourquoi tu me poses ces questions ? Ne me dis pas que tu espères la faire revenir ?

– Et pourquoi pas ?

– Attends, ce serait ridicule. Tu imagines ? Si tu n’as pas encore compris qu’elle t’a quitté, tu as besoin d’une bonne thérapie, mon vieux.

– Merci du conseil. Je vais y penser. A plus tard…

– Non, attends, que vas-tu faire ? J’espère que tu n’es pas venu ici pour mettre le bazar ? Tu ne ferais pas ça ?

– Ne t’inquiète pas. Je vais seulement me servir un verre. Oublie ce que je t’ai dit, s’il te plaît.

Je pris au passage une coupe de champagne, puis allai m’asseoir un peu à l’écart de la foule, de plus en plus nombreuse. Marie sortit de l’assemblée et se dirigea vers moi. Moulée dans une robe blanche décolletée, elle était superbe. Elle traversa la pelouse de sa démarche souple, sans se hâter.

– Alors, mon chéri. Je vous cherchais. Vous allez bien ? Vous avez l’air tout retourné.

– C’est le cas. Je me sens un peu bizarre.

– Pourtant, vous devriez être heureux.

– Heureux de quoi ?

– Je viens de parler avec Hélène.

– Et alors ?

– Eh bien il semble qu’elle soit décidée à revenir vivre avec vous…

– Ah, elle vous a dit ça ?

– C’est tout l’effet que ça vous fait ? Vous vous rendez compte de ce qui vous arrive ?

– Je n’y crois pas une seconde. Pourquoi ferait-elle ça ?

– Parce qu’elle vous aime quelle question !

– Pourquoi m’aime-t-elle, tout d’un coup ?

– Comment voulez-vous que je le sache ? Elle n’en sait rien elle-même. Seriez-vous capable de m’expliquer pourquoi vous l’aimez ?

– Non

– Alors, vous voyez. Il n’y a rien à expliquer.

– Vous vous moquez de moi.

– Pourquoi ferais-je une telle chose ?

– Je ne vois pas.

– Allons ! Venez fêter ça !

– Non. Restez encore un peu ici, et expliquez-moi ce que vous savez de cette histoire.

– Que voulez-vous savoir ?

– Ce qui s’est passé pour qu’Hélène décide de revenir.

– Elle vous aime, c’est tout.

– Je vous entends bien, mais ça ne suffit pas. Pourquoi m’aime-t-elle aujourd’hui, alors qu’hier encore elle aimait William ?

– Qui vous dit qu’elle avait cessé de vous aimer ?

– Disons que j’ai des indices concordants : elle m’a quitté et il n’y a pas une semaine, elle voulait divorcer pour épouser William. Normalement, ce sont des éléments suffisants pour tirer une conclusion certaine, non ?

– C’est parce qu’elle pensait que vous ne l’aimiez pas.

– Qui lui a fait croire cela ?

– Vous, pardi.

– Comment cela ?

– Lui disiez-vous que vous l’aimiez, pendant toutes ces années ?

– Non, bien sûr.

– Pourquoi ?

– Parce qu’elle ne m’aimait plus. A quoi cela aurait-il servi ?

– A lui permettre de connaître vos sentiments, par exemple.

– Pourquoi ne le disait-elle pas, si elle m’aimait elle aussi ?

– Elle le disait à sa manière.

– En me téléphonant à tout bout de champ pour des questions pratiques sans intérêt ?

– Vous savez bien comment elle est…

– Oui. Plutôt emmerdeuse, le genre adjudant.

– Pourquoi pensez-vous qu’elle est ainsi ?

– Parce que c’est une angoissée, qui éprouve le besoin de tout contrôler.

– Vous ne voyez pas que c’est sa manière à elle d’obtenir votre attention ?

– C’est plutôt maladroit.

– Il faut la prendre comme elle est. Et puis si c’était si maladroit que ça, vous ne seriez pas encore amoureux d’elle, après toutes ces années. Vous vous jetteriez dans mes bras, plutôt. Je vous rappelle que vous êtes censé être mon boyfriend.

– Mais pourquoi change-t-elle d’avis maintenant, tout à coup ?

– Vous lui demanderez. Maintenant, vous allez avoir tout le temps.

– Mais j’ai besoin de comprendre AVANT !

– Pourquoi cela ?

– Je ne sais pas. Ca me paraît normal.

– Avant de naître, vous avez exigé des explications ? Avant de vous lever le matin vous avez besoin de connaître le programme de la journée ?

– Ne détournez pas la conversation. Ce n’est pas du tout la même chose. J’ai besoin de savoir ce que la femme que j’aime fait avec moi, ne serait-ce que pour ne pas avoir à chaque instant l’impression qu’elle risque de repartir.

– Avant qu’elle parte, il y a quatre ans, vous saviez ce qu’elle faisait avec vous ?

– Oui, je pense.

– Et pourtant, elle est partie. Vous l’aviez prévu, à l’époque ?

– C’était une crise. Ce sont des choses qui arrivent.

– Et vous l’acceptez ?

– Il le faut bien. Pas le choix.

– Alors pourquoi ne pas accepter cette nouvelle crise ? La seule différence c’est que c’est une crise dans le bon sens. Une crise qui vous la ramène. Elle revient comme elle était partie.

– C’est difficile à avaler, tout de même. Si André venait vous voir et vous disait  » On efface tout, on oublie tout, je t’aime « , comment réagiriez-vous ?

– Je dirais  » oui  » tout de suite, et ensuite je ferais tout pour le garder. Je saisirais ma chance.

– Vous dites ça parce que cela ne vous est pas arrivé.

