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Comment cela fut écrit

Si vous lisez ce texte, c’est que vous avez lu (ou que vous vous apprêtez à lire)  » Comme elle était partie « . Le contenu de ce roman, son déroulement, sa longueur, et aussi ses qualités et ses défauts, proviennent largement de la manière dont je m’y suis pris et des objectifs que je m’étais fixés au départ. Quelques explications, donc.

L’objectif

L’objectif poursuivi en écrivant ce texte était simple : il s’agissait de le terminer, tout simplement. Mon souhait était de terminer mon premier récit. Pas d’ébranler la République des lettres, mais de voir le bout de mon premier récit.

J’écris mon premier roman

Pour atteindre l’objectif fixé, j’ai imaginé une méthode simple mais contraignante : déterminer à l’avance le contenu et la durée de chaque chapitre. Pour cela, j’ai d’abord acheté un livre : J’écris mon premier roman, de Louis Timbal-Duclaux (Ed. Ecrire aujourd’hui). Il s’agit d’un « guide technique à l’usage des auteurs et des ateliers d’écriture. Romans, récits, nouvelles, histoires, contes… »

Quelques extraits choisis de « J’écris mon premier roman » :
Oh, et puis non. Il faut le lire en entier. Je peux vous le prêter si vous voulez, mais il faudra me le rendre.

La méthode universelle de Louis Timbal-Duclaux

Ce que je cherchais dans l’oeuvre de Louis Timbal-Duclaux (LTD), c’était une idée de plan. Il me l’a fourni sous une forme inespérée : une « méthode universelle », tirée des travaux de Propp sur la structure des contes russes. L’admirable LTD démontre sans réplique possible que sa structure universelle convient aux 7 samouraïs, à Jeunesse de Conrad, à l’histoire de Moïse (La Bible), au Cid de Corneille, à l’Ile au trésor, tout comme aux films Délivrance de John Boorman ou Limelight de Chaplin.

Cette « méthode de Propp » était exactement ce qu’il me fallait. Voici donc comment tout récit digne de ce nom (le Cid, Moïse, etc…) se déroule sous nos cieux. L’extrait qui suit est de la plume même de LTD :

Première partie : le combat

Scène 1 : Dans un ordre social supposé calme, intervient une situation de méfait ou de manque. Méfaits classiques : un crime est commis, une banque est dévalisée, un entrepôt est incendié, etc. Situation de manque : un homme rencontre une femme ravissante et tombe amoureux d’elle. Désormais il n’a de cesse de la conquérir.

Scène 2 : Le mandateur envoie le héros à l’aventure. Comme l’a remarqué un critique américain, tout bon roman doit commencer par un changement de lieu : ou bien un étranger arrive dans la ville, ou bien un homme quitte la ville pour une nouvelle destination. Dans les deux cas, l’action est lancée, l’intrigue est nouée.

Scène 3 : Sur la route, le héros rencontre une personne en difficulté et lui porte aide. Pour le remercier, elle lui remet « l’objet magique ».

Scène 4 : Par surprise, le héros rencontre le méchant. S’ensuit un bref combat sans vainqueur ni vaincu. Le méchant disparaît aussitôt. Le héros, qui a su résister au méchant est ainsi « qualifié » pour la suite.

Deuxième partie : les épreuves

Scène 1 : Changement complet de lieu et de temps. Nouveau paysage, nouvelle ambiance. On semble avoir tout oublié de la première partie. Et pourtant…

Scène 2 : Première épreuve : le héros, sur son chemin, est confronté à une force de la nature (orage, neige, désert…). Il parvient à surmonter cet obstacle.

Scène 3 : Deuxième épreuve : continuant son chemin, le héros est confronté aux auxiliaires du méchant. Par ruse et courage, il parvient à leur échapper.

Scène 4 : Troisième et dernière épreuve : le héros découvre l’antre du méchant. Par force et ruse, il y pénètre et est mis en grand danger. On le croit perdu ! Mais grâce à l’auxiliaire (qui réapparaît à point nommé), et à l’objet magique, il va pouvoir mener un terrible combat singulier contre le méchant, et finalement le terrasser !

Scène 5 : Le héros reçoit du « roi » la main de sa fille, ou bien une récompense, et repart vers de nouvelles aventures.

Second ingrédient : la méthode Simenon
Avec cette trame (haletante), j’avais trouvé ce qu’il me fallait. Et même plus, comme on va le voir. Je décidai donc d’adapter cette trame à mon projet.

Toujours dans l’ouvrage de LTD (mais dans un autre chapitre, car c’est un ouvrage foisonnant), on parle de la « méthode Simenon ». Ecoutons (p.10):

Le « produit » qu’il vise est un roman grand public, de 180 pages, au format de poche. Ce roman doit pouvoir être lu, par un bon lecteur, en une soirée, ou encore dans le train entre Paris et Nancy. Il est divisé en 11 chapitres de 17 pages imprimées, ce qui correspond à 10 pages machine.

Chaque jour, son objectif est donc de « pondre » 10 pages. Il travaille directement sur le clavier, mais sans s’occuper de la propreté de la présentation (il barre au lieu d’effacer). Le 12e jour, il relit le tout, corrige, et donne à refrapper au propre.

Merci Louis ! J’ai tout ce qu’il me faut : une histoire et un calendrier.

Mise en oeuvre : l’histoire

Il reste à choisir un héros : ce sera moi. Je n’ai personne d’autre sous la main que je connaisse à peu près bien.

Une quête. J’hésite un moment et l’évidence apparaît : je ne suis pas un héros de la pampa ou de la jungle. Je cherche donc un défi à ma mesure : reconquérir la femme que j’aime.

Pour cela, il faudrait qu’elle m’ait quitté. Qu’à cela ne tienne : je me transporte de cinq ans dans le futur, et j’imagine qu’elle m’a quitté. Hop ! Le tour est joué ! J’ai une quête à quêter, il ne me reste plus qu’à dérouler l’histoire.

A ce stade, il me faut une fois de plus citer LTD, dont le texte nourrit chacune de mes pensées, désormais :

Le roman ne s’oppose pas à la réalité comme le faux s’oppose au vrai, ou le mensonge à la réalité. C’est plus subtil. L’imaginaire n’est pas le mensonge : c’est un troisième lien qui n’est ni mensonge, ni réalité, l’espace du désir qui est lui aussi constitutif de la nature humaine. Le désir existe : nous le rencontrons tous les jours ! Il n’a pas la réalité de la vie vraie, mais de la vraie vie. Celle à laquelle nous aspirons : l’espace de nos potentialités non encore réalisées ; elles ne sont pas de l’ordre de la réalité accomplie mais de celle de ses possibles virtuels. (p.24)

Etonnant, non ?

Reprenons : j’ai un héros, une quête, et le tout se déroule dans un monde imaginaire, où je vais pouvoir déployer toutes les potentialités littéraires de la vraie vie. Il ne me reste plus qu’à imaginer les épreuves de mon héros. Décrivons maintenant cette histoire, issue de ma fertile imagination fécondée par la méthode universelle de Propp croisée avec la méthode Simenon.

Le synopsis

A l’usage, la trame de LTD n’est pas un outil facile à manier pour le débutant. Et il m’a fallu une semaine d’efforts intenses pour imaginer le synopsis suivant, qui allait faire de mon récit l’égal des plus grands.

Rappel : il y a 12 chapitres, qui doivent représenter chacun environ 10 minutes de lecture.

Chapitre 1 – Notre héros, Jacques, est un écrivain raté. Il a une conversation avec son meilleur copain, Thierry, qui lui sert aussi d’agent littéraire, et qui par ailleurs est un bon ami (amoureux, même) de sa femme Hélène. Bref, nous avons un chapitre qui présente les personnages, et plante le décor : un écrivain, ses manuscrits toujours refusés par les éditeurs. Il est peut être pas mal aussi de préciser qu’Hélène a quitté Jacques voici près de cinq ans, sans quoi la suite n’a aucun sens.

Chapitre 2 – Pour gagner sa vie, notre héros travaille pour une revue pornographique. Il écrit des récits érotiques. Au début de ce chapitre, on le voit dans un nouveau décor : la rédaction de la revue. Là, il reçoit un coup de fil de sa femme, qui lui dit qu’elle souhaite divorcer afin de se remarier avec William (elle vit avec lui depuis des années). Elle veut inviter Jacques à passer le week-end dans leur villa, sur la côte, où ils donnent une soirée. Jacques refuse de voir William. Il est abattu par la demande de divorce d’Hélène.