– Pas du tout ! J’essaye seulement d’être logique : puisque je souhaite son retour, alors je serais heureuse s’il revenait. C’est implacable comme raisonnement.

Elle ajouta :  » Vous n’avez jamais imaginé le retour d’Hélène ? « 

– Si, bien sûr.

– Comment cela se passait-il, dans votre idée ?

– Je la séduisais de nouveau.

– Et ?

– Et alors elle revenait.

– Quelle différence avec ce qui se passe maintenant ?

– Je n’ai rien fait pour la séduire, cette fois-ci.

– Peut-être que si, à votre insu ?

– J’ai du mal à y croire.

– Vous êtes incroyable, Jacques. Je ne sais plus quoi vous dire. Venez faire la fête, au moins.

– Vous avez raison, allons boire. Dites, c’est elle qui vous a envoyé me dire tout ça ?

– Non. Mais elle espérait bien que je le ferais. C’est à ça que ça sert, les copines.

– Si vous êtes dans le vrai, je vous devrai une fière chandelle. Faites-moi penser à vous remercier !

– Pour commencer, apprenez à me tutoyer. Et puis promets-moi de me réserver ton prochain roman.

– Promis. J’en ai un tout prêt pour toi.

– Alors, à nos succès.

– A nos amours.

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Chapitre 13

Je relis ce récit. Dans quelques mois, il sera en librairie, où il rejoindra mes romans. Marie tient absolument à le publier. André l’a beaucoup aimé.

Je suis beaucoup plus réservé, quant à moi. J’avais commencé d’écrire ce texte pour essayer de comprendre comment tout a basculé ; comment il se fait qu’Hélène soit revenue. J’ai fait l’effort de me rappeler des conversations vieilles de six mois, de rassembler tous les événements, pertinents ou non, qui pourraient avoir un rapport avec le retour d’Hélène.

J’avais commencé à écrire ce texte parce que, lorsque je lui demandais de m’expliquer les raisons de son retour, elle me répondait :  » Devine !  » Alors j’ai essayé de deviner. Je n’y suis pas parvenu.

Au début, je ne parvenais pas à dormir, non plus. A chaque instant, il me semblait qu’elle allait repartir.

Je relis ce récit. Il est totalement conforme à mes souvenirs, et pourtant se contredit par endroits : est-ce William qui voulait épouser Hélène ou bien l’inverse ? Je n’en sais rien. Et au fond, je m’en fous.

Je n’ai rien compris à William, non plus. Comment un type comme lui a-t-il pu craquer ainsi ? Qu’a-t-il bien pu faire pour qu’Hélène décide de le quitter ? Pourquoi avait-il l’impression de se mesurer à moi ? Pourquoi a-t-il cru qu’il allait  » perdre  » ce duel idiot ?

Je relis ce récit, et je vois à quel point l’essentiel m’a échappé. Je vois à quel point tout s’est décidé à mon insu. Je ne suis pas plus avancé, je n’ai pas la réponse à ma question de départ. Je relis ce récit et je trouve chaque ligne fidèle au souvenir que j’ai des événements, et je sais que cela n’est pas possible.

Je relis ce récit, qui ne m’a pas aidé à comprendre ce qui s’est réellement passé pour qu’Hélène revienne, et dans le même temps cela n’a plus vraiment d’importance. Nous réapprenons à vivre ensemble. Cela fait six mois qu’elle est revenue, maintenant, et nous ne sommes toujours pas accoutumés à la présence de l’autre. Elle m’a dit qu’elle ne voulait plus parler du passé, se soucier uniquement du présent, profiter de chaque instant. Alors nous ne parlons plus du passé. C’est merveilleux. C’est incompréhensible. C’est une passion nouvelle, chaque jour. Forte, vraiment très forte.

A ma grande surprise, les filles n’ont posé aucune question. Elles se sont adaptées instantanément à la nouvelle situation. Pour elles, c’est comme si rien n’avait changé. La seule différence, c’est que nous avons récupéré Paf, le chien.

Nos anciens amis sont revenus. Comme si rien ne s’était passé. Pascaline surtout, qui triomphe sur l’air de  » Je vous l’avais bien dit, les voies du couples sont impénétrables.  » En somme, je suis le seul à avoir été surpris de ce retour. Le seul avec Thierry, qui me soupçonne d’avoir machiné une opération diabolique.

J’ai d’ailleurs découvert une chose incroyable à propos de Thierry. Je devrais lui en vouloir, car c’est à cause de lui que j’ai tant tardé à publier mes romans. Mais son cas est tellement fascinant que j’ai envie d’en tirer un roman : pendant toutes ces années, il n’a pas envoyé un seul de mes manuscrits ! Il envoyait, à la place, sous mon nom, des textes qu’il avait lui-même écrits, sous des titres identiques.

Des histoires échevelées, maladroites, touchantes. Mal ficelées… Pendant toutes ces années, il n’a jamais osé se présenter comme l’auteur de ces textes. Il ne s’en sentait pas capable. Il a utilisé mon nom. Je peux tout à fait imaginer comment il a pu commencer, en tentant sa chance une ou deux fois. Puis, piqué par les réponses négatives des éditeurs, comment il a pu insister, continuer, ne plus pouvoir s’arrêter d’envoyer ses textes à la place des miens.

Mais c’est une autre histoire.

D’après Hélène, il faut être tordu, vraiment tordu pour prétendre que je peux comprendre comment Thierry a pu me mentir pendant quatre ans, et dans le même temps m’interroger sans fin sur les motifs de son retour.

Elle a probablement raison.

En attendant, elle porte toujours sa médaille de Sainte Bérangère.

FIN

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