Chapitre 3 – Jacques décide alors de descendre sur la côte pour convaincre Hélène de revenir avec lui. Sa voisine, Pascaline, est une catholique fervente. Elle l’encourage dans son projet, et lui offre, pour lui porter chance, une médaille pieuse à porter autour du cou. (l' »objet magique ». J’ai eu beaucoup de mal à le caser, celui-là).

Chapitre 4 – Comme il est fauché, Jacques se fait conduire jusqu’à Avignon par une de ses connaissances, une amie actrice qui se rend au festival d’Avignon. Depuis la voiture, Jacques appelle Thierry pour le prévenir de son voyage. Il confie son manuscrit à l’actrice, car elle a un ami éditeur et elle compte lui faire lire…

Chapitre 5 – Déposé par sa conductrice, il arrive à la gare d’Avignon. Là, il est agressé par une bande de types qui le dépouillent et le rouent de coups, puis le laissent inconscient au bord d’une route (idée que j’ai derrière la tête : en fait, c’est Thierry, qui est le « méchant », qui les a envoyés afin qu’ils lui piquent son manuscrit. Mais ne dévoilons pas tout dès maintenant)

Chapitre 6 – Il se rétablit, en haillons, retourne à la gare, et prend le TGV clandestinement, car il n’a plus d’argent pour prendre un billet. Là, il se fait piquer par le contrôleur, mais s’échappe avec d’autres types qui resquillent comme lui, à la faveur d’un arrêt du train en pleine campagne. Il finit par arriver, au bout de la nuit et sous une pluie battante (épreuve 2, les éléments déchaînés), au portail de la villa de l’amant de sa femme (William, donc). Une vraie villa de méchant d’un épisode de James Bond, avec surveillance vidéo et vigiles.

Chapitre 7 – Il sonne, William l’accueille, mais c’est un traquenard : les flics arrivent et le jettent en prison. Il n’a pas de papiers sur lui, pas d’argent, William prétend qu’il l’a surpris en train de rôder dans la maison. Dans la prison, Jacques se retrouve avec un jeune délinquant du coin, qui remarque sa médaille (l’objet magique) : il possède la même, que sa mère lui a donné avant de mourir. Désormais, entre Jacques et le jeune délinquant, c’est à la vie à la mort (il va bientôt en avoir besoin, d’ailleurs).

Chapitre 8 – Après quelques heures de cabane, Jacques sort de prison. Il se rend à nouveau à la villa, mais rien à faire pour entrer ou attirer l’attention d’Hélène (il n’a plus son téléphone portable, pas de monnaie. Rien de rien. Il est dans la merde). Alors il se rend à une adresse que lui a donné son copain de prison. Là, surprise ! Il tombe sur les types qui l’ont tabassé à Avignon. Ils lui expliquent que c’est Thierry qui les avait payés pour faire ça, et qu’il voulait avant tout récupérer le manuscrit. Jacques comprend que c’est un traitre. Il le déteste.

Chapitre 9 – Il refait du stop, jusqu’à Avignon où il retrouve sa copine actrice. Le petit ami éditeur a lu quelques pages du dernier manuscrit de Jacques et l’adore. Jacques va enfin être publié.

Chapitre 10 – Avec l’aide de ses nouveaux amis délinquants, Jacques s’introduit en douce dans la villa. Sur l’ordinateur, il découvre le pot aux roses de toute cette histoire et tombe sur des e-mails prouvant que, depuis 5 ans, William a payé Thierry pour qu’aucun de ses manuscrits ne tombe entre les mains d’un éditeur. Malheureusement, il doit s’éclipser avant d’avoir pu rassembler les preuves du terrible forfait. William se rend compte de l’intrusion et efface les messages qui le dénoncent.

Chapitre 11 – C’est la fête dans la villa de William. Coup de théâtre : Jacques parvient à se dissimuler dans la foule, puis, au moment opportun, il confond William et son complice Thierry (Comment ? Je ne sais pas encore). Hélène est scandalisée et lui tombe dans les bras.

Chapitre 12 – Epilogue.

On voit que tout cela est fidèle à la trame de LTD, sans pour autant être pompé sur Le Cid ou les Sept Samouraïs : universalité, mais originalité.

Je sais bien que le synopsis ci-dessus ne tient pas debout, mais c’est tout ce que j’ai réussi à pondre à partir de LTD, en me prenant comme héros. Cela signifie probablement que je ne suis pas un héros.

Voyant bien que ça n’était pas fameux, je décidai de me mettre à écrire, en me disant que c’était probablement le meilleur moyen de finir par inventer une histoire qui ne soit pas trop tirée par les cheveux : il était temps de s’y mettre.

Mise en oeuvre : le calendrier

Pour me démarquer de Simenon, je décide que mon roman contiendra 12 chapitres. J’écrirai un chapitre par jour. Chaque chapitre devra faire 15 pages manuscrites, et je me fixe pour objectif de rédiger chacun d’entre eux en trois heures.

Voici le détail des séances d’écriture. On verra que j’ai souvent mis 4 heures plutôt que 3 pour écrire mes chapitres. On verra aussi que j’ai écrit un treizième chapitre. Pourquoi ? Tout simplement parce que l’histoire n’était pas terminée à la fin du douzième chapitre. Les lecteurs attentifs observeront qu’elle n’est pas tellement plus terminée à la fin du treizième chapitre, et ils auront raison. Mais l’auteur est souverain, n’est-ce pas ?

Tableau récapitulatif des séances d’écriture

Chapitre Date Heures
1 1/8/2001
1/8/2001
3/8/2001 14H30 – 15H10
16H05 – 16H50
16H15 – 17H45
2 20/8/2001
20/8/2001 16H25 – 19H00
22H30 – 23H30
3 21/8/2001
21/8/2001 14H30 – 16H00
17H15 – 18H45
4 22/8/2001
22/8/2001 16H30 – 18H30
22H35 – 23H35
5 23/8/2001
23/8/2001
23/8/2001 15H10 – 15H40
16H10 – 17H40
22H00 – 23H00
6 24/8/2001
26/8/2001 17H15 – 19H15
22H00 – 0H00
7 27/8/2001 14H45 – 18H15
8 28/8/2001
28/8/2001 11H00 – 12H30
14H30 – 16H00
9 29/8/2001 15H45 – 19H
10 30/8/2001
30/8/2001
19H00 – 21H00
21H45 – 23H00
11 31/8/2001
1/9/2001 14H45 – 17H45
22H40 – 23H40
12 2/9/2001 14H35 – 17H15
13 3/9/2001 13H – 14H

Je crois qu’on ne peut guère être plus précis sans lasser le lecteur. La moitié environ des séances se sont tenues à des terrasses de cafés à Paris, Saint-Mandé ou Vincennes, l’autre moitié chez moi.

Le résultat : un échec total

Heureusement, l’opération a été un échec total : j’ai fini par écrire quelque chose de totalement différent. On y trouve moins de péripéties (on pourra le regretter, on aura probablement tort). On y trouve également certains éléments du synopsis initial (et pas les plus faciles à caser, ce dont je suis assez fier), mais l’œuvre finale (pourquoi avoir peur des mots ?) ne doit pas grand chose à la trame LTD.
La raison de cet échec ? Elle tient au héros. Dès le second chapitre, il ne se comporte plus du tout de la manière prescrite. Il est bien trop indécis, bien trop mou pour suivre le rythme endiablé de l’histoire originale.
J’ai donc dû m’adapter à lui, être à l’écoute de ses faibles potentialités, et l’accompagner coûte que coûte jusqu’au bout des douze chapitres obligatoires. Je dois admettre que pendant longtemps, je n’ai pas cru en lui. Je ne voyais pas comment il pourrait s’en sortir. Puis, petit à petit, il a pris le dessus sur moi et sur son destin, et il m’a agréablement surpris. Je suis heureux aujourd’hui d’avoir fait sa connaissance et d’avoir vécu à son rythme pendant quelques jours.

Méditation finale

On pourrait méditer longuement sur ce texte : il ne respecte pas les contraintes qui devaient lui donner sa forme, et pourtant il n’existe que parce que celles-ci ont été formulées. Le statut ontologique de ce roman est si incertain que j’en ai le vertige, parfois.
J’ai presque tout dit. Il serait inutile d’être plus long. Le résultat se trouve à un clic de distance. Magie de l’hypertexte !

C’est ici ! Voici le lien promis (certifié conforme à la RGPD). Bonne lecture !